III/ Les marges du circuit commercial traditionnel
Cette partie se concentre sur les chemins de traverse qui
existaient pour un musicien ou un groupe qui souhaitait se faire
connaître en parallèle d'une industrie globalisante. Elle suppose
de mettre en avant la façon dont les industries du disque ont
été parfois obligé de transformer leur approche à
la suite d'une période où la demande sociale s'est fait fortement
sentir, surtout depuis l'invasion de la musique américaine.
A/ Un cheminement musical au départ incertain
Même si le disque constituait, comme j'ai pu le montrer
au cours du chapitre précédent, le vecteur par
l'intermédiaire duquel se sont formés une grande partie des
formations anglaises nées au cours des années soixante, le
cheminement qui a fait de Tommy Steele la première véritable rock
star nationale en réponse au « choc » commercial des vedettes
américaines (Bill Haley puis Elvis Presley) fut assez progressif. En
effet, bien avant le succès mondial des Beatles, l'industrie du disque
est en panne de nouvelles trouvailles musicales et sonores qui lui seraient
profitables. De plus, pour beaucoup de jeunes anglais, les artistes
américains restent inaccessibles et à aucun moment ils
n'imaginent sérieusement devenir un jour des stars. Il faut attendre
pour cela l'arrivée d'un jeune musicien de jazz, Lonnie Donegan, qui
réussit en 1956-1957 la prouesse d'enlever leurs complexes aux musiciens
en herbe en lançant le skiffle291. Son grand
succès, « Rock Island Line » en 1956, est une reprise
transformée d'un standard du folklore noir-américain.
L'intérêt du skiffle de Donegan est qu'il popularise une
nouvelle façon d'aborder le jeu instrumental, réhabilitant les
instruments hétéroclites des pionniers de la musique (guitares
artisanales, harmonicas, toutes sortes de percussions, etc.), devenant une
forme d'expression politique des manifestants contre le nucléaire au
moment du lancement de la CND (Campagne pour le Désarmement
Nucléaire), et invitant les milliers d'adolescents
désargentés à jouer de la musique avec les moyens du bord
et dans n'importe quel lieu292. Cette mode, pourtant
éphémère (1956 à 1958) bénéficia non
seulement d'un véritable lancement médiatique mais surtout, fait
capital, elle allait à l'encontre de toutes les évolutions
techniques apparues dans le domaine musical depuis l'après-guerre.
À Liverpool, les Quarrymen sont ainsi en 1957 une obscure formation de
skiffle dont les membres n'ont pas encore trouvé le nom de
Beatles... Il aura justement fallu les rencontres successives entre Allan
Williams, artisan-plombier de Liverpool reconverti
291 Le style skiffle vient des années de
dépression (années trente) aux États-Unis, à une
époque où beaucoup de musiciens étaient contraints de
jouer sur des instruments de fortune.
292 LEMONNIER, Bertrand, op. cit., p.
76.
dans le management de musiciens locaux, la gestion de bars et
de clubs, celle de Brian Epstein puis de George Martin pour que la
notoriété des Beatles grandisse, alors même que les
puissantes majors du disque n'auraient à aucun moment pariées sur
ces quatre garçons (v. le refus de Decca), venus qui plus est d'une
ville représentative, avec Glasgow, du déclin anglais : terrains
vagues, friches industrielles et surtout délinquance
juvénile293. Ce qui a permis aux Beatles de passer en trois
ans (1960-1963) de la renommée locale à la renommée
nationale ne tient donc pas uniquement d'une opération concertée
du show-business et des médias, pourtant bien réelle grâce
à Martin et Epstein294, mais également en raison de
tout un mouvement underground qui fait du très cosmopolite port
de la Mersey un lieu de vitalité culturelle295.
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