B/ De nouveaux matériels d'écoute
Alors qu'aux États-Unis, où les foyers sont
déjà massivement équipés dès les
années 1945 à 1950, les disques sont écoutés dans
le salon familial et, de plus en plus, dans la
chambre des enfants. En Europe, où la
reconstruction n'est pas encore achevée, il n'en
va pas toujours de même car le disque est
devenu le support indispensable de nouvelles
formes de sociabilités (salles de concerts, lieux
de danses, lieux de répétitions, réseaux
de fans,
etc.) où, sur fond de sonorités et de danses
nouvelles (rock and roll, twist, madison, etc.), la jeunesse
apprend et réinvente en même temps les règles de la
séduction et de la rencontre : « À cet égard, il
n'est sans doute pas exagéré de dire que le 45 tours est, au
même titre que la pilule contraceptive, un des objets centraux de la
libération sexuelle des années 1960. »261 En
parallèle, les lourds gramophones familiaux furent remplacés par
des électrophones bons marchés portables dont l'exemple typique
est le Dansette lancé par la firme Decca262.
Grâce à leurs maniabilités accrues, les mordus de rock ont
pu écouter en boucle leurs idoles dans leurs chambres, ralentir la
vitesse des platines et reproduire ainsi les disques qu'ils adorés :
« Les amateurs de rock firent des supports enregistrés des
auxiliaires irremplaçables de la culture populaire : moniteurs
les guidant et les corrigeant lors de leurs premiers pas avec un
instrument, bibles sonores pour s'initier au vocabulaire d'un genre
musical, accompagnateurs
260 FRITH, Simon, GOODWIN, Andrew, et al., On
record : rock, pop and the written word, Londres, Routledge, 1990, p.
29.
261 TOURNÈS, Ludovic, Musique! Du phonographe au
MP3 (1877-2011), Paris, Éditions Autrement, coll. «
Mémoires/Culture », 2011 [1ère éd. : 2008], p. 91.
262 Quelques années plus tard, le même
phénomène se reproduisit en France avec les électrophones
Philips et les célèbres Teppaz.
fiables et précis, disponibles à tous
moments de la journée. Une (partie significative de cette)
génération s'initia donc à la musique avec des
instructeurs non-humains et sans fréquenter une école
spécialisée. » 263 La technologie constitue ainsi un
point d'ancrage par l'intermédiaire duquel l'intimité entre la
culture populaire, sans distinction sociale, et le monde phonographique
s'accentue en peu plus. À la fois plates-formes de sociabilité
autour desquelles les amoureux de musique se retrouvent, le disque, les
nouveaux appareils d'écoute et les instruments électriques furent
dès lors la grappe d'innovation majeure qui permit aux jeunes
adolescents anglais de se retrouver en groupe, pour ensuite créer leur
propre ensemble, et ce sans forcément passer par une institution
professionnelle264. Ces formations essentielles en Grande-Bretagne
constituèrent le creuset de bien des mutations musicales qui allaient
intervenir durant les années soixante, mais qui à ce titre ne
doivent pas tout aux innovations techniques puisque l'Arts Council of Great
Britain, qui décentralisa l'activité culturelle au sein des
villes ouvrières moyennes (Liverpool, Birmingham, Leeds, etc.) en
organisant des actions culturelles spécifiques (concerts,
théâtres, etc.) et en encourageant une pratique amateur des arts,
trouvera son accomplissement au début des années soixante,
à travers le succès de jeunes amateurs que sont les
Beatles265.
Bien entendu, il est évident de constater que ces
usages divers des tourne-disques n'avaient pas été
planifiés par les firmes qui commercialisaient ces machines. Ces
innovations n'ont pas de paternité individuelle, elles sont le produit
de « l'intelligence collective »266 et, fait capital, ont
été performé par des amateurs et non par des innovateurs
professionnels. Il n'y aucun de doute sur le fait que les électrophones
et les disques furent les vecteurs d'une profonde démocratisation
culturelle en même temps qu'ils participent pour beaucoup à
l'émergence du rock anglais puisque de simples objets de «
consommation culturelle », ils furent transformés par les amateurs
en de performants pédagogues, en objets d'acculturation et
d'émancipation. C'est pourquoi le sociologue François Ribac
précise que « si les surréalistes s'assemblaient autour
des livres de Lautréamont, les fans de rock britanniques le faisaient
autour des vinyles américains. Pour résumer cette dynamique, les
sociologues
263 RIBAC, François, « La circulation et l'usage
des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France
», Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires
», DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de
Seine-Saint-Denis, 2007, p. 15. L'auteur insiste également sur le
rôle qu'ont ces innovations techniques auprès des futures stars du
rock anglais comme Paul McCartney, Keith Richards ou encore Brian Jones, qui
ont pu repasser leurs morceaux préférés au point de se les
réapproprier.
264 Pour une approche sociologique du disque, Cf.
BENNETT, H. Stith, On becoming a rock musician (1980).
265 LEMONNIER, Bertrand, Culture et société
en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll. «
Histoire Sup », 1997, p. 26.
266 Cf. LÉVY, Pierre, L'intelligence
collective : pour une anthropologie du cyberspace (1994).
diraient que les disques de rythm'n'blues furent des liens
sociaux et... ils auraient raison ! »267
La musique populaire ne se distingue donc pas seulement de la
musique savante en terme de hiérarchie artistique, que l'on oppose
biaisée à l`académique, mais plutôt par les
conditions d'apprentissage et le type d'outils utilisés. Cette
affirmation de toute une génération de jeunes consommateurs a
permis au disque de devenir une marchandise de masse, statut qu'il a pu
acquérir en surdéterminant son usage de valeur symbolique. La
valeur d'usage du disque s'est transformée en valeur
d'usage sociale, sous l'influence bien effective de la publicité et
des médias de masse, comme nous allons le voir lors d'un prochain
chapitre. Les codes attachés autour du disque se sont transformés
: cet aspect est nécessaire pour comprendre en quoi il est devenu un
symbole-clé auprès de la jeunesse anglaise de l'époque, en
supposant dès lors « que l'accession du disque au statut de
produit de masse soit due davantage aux stratégies symboliques investies
en lui qu'aux qualités inhérentes à la musique ou au
« besoin universel » de musique »268.
Conclusion du chapitre :
Sous le leadership de John Lockwood, EMI redevient la
gigantesque multinationale qu'elle était avant la crise de 1929. Avec un
commerce s'étendant sur plus de trente pays et ses Central Research
Laboratories à la pointe de l'innovation et de la recherche, elle
est surtout représentative d'un marché du disque toujours plus
florissant : son chiffre d'affaires en 1962 atteint 82,5 millions de livres,
avec en outre un bénéfice de plus de 4,4 millions et ce, sans
pour autant que son commerce d'appareils électriques
(télévisions, radios, etc.) ne soit abandonné, signe que
le bénéfice dégagé était suffisamment
important pour être affecté à des investissements dans de
nouvelles activités. Assurément, le pari de Lockwood de prendre
partie pour la musique populaire importée d'Amérique avant que ne
soit découvert les futurs Beatles y est pour beaucoup, surtout dans un
contexte où de nouvelles pratiques sociales s'organisèrent autour
du disque. Le rock and roll américain et ses succédanés
britanniques ont de toute évidence canalisé durant la
période de transition 1945-1959 une partie de l'énergie des
adolescents désorientés par les changements économiques et
sociaux de l'après guerre.
267 RIBAC, François, op. cit.,
p. 16.
268 BUXTON, David, Le rock : star-système et
société de consommation, Grenoble, La pensée sauvage,
1985, p. 25.
C'est le secteur des nouveaux médias qui va le plus
permettre de saisir des opportunités de développement afin
d'accroître la visibilité des groupes « pop » qui
fleurissent au cours des années soixante (surnommées les
swinging sixties), et qui seront au coeur de l'émergence du
star-système.
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