III/ Le disque, support représentatif d'une
identité culturelle ?
Dans notre approche globale du sujet, il a été
mis en évidence que l'innovation ne partait pas nécessairement de
l'élite entrepreneuriale mais qu'elle subissait également le
poids de l'influence socioculturelle, plus ou moins concernée selon les
zones géographiques. En partant de la considération qu'avec
l'emprise internationale des industries musicales, les disques circulent de
plus en plus et influencent ceux qui les achètent, qu'ils soient
auditeurs ou musiciens, comme circulaient auparavant les partitions fournissant
des modèles aux compositeurs, alors un « patrimoine cumulatif
d'interprétations » se constitue comme s'était
rassemblé celui de la musique écrite255. Parmi ces
catégories d'interprètes, les jeunes, et plus
précisément la jeunesse du baby boom, constituent
réellement dès les années cinquante, mais surtout de 1963
à 1966 où ils profitent le plus des bienfaits de l'affluent
society, une force sociale et économique qui n'est pas
étrangère à la croissance des industries du disque.
A/ Une autre catégorie motrice de l'innovation
musicale : la jeunesse, force de consommation
Non contente de constituer une part croissante de la
population, de n'avoir connu ni les années de crise ni la guerre, ayant
grandi en même temps que le Welfare State, elle possède
en outre ce que n'avait pas la génération de ses parents, de
l'argent de poche256, sous l'effet conjugué de la croissance
économique et démographique en hausse depuis la Seconde guerre
mondiale (reconnaissance du temps libre en général, l'otium
: loisirs, vacances, temps
253 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p.
131.
254 Idem, p. 130.
255 DELALANDE, François, op.
cit., p. 548.
256 En 1959, les adolescents disposaient d'un budget global de
830 millions de livres. MOUGEL, François- Charles, Histoire
culturelle du Royaume-Uni 1919-1959, Paris, SEDES, coll. « Regards
sur l'histoire », 1989, p. ?
consacré à la consommation, etc.). Entre 1945 et
1975, la population de l'Europe passe de 380 à 460 millions d'habitants,
en grande partie grâce à l'accroissement naturel, tandis qu'en
Grande-Bretagne, on passe de 49 à 56 millions sur cette même
période257. Mark Abrams258, qui étudia la
figure du jeune ouvrier anglais, montra en parallèle en 1959 comment les
gains réels des adolescents en Angleterre s'accrurent de 50% sur la
période 1938-1958, alors que les gains réels des adultes ne
s'accroissaient que de 25%. Ces chiffres traduisent certes une tertiarisation
de l'économie mais, plus spécifiquement, une augmentation du taux
d'équipement en appareils de toutes sortes : télévisions,
radios mais aussi tourne-disques. Toujours selon Abrams, les achats des jeunes
représentent en 1959 42% de la consommation britannique de disques.
Or, dès les années soixante, le disque est l'un
des éléments les plus importants d'une forme de consommation
juvénile en voie d'affirmation, et dans laquelle la musique joue un
rôle central qui ne se démentira pas jusqu'à nos jours.
Cette logique sociale de la différenciation juvénile à
travers l'objet-disque représente également un premier pas qui
annonce l'essor de la consommation et des subcultures à partir des
années soixante (v. fin du Chapitre 6). L'arrivée du rock and
roll des États-Unis, genre à fortes connotations sociales autant
pas ses influences que par son rôle symbolique, trouve qui plus est une
formidable caisse de résonnance auprès des jeunes et des
Teddy Boys anglais, très sensibles à l'apport de la
culture américaine : par exemple, la chanson générique du
film de Richard Brooks Blackboard Jungle (1955), « Rock Around
the Clock » interprété par Bill Haley, marque le
début d'un vent de folie en Angleterre puisqu'elle devient Numéro
1 au hit-parade en décembre 1955, tandis que les Comets font
l'année suivante une tournée triomphale259. Les Teddy
Boys, sous-culture britannique essentiellement londonienne des années
1954-1959 incarnée par des jeunes hommes portant des vêtements
d'inspiration édouardienne et souvent considérés comme
violents et durs, font également un triomphe à Elvis Presley dont
le groupe EMI distribue les disques que l'on trouve aussi importés
d'Amérique dans les grands ports internationaux.
Cette démocratisation du disque auprès des
jeunes est avant tout la conséquence d'une nouvelle configuration qui
unie à la fois l'impact des industries américaines du
divertissement sur le marché de la classe ouvrière britannique,
avec l'émancipation générale des jeunes vers
257 Cf. BARDET, Jean-Pierre, DUPAQUIER, Jacques,
Histoire des populations de l'Europe (1999).
258 Cf. ABRAMS, Mark, The teenage consumer
(1959).
259 LEMONNIER, Bertrand, L'Angleterre des Beatles : une
histoire culturelle des années soixante, Paris, Éditions
Kimé, 1995, p. 74.
la découverte de nouvelles musiques et de nouveaux
territoires. Ainsi, « teenage culture is a contradictory of the
authentic and the manufactured : it is an area of self-expression for the young
and a lush grazing pasture for the commercial providers
»260.
Ces disques qu'elle achète de plus en plus, la jeunesse
les écoute de plusieurs manières ; cette rencontre entre le rock
et les adolescents-es fut d'autant plus marquante que le bouleversement
esthétique s'accompagne d'innovations techniques qui facilitèrent
l'appropriation du rock auprès des jeunes Anglais.
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