B/ Les signes avant-coureurs d'une future révolution
musicale et structurelle
Si on continue sur le registre de la musique populaire, la
bande magnétique, en complémentarité du 45-tours et de la
radio, transforma elle aussi l'art de l'enregistrement. Elle allait
jusqu'à constituer un des facteurs principaux de l'explosion du
rock aux États-Unis203,
199 Cf. COTRO, Vincent, « Jazz : les enjeux du
support enregistré » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard
(Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard,
Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, 228 p.
200 Ibid., p. 53.
201 Il est important de préciser que dans la musique
classique, le compositeur est présenté comme le maillon essentiel
tandis que dans les musiques populaires, l'accent est plutôt mis sur le
performer. À ce titre, il est logique que les techniques interviennent
de façon plus systématique puisque ces dernières
intensifient, amplifient la performance.
202 DELALANDE, François, « Le paradigme
électroacoustique » in NATTIEZ, Jean-Jacques,
op. cit., p. 543.
203 Comme le montre Richard Peterson, ce n'est pas uniquement
sous le talent d'un Elvis Presley, ni sous l'effet d'une demande des enfants du
baby-boom (ils avaient alors à peine 10 ans) que le rock est né
en 1955, mais bien plutôt parce qu'une conjonction technologique,
précisément un mariage du disque, de la bande magnétique
et de
qui intervient dans le milieu des années cinquante, par
des signes avant coureurs que l'industrie du disque n'a pas su apercevoir. J'ai
choisi ici encore à titre exceptionnel de d'abord prendre en compte le
modèle étasunien204 afin d'aborder avec
précision la fusion radicale qui s'est opérée entre
l'innovation technologique et les mutations de l'industrie musicale,
phénomène moins évident dans le cas anglais pour des
raisons qu'il convient d'expliquer. De plus, l'émergence du rock, comme
le jazz quelques années auparavant, fut une rupture majeure dans
l'histoire de la musique au XXe siècle parce qu'elle constitua un
nouveau paradigme205. Un paradigme est un changement
radical dans un système établi de normes et de valeurs. Il se
caractérise par l'intégration de « routines » 206 qui
vont déterminer le système de production, de distribution et de
réception et, à la différence d'une vision traditionnelle
sur l'innovation, le paradigme ne se limite pas à de simples innovations
techniques. Le changement intervient dans un paradigme lorsqu'un nouveau
système en conteste l'ancien. Au départ marginaux, les acteurs de
ce changement provoquent un renversement à partir du moment où
l'ancien système n'est plus en mesure de contrôler les
mécanismes qui déstabilisent les routines établies. En
l'occurrence, si le rock est au départ ignoré par les majors, ce
n'est pas uniquement pour des raisons esthétiques mais bien parce que
les normes du paradigme étaient dépassées, sans
forcément que les acteurs ne disposent de la clairvoyance
nécessaire pour s'en rendre compte à temps. Quatre phases peuvent
être distinguées dans la construction d'un paradigme :
la radio (la FFC - Federal Communications Commission -
décide d'attribuer au niveau local les ondes radiophoniques), a permis
cette éclosion. PETERSON, Richard A., « Mais pourquoi donc en 1955
? Comment expliquer la naissance du rock » in MIGNON, Patrick,
HENNION, Antoine (Dir.), Rock : de l'histoire au mythe, Paris,
Anthropos, coll. « Vibrations », 1991, p. 20.
204 Pour une étude plus approfondie de l'histoire de la
musique populaire enregistrée aux États-Unis, je renvoie à
: PETERSON, Richard A., BERGER, David G., « Cycles in symbol production :
the case of popular music » (1975). Les deux auteurs distinguèrent
une succession de cinq phases entre 1948 et 1973.
205 Il s'agit de l'un des plus importants mais ce ne fut en
aucun cas le premier : par exemple, le début de notre période,
l'entre-deux-guerres, correspond à un moment où le phonographe et
le disque entrent dans une période de construction d'un nouveau
paradigme au regard du précédent, à un moment où
l'écrit et la partition dominaient encore au sein des pratiques
musicales.
206 Je renvoie ici à la thèse de Corinne Tanguy :
Apprentissage et innovation : le phénomène des routines
(1996).
Figure 18
Nouveauté ignorée
Confrontation des systèmes ancien/nouveau
Nouveauté combattue
Nouveauté acceptée
D'après TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in
the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 211.
Concrètement, rappelons-nous de la cassette Scotch,
mise au point par la 3M. Cette invention primordiale fut rapidement
accaparée par les stations de radio américaines car elle leur
permettait de préenregistrer leur programme. Autant les majors
rejetèrent l'usage de la cassette magnétique, craignant que les
consommateurs ne se servent des bandes les moins onéreuses pour
enregistrer directement à partir des émissions de radio, autant
elles en profitèrent également pour freiner la diffusion de la
nouvelle technologie en refusant d'utiliser dans leurs propres studios la bande
magnétique comme procédé d'enregistrement. À
l'inverse, les petites compagnies tenaient ici une opportunité pour
enregistrer leur répertoire sur cassette et ainsi l'offrir dans cette
forme aux stations de radios 207. La nouvelle technologie a
l'avantage de réduire les coûts de dépense
nécessaires à la construction d'un studio d'enregistrement car le
magnétophone est léger, pratique et peu coûteux
comparé à un appareil de lecture sur disque ; le ruban
magnétique, efficace et réutilisable à volonté, est
un support économique. Entre 1947 et 1949, son usage se
généralisa dans les studios professionnels, libérant
l'enregistrement de la linéarité temporelle à laquelle il
était assujetti et lui apportant beaucoup de souplesse208.
Quant aux 45-tours, légers et plus résistants, ils étaient
le plus souvent envoyés par la poste aux stations de radio, via
l'intermédiaire de petites marques, et pouvaient être
écoutés facilement par le public sur les juke-box qui, à
partir du début des années cinquante, s'adaptent facilement aux
différents formats du disque. Par conséquent, le nombre de petits
labels indépendants explose pour les seuls États-Unis, passant
207 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 93.
Le magnétophone est utilisé pour la radiodiffusion à la
BBC en 1932.
208 Parmi les nombreux avantages du ruban magnétique :
la longue durée des prises, une écoute immédiate, une
copie immédiate, une opération sur le son, le montage, le mixage
et l'enregistrement multipiste. Pour plus de précisions, consulter
HAINS, Jacques, op. cit., pp. 918-919. De même,
si la bande magnétique a conquis les studios d'enregistrement, il faut
cependant attendre le système Philips, présenté en 1963
à Berlin, qui permet de miniaturiser l'équipement, enfermer
bobines et rubans dans un boîtier ou une cassette.
de 11 à 200 sociétés entre 1949 et
1954209. Ces nouveaux venus, à l'image par exemple des labels
Motown ou Stax, firent souvent oeuvre de pionniers en explorant des
créneaux délaissés par les grosses sociétés
qui, elles, se cantonnaient dans le répertoire standard.
C'est cette conjonction entre différents facteurs et
acteurs qui a ainsi permis l'émergence d'une constellation de
possibilités nouvelles nécessaires à l'explosion des
labels indépendants et à la modification des réseaux de
distribution. À l'inverse, la situation est différente en
Angleterre ; non pas que les inventions de l'après-guerre furent
négligées, au contraire, la radiodiffusion y est ici beaucoup
plus réglementée et on assiste à une coopération
entre les grandes firmes et petites stations. En bref, les routines
établies sont mieux à même de faire face à
l'émergence du nouveau paradigme venu des États-Unis. À
titre comparatif, si les industries américaines atteignent leur plus bas
niveau de concentration au début des années soixante, il n'existe
en Grande-Bretagne que quatre labels d'importance nationale à
côté des leaders du marché que sont Decca et EMI : Pye,
Oriole, Ember et Top Rank, alors qu'aux États-Unis l'explosion des
petits labels fait doubler les ventes entre 1954 et 1959.
Conclusion du chapitre :
Ainsi, à la fin des années cinquante, avec le
microsillon, le ruban magnétique et la stéréophonie,
l'enregistrement arrive réellement à maturité et le disque
devient un concurrent du concert. Alors que depuis l'entre-deux-guerres, les
interprètes étaient déjà des stars quand ils
enregistraient sur des disques en raison de la promotion par le concert, ce
n'est désormais plus forcément la règle. De plus, parce
que la musique fixée sur le disque est faite « en
différé », en prenant son temps et sans se priver des
artifices du montage, on peut désormais espérer pour
l'époque une recherche obsessive de la perfection sonore, avec comme
objectif une qualité de reproduction telle que le son enregistré
ne puisse être distingué du son réel210. En
bref, la place faite à l'écoute y est de plus en plus
déterminante.
Par conséquent, si l'on souhaite s'attarder sur une
réflexion plus aboutie, la notion de paradigme tel que Thomas
S. Kuhn211 nous la définie à propos de l'histoire des
sciences explicite notre propos. Ce dernier décrit dans ce domaine
l'articulation d'un ensemble d'éléments
hétérogènes, et examine en particulier comment un faisceau
de contraintes,
209 Idem, p. 919.
210 Ibid, p. 916.
211 Cf. KUHN, Thomas S., La structure des
révolutions scientifiques (1962).
techniques, matérielles et sociales peut avoir une
incidence sur des contenus. François Delalande note l'aisance d'un
rapprochement entre sciences et musique :
« D'un point de vue très
général, le cas des paradigmes technologiques en musique n'est
pas fondamentalement différent [de celui des sciences] : des
techniques (par exemple l'écriture et l'exécution instrumentale
d'un côté, les techniques électroacoustiques de l'autre),
des canaux de diffusion (maisons d'édition, organisations de concerts,
ou bien sociétés de production de disques, chaînes de
radio), des rôles sociaux (chefs, professeurs, théoriciens, ou
responsables de centres de recherches, directeurs artistiques de maisons de
disques, etc.) : le technique, le social et le proprement musical ont partie
liée. »212
Ce sont ces bouleversements internes à l'industrie du
disque, amorcés à toute fin de ce chapitre, que je vais tenter
développer dans les parties suivantes.
95
212 DELALANDE, François, Le son des musiques : entre
technologie et esthétique, op. cit., pp.
42-43.
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