III/ La place prise par les nouvelles technologies : un
prolongement des sources sonores
Une fois le panorama dressé des différentes
innovations, il apparaît nécessaire de comprendre en quoi elles
ont pris une place nouvelle au sein de l'interprétation instrumentale,
au point de bouleverser les façons de faire de la musique. Microsillon
et bande magnétique furent deux innovations de taille à partir
desquelles on recueillit des sons captés par le microphone,
eux-mêmes parfois transformés par l'amplification de certains
instruments, puis travaillés à l'aide des techniques de studio
(v. partie consacrée). Toutes ces musiques et expériences furent
englobées sous l'appellation de musique
électroacoustique, le terme renvoyant à la pratique de
réception des auditeurs la plus usuelle : par l'intermédiaire de
haut-parleurs192. Dans cette partie, j'ai choisi
précisément de m'attarder un moment sur la façon dont le
disque et la bande se sont constitués comme de véritables
médias électroacoustiques investis par les firmes, prolongeant la
performance vocale/instrumentale, même si les répercussions sur
l'industrie musicale se mesurent sur le long terme. À ce sujet, j'ai
choisi volontairement de donner ici les clés nécessaires pour
comprendre la suite logique de mon argumentation ; l'éloignement de mon
sujet initial et du cadre géographique anglais ne doit pas laisser
croire un quelconque égarement car cet aspect me paraît à
mes yeux nécessaire si l'on souhaite mesurer jusqu'à quel point
l'innovation technique, et de façon nette avec l'arrivée du
33-tours, a pu être mise à profit dans la façon de
concevoir la musique193. Ce n'est réellement qu'ici qu'on
peut parler d'« artification des dispositifs techniques ».
191 FARCHY, Joëlle, La fin de l'exception
culturelle?, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication
», p. 41.
192 Attention cependant aux nuances : il existe en
réalité deux formes distincte de musique
électroacoustique, l'une « instrumentale », pour laquelle
l'appareillage est un prolongement ou un partenaire de l'instrument ou de la
voix, l'autre élaborée entièrement en studio, sur support.
DELALANDE, François, Le son des musiques : entre technologie et
esthétique, Paris, Buchet/Chastel, INA, coll. «
Bibliothèque de Recherche Musicale », 2001, p. 37.
193 N'oublions pas qui plus est l'aspect globalisant de
l'étude que j'évoque dans l'introduction.
A/ L'interaction entre contenu musical et support
technique
Alors qu'il n'existait, jusqu'en 1948, que deux grandes
modalités de création et de transmission, la tradition
orale194 et l'écriture, l'électroacoustique constitue
cette troisième modalité. Ainsi, c'est avec le venue du LP, qui
connaîtra son apogée esthétique dans les années
soixante, qu'est naît la musique dite « concrète »
(fondée en 1948195), mais aussi les musiques
électroacoustiques et électroniques. De plus, la musique savante
(mais également la musique populaire dont nous reparlerons un peu
après) fut transformée sous l'impact des technologies, permettant
par exemple le réenregistrement d'oeuvres classiques. Une symphonie qui
tenait auparavant sur quatre ou cinq 78-tours pouvait désormais entrer
dans un seul disque. Tout un pan de la musique baroque et ancienne fut par
conséquent réinvesti, dans la suite directe des oeuvres
enregistrées par Wanda Landowska pour la Bach Society. Des compositeurs
comme Purcell, Vivaldi ou Haendel se sont parfois aussi bien vendus que des
artistes de variété, tandis que des formations orchestrales
britanniques réputées mondialement ont pu s'épanouir : on
peut citer The Academy of Saint-Martin-in-the-Field de Neville
Marriner, The English Concert de Trevor Pinnock, The Academy of
Ancient Music de Christopher Hogwood, The New London
Consort196. Car si le cylindre et le 78-tours n'ont certes pas
empêché à la musique classique d'être
commercialisée, le microsillon est une rupture fondamentale : la bande
passante augmente brutalement d'une octave et demie, la dynamique de 15dB, la
distorsion est divisée par 3,5, sans compter l'augmentation de la
durée des faces197. On permet dès lors un niveau
d'exigence supérieur, ce dont parle l'ouvrage d'Elisabeth Schwarzkopf,
La Voix de mon maître, Walter Legge. Le producteur de disque
anglais dont nous reparlerons, qui deviendra par ailleurs son mari, demande la
perfection de l'interprétation, en même temps qu'il fournit les
moyens techniques de s'en approcher. Le même Legge produit
également en 1949 le premier disque du contre-ténor Alfred
Deller198.
194 Comme nous l'avons vu à la fin de notre premier
chapitre de la première partie, la « musique de tradition orale
» désigne un système de production de conservation et de
transmission comparable et opposable. Tradition orale signifie souvent anonymat
des auteurs, expansion relativement lente du répertoire, transmission
par l'exemple souvent sous une forme simplifiée que les musiciens
s'approprient ensuite en l'ornant à leur manière, avec une part
plus ou moins grande d'improvisation, etc.
195 Musique créée directement sur support de
fixation. Elle e été créée et conceptualisée
comme telle sous ce nom par Pierre Schaeffer.
196 LEMONNIER, Bertrand, op. cit., p.
195.
197 DELALANDE, François, op.
cit., p. 57.
198 On pourrait encore citer le Concentus Musicus,
fondé par Nikolaus Harnoncourt en 1953, dont les enregistrements
témoignent de la nouvelle dynamique du microsillon, qui donne un nouvel
intérêt aux harmoniques, aux résonances, à l'espace,
etc.
Le LP permet donc d'écouter de longues oeuvres sans
interruptions, avantage considérable pour la musique classique, mais
aussi pour le jazz199 : désormais, les musiciens vont pouvoir
lors des séances de studio improviser au-delà des quatre minutes
réglementaires qui bridaient leur inspiration. En fixant sur le disque
l'improvisation qui caractérisait le plus la musique jazz,
l'improvisation devenait création. Le disque (avec le
magnétophone) aura donc permis la singularité du jeu, fortement
valorisée par le jazz, et donné à la « performance
» le statut d'une création ; « il aura contribué
à la définition des éléments de forme et à
l'éclosion du jazz en tant que genre »200.
Cependant, les machines de studio n'ont pas (ou peu) été
utilisées comme artifice de composition. Même si le multipiste et
le re-recording (un seul musicien enregistrant successivement plusieurs
parties) sont quelquefois utilisés, la spontanéité reste
une valeur centrale au jazz.
Si on prend le cas de la musique populaire, ces
dernières sont en plus grande majorité concernées par la
technologie puisque des genres musicaux tels que le rock ou la pop utilisent
des dispositifs techniques vecteurs de l'interprétation 201
comme : la guitare et autres instruments amplifiés, qui constituent de
nouvelles sources sonores, les réverbérations, les boîtes
à rythme, filtres et delays, etc. dans le rock. Quant à
la pop, elle est, comme on le verra après, un pur produit de studio. Or,
ce sont véritablement ces techniques qui donnent aux musiques
électriques leurs caractéristiques. Le terme de « musique
électroacoustique » se définit dans ce cas précis
d'une façon très large puisqu'il englobe au minimum toutes les
musiques réalisées en studio ou avec des ordinateurs, des
synthétiseurs, des échantillonneurs, etc., à condition
bien sûr qu'elles soient diffusées exclusivement par
haut-parleurs202.
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