B/ Le paysage de l'industrie du disque en Grande-Bretagne
à la fin de la guerre
À la fin de la guerre, la situation de l'industrie du
disque est très différente selon les pays. En Grande-Bretagne, si
le groupe EMI fut dans son ensemble épargné par les destructions,
il perd en revanche ses contacts avec les marchés européens,
notamment en France, en Italie, en Allemagne, en Belgique, en Hollande, au
Danemark, en Norvège, en Grèce, en Tchécoslovaquie, en
Chine et même dans les Straits Settlements ! Ce n'est qu'au
milieu des années quarante que la firme récupère certaines
de ses filiales qu'elle avait perdu comme Pathé-Marconi ou encore la
Japonaise Nipponophone, avec qui elle ne reprend les affaires qu'en 1950. Trois
ans après, un partenariat est établi sous la bannière
Toshiba-EMI. La même année, Lindström et Electrola en
Allemagne, qui jusqu'ici partageaient leurs répertoires, fusionnent pour
créer EMI Electrola.
Comparativement, en Allemagne, les compagnies furent
écrasées sous les bombes172 ; en France, malgré
la mise sous tutelle idéologique allemande, l'usine Pathé de
Chatou, l'une des plus importantes d'Europe, n'a pas eu à souffrir des
bombardements ; quant aux États-Unis, l'industrie musicale, après
l'accord entre l'AFM et les compagnies discographiques qui met fin à la
grève des enregistrements, elle repart rapidement à la hausse et
se retrouve en première position avec quatre grandes compagnies à
la fin des années quarante : CBS, RCA, Capitol et la branche
américaine de Decca.
Cependant, c'est sur le plan organisationnel que les
conséquences des mesures prises pendant la guerre se mesurent le plus,
surtout chez EMI. En mars 1945, Alfred Clark, premier directeur de la
compagnie, se retire. Il est remplacé par Sir Alexander Aikman, en
compagnie d'un nouveau manager, Sir Ernest Fisk. La nouvelle direction du
groupe, lors du meeting annuel tenu en décembre 1946, tient entre ses
mains le sort futur de la compagnie où une question se pose, d'autant
plus délicate à résoudre qu'elle n'était pas
forcément prévisible : comment revenir à une production
liée à un secteur de moyenne-haute technologie (le disque et ses
appareils de lecture), alors qu'EMI avait durant la guerre
déployée au sein de ses usines
172 À la fin de l'année 1944, Electrola cesse
des activités après la destruction à près de 80% de
son usine. L'Allemagne, qui était alors l'un des grands sites de
production de disques après la Grande-Bretagne et les États-Unis,
fut contrainte de baisser drastiquement ses chiffres. TSCHMUCK, Peter,
Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer,
2006, p. 87.
tout un arsenal de compétences dans des secteurs de
haute technologie destinés à soutenir l'effort de guerre ? De
plus, on l'a vu au cours des précédents chapitres, EMI
s'était lancée sur le marché des
télévisions, des radios, etc. : « In the fifteen years
since the founding of EMI, perceptions about the nature of the company's
business had changed in subtle ways. The traumatic shrinking of the record
market in the 1930s, the development of television in which EMI had played the
leading role, the important contribution the company had made in the use of
electronics to fight the war, had all contributed to this change.
»173 Si l'ingénierie et l'électronique ont
fait leur preuve - en 1949, on annonce des profits équivalents à
1,2 million de livres174 -, il reste à trouver un accord
concernant les coûts d'investissements à accorder aux autres
commerces qui font partie intégrante du conglomérat EMI. La
phrase prononcée par Ernest Fisk est à juste titre
intéressante : « We do not step outside our normal fields of
activity, but like good farmers, we attempt to grow all crops and in proper
rotation of which our fields are capable and for which they are suitable.
»175 La décision prise fut de penser l'organisation de
l'entreprise non pas en fonction des produits ou des catégories mais
plutôt, dans un souci d'homogénéisation, par
départements : recherche, ingénierie du développement,
fabrication, achat, vente, etc. Devant l'impossibilité pour un seul
homme de contrôler les différentes ramifications de l'entreprise,
chaque département fut conçu comme une « sous-compagnie
» distincte l'une de l'autre, mais fonctionnant en
complémentarité. Par exemple, EMI Research Laboratories Ltd
transmettaient ses idées à EMI Engineering Development qui les
transformait concrètement en produits. De même, EMI Factories se
procurait les matériaux bruts en se fournissant chez EMI Suppliers Ltd,
puis la vente était entre les mains d'EMI Sales and Service Ltd.
Ce type de structure, malgré ces inconvénients,
rappelle sous certains aspects le système du corporate mis en
avant par Alfred Chandler176. On retrouve par exemple au sommet des
bureaux de la compagnie EMI cette direction générale qui couvre
l'ensemble des divisions dont parle Chandler ; dénommée
corporate par les Anglo-Saxons, elle « planifie, coordonne et
supervise un certain nombre de décisions d'applications..., alloue aux
différentes divisions les personnels, les installations, les fonds et
autres ressources nécessaires ». Pour autant, alors que
Chandler base son analyse sur des groupes industriels certes opérant
dans des domaines très divers, on ne peut pas pour autant retrouver chez
EMI toutes les
173 PANDIT, S. A., op. cit., p. 66.
174 SOUTHALL, Brian, The Rise & Fall of EMI Records,
Londres, Omnibus Press, 2009, p. ?
175 Idem, p. 67.
176 Cf. CHANDLER, Alfred, Stratégies et
structures de l'entreprise (1972).
caractéristiques que ce dernier évoque. La firme
reste alors basée sur des activités très diverses mais il
n'existe pas réellement de « Division » consacrée
uniquement au disque et à la musique enregistrée. Son
organisation est du moins bien trop floue pour pouvoir en distinguer
une177, à la différence par exemple du cas de CBS aux
États-Unis, groupe multidivisionnel et diversifié où la
Division disques est constituée en 1939 avec le rachat de Columbia
Graphophone178.
Malgré un essoufflement après des années
de guerre, l'industrie musicale britannique se releva plutôt rapidement
du marasme, tout en se constituant progressivement en oligopole179.
Les contacts étroits furent gardés entre EMI et
RCA-Victor/CBS-Columbia, et entre Decca et sa soeur américaine. Ses
liaisons furent essentielles à un moment où le marché
culturel du disque s'apprête à repartir à la hausse,
dopé par des innovations primordiales venues d'outre-Atlantique.
L'État anglais lui-même s'engagea également dans une
politique cohérente de démocratisation sociale des arts puisqu'en
1942 est créé le CEMA (Commitee for the Encouragement of
Music and the Arts), qui devient en 1946 l'Arts Council of Great
Britain.
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