III/ Contrats et négociations commerciales à
l'heure de la crise de 1929
Lorsque éclate la crise économique de 1929, et
que s'effondre le marché mondial, les majors anglo-saxonnes sont d'en
l'obligation de fusionner afin de pouvoir faire face à la baisse du
pouvoir d'achat et à l'expansion de la radio, un média alors en
pleine expansion que les firmes américaines ont surveillé avec
méfiance. Alors que les ventes aux États-Unis de 78-tours et
celles des appareils s'effondrent145, un nouvel âge s'ouvre,
celui de l'intégration des compagnies discographiques au sein de
conglomérats multimédias avant la lettre, susceptibles à
la fois de réduire le « degré d'incertitude » des
firmes à anticiper les débouchés commerciaux, tout en
atténuant une concurrence dopée par l'arrivée de la
radio.
A/ Une réaction à la crise : la naissance
d'EMI (1931)
Le 4 janvier 1929, les parts majoritaires dans Victor que des
banques avaient rachetées à Eldridge Johnson en 1925 ($28
millions au total) sont revendues à la Radio Corporation of America
(RCA), qui profita de son usine et d'un réseau de distribution bien
organisé. La Victor Talking Machine Company devient RCA Victor. Il en
sera de même plus tard pour Columbia et CBS. Au cours des années
trente, dans les conglomérats ainsi formés, c'est la radio qui
apporte de l'argent alors que les ventes de disques et de phonographes sont au
plus bas.
J'ai choisi de mettre en avant la cas américain pour
bien comprendre que si dans ce cas, les firmes passent sous le contrôle
de groupes étrangers au disque, ce n'est pas le cas en Angleterre
où l'on voit se constituer un pôle dont le disque reste le coeur
de l'activité (v. en l'occurrence la production de disques des Anglais
en 1928, devant les Américains, infra). Les relations entre les
deux médias (disque/radio) sont alors bien moins tendues. L'industrie
phonographique a trouvé un marché relativement stable en cette
période d'ouverture du
144 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., pp.
189-190.
145 Aux États-Unis, elles représenteront en 1932
à peine le dixième des scores de 1927 et en Allemagne, passeront
de 38 millions d'unités en 1928 à 5 millions en 1935 pour
remonter à 18 en 1938. LEFEUVRE, Gildas, Le guide du producteur de
disques, Paris, Dixit, 1998, p. 10.
marché (baisse des prix, développement et
diversification du répertoire) : le compromis était de faire de
la radio un tremplin pour le gramophone, en faisant connaître les
artistes146 qui enregistrent pour lui mais aussi en diffusant les
nouveautés discographiques dans les foyers. Réciproquement, le
recours au disque permet à la radio des économies de moyens,
puisqu'il lui évite d'employer un orchestre à temps complet. La
coopération se consolide par des liens interpersonnels : dès
1924, Compton Mackenzie est invité par la BBC à présenter
des enregistrements de musique classique au cours d'une « Gramophone Hour
». Il est relayé par son beau-frère Christopher Stone. Le
succès est tel que les firmes commencent alors à acheter des
plages horaires pour la diffusion de leur production147.
Figure 12
Évolution comparée de la production de disques
(en millions de dollars)
146 Des artistes comme Bing Crosby ou Jack Hylton ont vu leur
célébrité s'accroître grâce au médium
radiophonique.
147 FRITH, Simon, op. cit., p. 284.
Figure 13
Évolution comparée de la production de machines
parlantes (en millions de dollars)
Tiré de : « Le commerce international des machines
parlantes », Machines parlantes et radio, n° 121,
décembre 1929, p. 525 cité dans MAISONNEUVE, Sophie,
L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des
médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives
contemporaines, 2009, p. 239.
Cependant, le rachat de Victor par RCA obligea la Gramophone
Company (HMV) à envisager un changement de
stratégie148 : malgré l'acquisition en mars 1929 du
plus important producteur de radios de l'époque, Marconiphone, cela ne
suffit pas pour faire face à la crise ; alors qu'en 1930, la British
Columbia et la Gramophone Company produisaient un gain combiné de
£1,45 million, en 1931, elles n'obtiennent seulement que £160
000149. Par conséquent, la même année,
Gramophone et Columbia - tout en maintenant leurs productions et labels
commerciaux propres - constituent en avril une nouvelle
société baptisée Electrical and Musical Industries
(EMI). On assiste alors à un foisonnement de labels avec
filiales territoriales et productions internationales et locales. EMI
contrôle l'année de sa création une cinquantaine d'usines
disséminées dans 19 pays. Son capital s'élevait à
£6 1/2 million. Elle eut pour premier directeur l'ancien président
de la Gramophone Company, Alfred Clark, et comme premier manager, Louis
Sterling. De plus, parmi les collaborateurs de Clark, on retrouve alors David
Sarnoff, président et fondateur de RCA. L'année de sa fondation,
EMI conserve donc des liens très forts avec les États-Unis
puisque près de ses deux tiers sont en propriété
américaine exclusive, et ce en raison des actionnaires de RCA dans le
cas de la
148 N'oublions pas que Victor dépendait à 50% de la
Gramophone Company depuis 1920.
149 MARTLAND, Peter, Since records began : EMI - The first
100 years, [Londres], Amadeus Press, 1997, p. 136.
Gramophone Company, et de la banque d'investissement
américaine, JP Morgan, dans le cas de Columbia150.
Mais entre temps, qu'était devenue à ce propos
Columbia-UK depuis que sa maison mère américaine est
été acculée à la faillite à partir de 1923 ?
En réalité, le 31 mars 1925, on observe un renversement total des
filiations entre une major américaine et sa filiale britannique : la
British Columbia rachète le 31 mars 1925 son ancienne
société mère pour 2,5 millions de dollars. À partir
de 1927, Sterling devient manager de la Columbia-UK (aussi
dénommée Columbia Graphophone Company) et Sir George Croydon
Marks, directeur de la firme. Avec la formation d'EMI, on aurait pu s'attendre
qu'en raison d'un tel déclin, Columbia-US ait pu être
incorporée dans le nouveau conglomérat. Cependant, les lois
antitrust américaines l'interdisaient : par conséquent, elle
passa d'une crise à l'autre jusqu'à son rachat par la compagnie
ARC (American Record Corporation), elle-même absorbée en 1938 par
le groupe radiophonique CBS (Columbia Broadcasting System). Qui plus est, ses
actions ont dû être transférées au consortium Grigsby
& Grunow (marque de radios Majestic). À l'opposé, l'ascension
de la Columbia Graphophone Company se confirme encore et toujours puisqu'en
1927, elle prend sous son aile l'allemande Carl Lindström ainsi que le
label Parlophone (en septembre). Par la suite, elle acquiert
l'américaine OKeh, Nipponophone au Japon, mais aussi Pathé en
France.
Afin de comprendre comment EMI réussie à
maintenir ses positions et les conséquences qui ont
nécessairement suivies la fusion de 1931 (v. annexe 6),
j'ai choisi d'analyser plus en détails certains cas spécifiques
:
Par exemple, en Allemagne, suite à la fusion de leurs
maisons-mères, Electrola (associée à Gramophone) et
Lindström (liée à Columbia) associent leurs
répertoires151. En tant que filiales d'EMI, Lindström et
Electrola restent les seules véritablement actives sur le marché
allemand152. Dans le même ordre d'idée, afin de ne pas
casser les liens qui unissaient respectivement jusqu'alors les labels Regal et
Zonophone aux maisons-mères Columbia et Gramophone, les deux labels
fusionnent en janvier 1933 pour donner naissance aux Regal Zonophone Records.
On observe donc à quel point la fondation d'EMI s'accompagne d'un
150 TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music
industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 60.
151 Elles ne fusionneront réellement qu'en 1953.
152 N'oublions pas que la Deutsche Grammophon s'est
séparée par le gouvernement allemand de sa maison-mère
britannique, la Gramophone Cy, après la guerre. En 1937, elle s'associe
avec Telefunken Schallplaten. Cette association durera jusqu'en 1941,
année où Telefunken est repris par AEG et Deutsche Grammophon par
Siemens.
mouvement de concentration des industries, soucieux de
respecter les filiations maisons-mères/maisons-filles de l'«
avant-1931 ».
Si on prend le cas français, encore plus
intéressant, il est l'objet d'une restructuration quasi-intégrale
de son marché du disque en raison de son retard technique sur ses
concurrents. Rappelons au passage qu'outre son impact sur le plan strictement
musical, la révolution électrique modifia la physionomie du
marché mondial, et accentua le recul d'Edison du monde de l'industrie du
disque. Adopté par Victor aux États-Unis, le
procédé est approprié par l'industrie anglo-saxonne qui se
convertie entre 1925 et 1926. Les compagnies anglaises et américaines,
outre les filiales qui les lient les unes aux autres, sont donc en position de
force. Ainsi, si dès 1926, la British Columbia reprit la majorité
des actions de la firme allemande Lindström, c'est pour la faire
bénéficier avant tout des avancées technologiques de
l'électricité. En outre, elle prit par la même occasion
sous son aile la Transocean Trading qui englobait aux Pays-Bas les succursales
de Lindström à l'étranger153.
Or, la France est restée dès le départ
sur une stratégie défensive qui causa clairement sa perte (v.
infra). Sur ces deux principales firmes actives, entre Pathé et
la Compagnie française du gramophone, seule cette dernière
importa la nouvelle technique en 1926. Pathé, quant à elle, reste
la seule dans les années 1926-1927 à toujours commercialiser des
disques à gravure verticale des sons (disques à saphir), alors
que la plupart des concurrents ont adopté la gravure latérale,
qui fonctionne avec un appareil de lecture à aiguille et offre un
répertoire bien plus vaste 154 . À partir d'octobre
1928, Pathé passe sous le contrôle financier de l'anglaise
Columbia, qui va la faire bénéficier des avancées dues
à l'enregistrement électrique. EMI finalise ce processus
d'absorption en rationnalisant dès lors la production par une
série de mesures visant à ajuster les performances technologiques
aux normes anglo-saxonnes, et lui faisant perdre le peu d'autonomie qui lui
restait. Entre juin et octobre 1931, les techniciens anglais viennent apporter
un nouveau matériel à l'usine Pathé de Chatou, ainsi que
pour former les techniciens français. Lors du banquet annuel
donné par Pathé à l'automne 1931, ce n'est pas
Émile Pathé mais le nouvel administrateur Alfred Willard qui
prend la parole devant les représentants de la marque pour tracer les
grandes lignes de la stratégie future de l'entreprise. Entre 1928 et
1931, la principale compagnie française est donc passée sous le
contrôle capitalistique et technologique anglo-américain, sous
l'effet d'une dynamique de
153 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p.
48.
154 L'enregistrement à gravure verticale donne un
disque à sillon de profondeur variable, modifiant son incrustation avec
l'intensité sonore, tandis que la gravure latérale donne un
sillon de profondeur constante, mais d'ampleur variable. Le second
procédé permet une meilleure définition du son.
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