Partie I. Chapitre 3. La construction du duopôle
EMI-Decca
l'innovation et de standardisation du marché, et sur
fond de non-intervention publique. Cette prise de contrôle est
parachevée au cours des années 1932 et 1933 par une série
de mesures de rationalisation de la production et de la gestion, dont la plus
visible est l'abandon du disque à saphir. Le 12 décembre 1936, la
concentration de l'industrie du disque française sera pratiquement
totale avec l'absorption de la Compagnie française de gramophone par
Pathé. La nouvelle filiale du groupe EMI prend alors pour nom « Les
Industries Musicales et Électriques (IME) Pathé-Marconi
»155.
Figure 14
Évolution de la taille des catalogues Pathé et
HMV, 1898-1950156
Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque
1877-1949 : genèse de l'usage des médias
musicaux contemporains, Paris, Éditions des
archives contemporaines, 2009, p. 242.
B/ La constitution d'oligopoles
Au terme de ce panorama complexe, et afin d'en tirer un bilan,
une évidence s'impose : le développement de l'industrie musicale
n'est en aucun cas continu. A la veille de déclenchement de la Seconde
guerre mondiale, toutes les compagnies traditionnelles apparues pour certaines
au début du XIXe siècle (Victor, Columbia, HMV, etc.) n'existent
qu'en tant
155 TOURNÈS, Ludovic, Musique! Du phonographe au
MP3 (1877-2011), Paris, Éditions Autrement, coll. «
Mémoires/Culture », 2011 [1ère éd. : 2008], pp.
54-57.
156 Les estimations sont tirées du décompte du
nombre de faces répertoriées dans les catalogues des deux
compagnies. La stagnation de la production de Pathé, auparavant la
deuxième compagnie européenne après la Gramophone Company,
s'explique par son inclusion dans le groupe EMI et par son progressif
désinvestissement de l'activité phonographique (alors que son
activité cinématographique est maintenue).
»158
que subdivisions d'entreprises beaucoup plus larges. Alors que
les ventes de disques chez EMI, en unités, sont tombés
jusqu'à 80% entre 1930 et 1938, et qu'elle accumula qui plus est une
perte cumulée de un millions de livres durant les trois premières
années de son existence157, cela ne l'empêcha nullement
de se lancer dès 1936 sur le marché des
télévisions. Elle fut par la suite active dans la production de
bicyclettes et de motocyclettes (Rudge-Whiteworth Co.), de radios (Sterling
Telephone & Electric Co.), de réfrigérateurs et autres
appareils domestiques (HMV Household Appliances). Comme le montre Simon Frith :
« It was in the slump years that the British record industry took on
its familiar shape : as the small companies went to the wall, the big companies
built up an irreversible monopoly.
Seule Decca restait focalisée sur la production de
disques. En cela, elle faillit succomber à crise de 1929 ; un moment,
Sterling de chez EMI pensait même à un possible rachat futur...
Malgré tout, elle se releva rapidement des années de crise : en
1933, Decca acheta la Edison Bell Company puis, en mars 1937, son rachat de la
compagnie Crystalate, qui vendait des disques bon marchés auprès
de Woolworths, lui permit d'obtenir la marque dédiée (Crystalate
est au départ un type de plastique bien particulier, avant de devenir
une compagnie). Comme EMI, elle noua des liens très forts avec les
États-Unis. Alors que Lewis était parti à New York pour
acquérir auprès de Grigsby & Grunow la firme en
difficulté Columbia-US, la transaction n'eut pas lieu puisque cette
dernière fut à cet instant précis vendue à
l'American Record Corporation (ARC). Pour autant, Lewis, qui souhaitait
réellement investir le continent américain, créa la
nouvelle firme Decca-US Record Company le 4 août 1934159. L'un
de ses fondateurs, Jack Kapp (avec Edward Lewis et E. F. Stevens), avait acquit
des droits en 1932 auprès de Decca-UK pour que celle-ci puisse racheter
la branche britannique de son label américain Brunswick Records pour
£15 000. Brunswick avait alors acquis une certaine notoriété
grâce à Al Johnson, surement l'un des chanteurs les plus lucratifs
de la firme. De nombreux artistes signèrent chez Decca : Bing Crosby,
les Dorsey et Mills Brothers, Skitch Henderson, Guy Lombardo ou encore Arthur
Tracey constituèrent une première vague de grands noms avant
l'apogée des années 1940. Une série de disques country fut
aussi proposée de 1934 à 1945. La remarquable percée de la
firme est également due à une stratégie visant à
commercialiser ces enregistrements de musique populaire à bas prix,
confortée par le développement des juke-box : $.35 par disque,
tandis
157 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p.
60.
158 FRITH, Simon, op. cit., p. 281.
159 Attention donc à ne pas confondre le Decca
américain du Decca britannique, qui portent tous les deux le même
nom.
que les autres labels les mettaient en vente à $.75
160 . Decca acheva son implantation américaine avec la
création plus tardive de deux autres labels, London et Mercury, ce qui
lui permit de s'emparer de la seconde place du marché
américain.
On ne peut donc parler réellement de duopôle
qu'en 1937, à un moment où EMI et Decca s'engagèrent dans
une série d'accords à l'échelle internationale : Decca
donna le droit à EMI le droit de presser et de distribuer les disques
Decca Records, en échange de l'accord de Decca pour faire de même
avec les disques Parlophone et Odeon aux États-Unis et au Canada.
Toujours en 1937, les deux firmes prennent la relève de la British
Homophone Company. Elles contrôlent dès lors tous les disques
produits en Angleterre161, et consolident en 1940 leur implantation
en reprenant Selecta Gramophones (le leader national en matière de
distribution de disques) et Dowes of Manchester (une entreprise de ventes en
gros au Nord de la Grande-Bretagne).
Conclusion du chapitre :
Pour conclure sur ce chapitre, et si l'on tente
d'établir une corrélation entre le début de notre de notre
période et celle qui s'ouvre sur la Seconde guerre mondiale, un constat
s'impose : alors qu'au départ les firmes restaient dans une
démarche prudente d'une double production (le disque ne l'avait pas
encore emporté sur le cylindre dans la querelle des brevets, et la
musique n'était à ce moment là pas
considérée comme étant exploitable sur un tel support), la
succession des innovation techniques permit durant les années vingt de
standardiser un marché incertain sur le disque et le
développement des catalogues musicaux. Cependant, la crise
économique et l'avènement d'un média au départ
concurrent, la radio, précipitèrent les grandes firmes à
fusionner entre elles et à se retrouver, de manière cyclique,
« contraintes » à une production de nouveau élargie
(à l'exception de Decca), même si le disque restait
prédominant sur le reste. D'une manière générale,
à l'aube de la Seconde guerre mondiale, le paysage industriel et
discographique était marqué par une phase de fusion et de
concentration des firmes, au sein de laquelle l'innovation technologique
resserra encore davantage les liens entre la Grande-Bretagne et le reste du
monde. Progressivement, les bases
160 HOFFMANN, Frank, op. cit., p.
277.
161 La seule exception reste l'Oriole Record Company,
fondée par D. M. Levy en 1931 et qui resta relativement
indépendante jusque dans les années 1960. FRITH, Simon,
op. cit., p. 282.
étaient posées pour que le marché
extérieur puisse prendre son essor de façon significative. Cet
aspect, inédit jusqu'alors, sera au centre des chapitres suivants.
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