C/ L'échantillonnage des genres
Si la musique classique est en priorité
évoquée, c'est avant tout parce que l'aura liée à
ces noms célèbres apporte prestige, crédibilité et
singularité à l'ensemble de la production des maisons de disques.
Victor n'hésita pas à ce propos à miser un budget
publicitaire colossal
135 Pour la marque HMV, les données sont issues des
index des compositeurs publiés régulièrement en tête
des catalogues. Quant à Pathé, la chute du nombre de compositeurs
au sein de ce catalogue au lendemain de la Seconde guerre mondiale s'explique
par l'essoufflement économique de la compagnie dans le domaine
phonographique.
pour l'exploitation de noms labellisés 136 .
Par conséquent, les firmes anglaises se préoccupèrent
rapidement que leurs sorties de musique dite « populaire » puissent
compromettre la « qualité » musicale. Une série
d'étiquettes colorées fut mise en place, chacune d'elles
représentant un genre particulier. L'étiquette « Red Seal
» est utilisée pour la première fois en 1901 par la
succursale russe de la Gramophone Company pour désigner des disques
onéreux, le plus souvent de musique classique, tandis que
l'étiquette noire correspondait à la gamme inférieure,
tant artistiquement qu'économiquement. Au milieu, on pouvait trouver par
exemple des disques mis en vente par Victor à étiquette bleue ou
violette, cette dernière catégorisant de 1910 à 1920 les
enregistrements effectués par des stars de Broadway, mais aussi par des
artistes classiques moins connus137. D'après Peter Copeland,
au bas de l'échelle de la Gramophone Company, il y avait
l'étiquette de disque vert foncé, à laquelle on avait
donné un nom commercial différent, à savoir
Zonophone138. N'oublions pas cependant que Zonophone, avec les
autres labels bon marchés déjà évoqués dans
le chapitre 2 (Regal, Twin Records, Cinch, etc.), contribuèrent
largement à la santé budgétaire de la Gramophone Company
(v. infra), même si les grands artistes de l'époque se
retrouvaient exclusivement au sein des grandes majors. Quant aux disques Decca,
bien qu'ayant signés des artistes classiques de haute tenue, ils
étaient vendus à un coût moindre que l'étiquette Red
Seal.
Les conséquences d'un tel échantillonnage ont pu
être perçues à la fois au niveau des consommateurs puisque
les amateurs de musique classique et populaire furent scindés en deux
groupes, mais elles jouèrent aussi plus ou moins positivement sur le
catalogue des firmes. Par exemple, la compagnie Parlophone (fondée en
1896), après avoir été absorbée par la British
Columbia, devint le principal label de jazz en Angleterre, grâce à
ses liens avec l'américaine OKeh Records139. Si Colin Symes
affirme à juste titre que « l'avancée du phonographe
[...] a commencé à consolider le grand schisme musical
»140, rien de doit faire
136 Cf. READ, Oliver, WELCH, Walter Leslie, From
tin foil to stereo : evolution of the phonograph, 1959, p. 182.
137 OSBORNE, Richard, op. cit., p.
78.
138 Cf. COPELAND, Peter, Sound recordings,
Londres, British library, 1991, p. 36.
139 Avec le lancement en 1923 des « race records
» américains destinés à un public
majoritairement noir, ainsi que « les mélodies populaires d'antan
» en 1925 désignant sous un euphémisme le folk et la
hillbilly/country music, un véritable apartheid musical
était né aux États-Unis. Columbia bénéficia
d'une croissance importante de ses ventes en profitant de ces genres musicaux,
délaissés par Victor. C'est le responsable de l'enregistrement
pour OKeh, Ralph Peer, qui fut à l'origine de l'appellation de «
race records ». OKeh se spécialisa avec succès dans le blues
et le jazz : une des premières artistes à enregistrer un disque
de blues fut Mamie Smith en février 1920 (« That Thing Called Love
» et « You Can't Keep a Good Man Down »).
140 SYMES, Colin, Setting the record straight : a material
history of classical recording, Middleton, Wesleyan University Press,
2004, p. 247.
oublier que les firmes et le public ont été
réceptifs à ce genre de musique : le premier disque de jazz,
interprété par l'Original Dixieland Jazz Band, fait son
apparition en 1919. Les roaring twenties en Angleterre, phase
d'optimisme qui suit l'après-guerre, s'ouvraient alors à
l'Amérique jusqu'à la fin des années 1920, soutenues par
la facilité progressive des moyens de communication, et ont permis,
grâce à l'importation de disques de danse (tango, foxtrot,
charleston, black bottom, ou encore le ragtime, illustré par Irving
Berlin), au jazz de se diffuser. Le trompettiste Sylvester Ahola enregistra
dans le courant de l'année 1929 plus de 1000
enregistrements141 ! De même, lorsque Jack Hylton signa un
contrat exclusif chez Decca, il ne se doute pas que son « Rhymes »
allait se vendre à 300 000 exemplaires142. De plus, le
premier disque à atteindre le million de ventes, Whispering/The
Japanese Sandman de Paul Whiteman, est lui aussi un disque de
jazz143.
Figure 11
Évolution comparée des ventes par type de musique
pour les marques HMV et
Zonophone, 1922-1936
Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque
1877-1949 : genèse de l'usage des médias
musicaux contemporains, Paris, Éditions des
archives contemporaines, 2009, p. 246.
141 PEKKA, Gronow, ILPO, Saunio, An international history
of the recording industry, Londres/New York, Cassell, 1998, p. 41.
142 HOFFMANN, Frank (Dir.), Encyclopedia of recorded
sound, New York, Routledge, 2005 [1ère éd. : 1993], Volume 1
A-L, p. 277.
143 DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, op.
cit., p. 137-138.
La crise vient freiner cet épanouissement du
marché : la plupart des contrats passés par la Gramophone Company
avec les artistes ne sont pas renouvelés. Si on reprend le seuil de
rentabilité donné auparavant, situé à 90 (par
ventes unitaires mensuelles), alors ça peut expliquer qu'en 1931, le
Wiener Philharmoniker passe à la trappe, tandis que le chef John
Barbirolli connaît un sort plus heureux avec un taux de
195144.
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