B/ Un catalogue en constante évolution
Après s'être attardé sur des aspects
quantitatifs, il faut désormais se centrer sur des aspects plus
qualitatifs : si la production de musique est en constante augmentation, elle
ne répond pas seulement à une hausse de la consommation mais elle
s'adapte également à un univers de goûts personnels, au
sein d'un dialogue étroit entre le public et les firmes : «
L'accessibilité rend possible l'ajustement entre une production et
des goûts qu'elle aiguise par les découvertes et les comparaisons
qu'elle permet. » 125 Le lien avec l'innovation technique est
là encore évident puisque avec l'allongement des durées
d'enregistrement, les compagnies Gramophone et Columbia ont su s'adapter pour
répondre aux besoins qu'elles avaient d'offrir au public un catalogue de
choix, lié à la musique « sérieuse ».
Au début du XXe siècle, l'opéra
(est en général tout ce qui se rattache à
l'enregistrement vocal) est en premier concerné : genre musical en vogue
à l'époque, il est aussi celui qui s'accommode le mieux aux
propriétés sonores alors assez réduites du phonographe (v.
Chapitre 1). L'exemple très célèbre du ténor Enrico
Caruso est encore aujourd'hui cité à de
124 Ce second schéma s'inscrit dans la
continuité chronologique du précédent et attire
l'attention sur deux points : la croissance exponentielle à partir de la
seconde moitié des années 1920 (1925 est l'année de la
« révolution électrique »), puis une phase de
récession conséquente à la crise de 1929.
125 Idem, p. 245.
nombreuses reprises : connu pour avoir été l'un
des premiers artistes à avoir enregistré pour la Gramophone
Company le 11 avril 1902 à Milan, il obtint une renommée
internationale (« Vesti la giubba » en 1903), confirmée
après la guerre avec l'un de ses plus grands succès, « O
Sole Mio », enregistré en 1916. De plus, la fortune que Caruso
gagna au fil du temps (il grava 265 titres dont 31 furent publiés
après sa mort126) grâce aux royalties et le
chiffre d'affaire d'environ 8 millions de livres qu'il généra
pour la firme poussa ces contemporains à faire de même. Ainsi, les
sopranos Nellie Melba et Adelina Patti réalisèrent leurs premiers
disques respectivement en 1904 et en 1906. L'essor de cette politique
éditoriale de la Gramophone Company à échelle
internationale s'accentue après la guerre, soutenu par le ralliement des
mélomanes et l'éclosion des revues spécialisées.
Parmi celles-ci, le témoignage de la Talking Machine News en
1905 est révélateur : « Beaucoup a été
fait pour accroître la réputation de la machine parlante et ce, en
incitant les artistes connus à chanter et à jouer sur les
disques. Il n'y a pas le moindre doute sur le fait que les personnes qui ont
tout d'abord raillé et méprisé ces instruments ont
changé d'avis et de sentiment quand elles ont appris que Melba, Caruso,
de Reszke, Suzanne Adams, Ben Davies, Kubelik, Kocian et bien d'autres avaient
sorti des disques. »127 Les rapports de courtisanerie
entretenus par les firmes pour s'approprier des contrats exclusifs et de longue
durée aux artistes d'opéra les plus connus dans le monde de la
musique sous-entend le fait que la réputation de ces artistes en terme
culturel servirait à la maison de disques elle-même.
Par la suite, c'est au tour de la musique
instrumentale d'être concernée128 dans les
années vingt, décennie du boom discographique. L'introduction de
l'électricité et les recherches dans ce domaine129
furent une rampe de lancement pour ce style de musique (il comprend la musique
d'orchestre mais aussi la musique de chambre puisqu'une rubrique « String
Quartet » est ouverte au lendemain de la guerre par HMV), qui atteint la
première place en nombre d'enregistrements au cours de la Seconde guerre
mondiale, alors même que l'opéra ne cesse de régresser pour
se fondre dans la moyenne au début des années cinquante. Deux
firmes en particulier se spécialisèrent : Columbia et, dans une
moindre mesure, Decca.
126 LESUEUR, Daniel, op. cit., p.
45.
127 Our Expert, « Helps and Hints », Talking
Machine News, mai 1905, vol. III, n° 1, p. 9 cité dans
OSBORNE, Richard, op. cit., pp. 76-77.
128 En 1913, pour la première fois, un orchestre et un
chef réputé (Arthur Nikisch et le Philharmonique de Berlin)
enregistrent une symphonie entière, la Cinquième de
Beethoven.
129 En 1923, la Gramophone Company lance son propre
département de recherche et de développement.
Columbia se fit une réputation dans l'enregistrement
d'orchestres130 mais surtout dans la redécouverte d'oeuvres
appartenant au passé. En 1927, elle entreprend pour les cents ans de la
mort de Beethoven une ambitieuse série d'enregistrements
électriques des symphonies du compositeur, dont les cinq
dernières sous la direction de Felix Weingartner, et fera de même
l'année suivante pour Schubert. Cette notion de
re-découverte est primordiale, dans la mesure où la notion
d'oeuvre demeure une catégorie centrale de la vie musicale depuis le
XIXe siècle, en lien avec l'esthétique romantique et
post-romantique pour laquelle le respect (et la vénération) de
l'oeuvre telle qu'elle a été pensée par son
créateur sont fondamentaux131. Le prisme de l'innovation
permet donc de montrer jusqu'à quel point l'histoire de la musique
proprement dite ne se mesure pas uniquement avec l'apparition de nouveaux
genres qui viendraient se substituer aux anciens, mais qu'en outre il pousse
à comprendre comment tout un pan de la musique ancienne fut lui aussi
réinvesti par la nouvelle technologie132. En 1924, Columbia
se prévaut de la production suivante, réalisée au cours
des dix-huit mois précédents : les Planètes de
Gustav Holst, les Symphonies n° 3, 7 et 8 de
Beethoven, la n° 6 de Tchaïkovski (dite «
Pathétique »), le Bourgeois Gentilhomme de Strauss, le
Quatuor en Ut majeur de Mozart, le Quatuor en Ré majeur
de Haydn, une Suite pour Flûte et Orchestre de
Bach133. L'année précédente, elle avait
déjà, selon Joe Batten, convertit un grand nombre d'auditeurs
à la musique de chambre enregistrée en publiant les premiers
enregistrements du quatuor Léner134. Enfin, au début
des années trente, la même Columbia entreprend son History of
Music by Ear and Eye, supervisée par Percy Scholes, et qui couvre
de façon empirique la musique occidentale du chant
médiéval à Varèse.
À la même époque, Parlophone propose
ses Two Thousand Years of Music, anthologie placée sous la
direction d'un universitaire, Curt Sachs. Quant à Decca, elle lance
à son tour en 1929 une série d'enregistrements (le Sea Drift
de Frederick Delius, Orphée aux Enfers de Jacques
Offenbach, le Jutich Medley de Percy Grainger, etc.) et l'année
suivante, elle obtient des droits pour exploiter le riche catalogue de musique
classique de Polydor. Vers le milieu des années trente, elle ajoute
à son catalogue des artistes classiques comme Henry Wood, Clifford
Curzon, Hamilton Harty et Boyd Neel. Les années trente marquent
également un renouveau du catalogue pour le groupe EMI (v.
infra), d'autant qu'après l'accession d'Hitler
130 Dès 1905, Columbia avait lancée la
série « Grands opéras records » puis, en 1910, elle se
chargea de produire les premiers enregistrements de musique symphonique alors
que le microphone n'existait pas encore.
131 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p.
251.
132 À titre comparatif, on retrouve les mêmes
similitudes à l'heure actuelle avec le mouvement des «
remasterisations ».
133 The Gramophone, août 1924, vol. II, n° 3,
p. XI.
134 Cf. BATTEN, Joseph, Joe Batten's book : the
story of sound recording, 1956, p. 65.
au pouvoir le 30 janvier 1933, toute une vague de musiciens
cherchent refuge à Londres. Quelques artistes majeurs sont
également signés : Arturo Toscanini, Wilhelm Furtwängler,
Edward Elgar ou encore Thomas Beecham. De plus, EMI pouvait compter sur un
fidèle public de mélomanes : un système de souscriptions
permit de réaliser des projets d'envergure et d'enregistrer un
répertoire moins connu. Après le succès de la Hugo Wolf
Society, naquirent la Beethoven Sonata Society, pour laquelle Arthur Schnabel
enregistra sur disque les trente-deux sonates, et la Bach Society, qui commanda
à Albert Schweitzer l'intégrale pour orgue, à Pablo Casals
les suites pour violoncelle seul et à Wanda Landowska les Variations
Golberg au clavecin.
Figure 10
Évolution du nombre de compositeurs dans les catalogues
Pathé et HMV135
Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque
1877-1949 : genèse de l'usage des médias
musicaux contemporains, Paris, Éditions des
archives contemporaines, 2009, p. 248.
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