CHAPITRE 1 : L'ARRIVÉE DU PHONOGRAPHE ET SES
ENJEUX
La technologie de la captation du son dans le temps et de son
déplacement dans l'espace trouve une première
concrétisation à la fin du XIXe siècle, au moment
où naît le phonographe d'Edison, médium de fixation et de
stockage voué à devenir par la suite un médium de
création. Le phonographe constitue l'invention à partir de
laquelle on pourra par la suite parler d'industrie musicale même si le
chemin est long entre sa stricte mise au point par Edison et les
stratégies qui ont abouti à la commercialisation du disque, qui
n'avait alors rien d'acquis, surtout qu'il existait déjà des
espaces dévoués à l'écoute.
Pour éviter toute confusion, le terme de «
phonographe », que j'utiliserai tout au long de mon étude, renvoie
d'une manière pratique à l'ensemble des appareils
d'écoute. En réalité, d'un point de vue historique, le
phonographe fait référence à l'invention d'Edison et
à son support, le cylindre, tandis que le gramophone se rattache
à la machine permettant de lire le second support essentiel
rattaché à notre période, le disque.
If Les balbutiements techniques d'une nouvelle
invention
À l'heure où notre étude débute,
le phonographe a suivi une trajectoire dans laquelle ses fonctionnalités
ont tour à tour étaient progressivement définies. Objet de
curiosité lorsqu'il est présenté au Crystal Palace de
Londres en 1888, il fascine autant qu'il rebute. Ce qui est certain, ce que son
invention marque un moment décisif dans l'histoire de l'enregistrement
des sons. Car sans pour autant s'étendre à outrance sur une
période qui sort de notre cadre chronologique, il apparaît
malgré tout utile de remonter aux origines de ce qui fut l'un des faits
marquants de la musique : le développement d'une technologie
désignée sous le terme
générique d'enregistrement,
mise au point pour capter, stocker et reproduire les sons20 sur de
nouveaux supports que sont le cylindre puis le disque, ces derniers se
substituant progressivement à la partition.
A/ Du phonographe au gramophone
On retient d'ordinaire la date clé du 19
décembre 1877 avec la déposition du brevet et la mise au point
par l'Américain Thomas Edison d'un procédé technique
permettant la traduction analogique des vibrations émises par les ondes
sonores. Or, le phonographe d'Edison est l'aboutissement d'un
long processus, stimulé par les recherches simultanées sur
d'autres médiums de diffusion que sont le réseau hertzien ou
encore le téléphone, et jalonné par des étapes
essentielles comme la mise au point en 1857 du phonautographe par le
Français Léon Scott de Martinville, et celle en avril 1877 du
paléophone par Charles Cros. La spécificité de l'appareil
d'Edison réside dans l'utilisation de cylindres comme
support de l'enregistrement. Le schéma ci-dessous permet de mieux
comprendre son fonctionnement :
Figure 4
Le cylindre (ou rouleau) est parcouru en sa surface par un
sillon en spirale et recouvert d'une mince feuille d'étain ; il est
traversé dans sa longueur par une tige se terminant par une manivelle ;
en actionnant celle-ci, on fait tourner et se déplacer la
latéralement le rouleau devant une sorte d'entonnoir dans lequel on
parle : l'extrémité inférieure, étroite, de cet
entonnoir est fermée par une membrane (ou diaphragme) mise en vibration
par résonance ; sur le diaphragme est collé un stylet (ou
aiguille) qui appuie sur le sillon et grave des creux et des bosses au
gré des vibrations. Pour faire jouer l'enregistrement, on replace
l'aiguille au début du sillon et on refait tourner le rouleau ;
l'aiguille repasse dans le sillon et, stimulée par les creux et les
bosses, refait vibrer le diaphragme qui recrée dans l'air les vibrations
originales.
20 Le phonographe arrive en même temps que le
téléphone même si ces deux inventions sont radicalement
différentes : pour le téléphone, il s'agit d'un
médium d'échange instantané et
éphémère alors qu'avec le phonographe, l'enregistrement
est conservé puis diffusé en différé.
Tiré de : HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au
disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques :
une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud /
Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques
du XXe siècle, p. 905.
Malgré tout, même si on retrouve en germe dans le
phonographe tous les éléments des technologies qui suivirent, la
qualité des enregistrements reste alors très médiocre et
le cylindre est soumis à des défauts techniques gênants
auxquels vont tenter de remédier le disque (1887) et le
gramophone (breveté en 1894), tous deux mis au point
par l'Allemand Emile Berliner. Un second schéma permet une
démarche comparative avec l'invention d'Edison :
Figure 5
Le disque, une mince galette de zinc (au départ du
verre) de 12 centimètres de diamètre, tournant à 150 tours
par minute, recouverte de cire sur laquelle était tracé le sillon
en spirale dans lequel l'aiguille vibrait horizontalement, et non plus
verticalement comme sur le rouleau ; cette gravure latérale permettait
d'utiliser un support plus mince. Le premier disque n'est enregistré que
d'un seul côté (disque monoface). Le disque était
actionné d'abord par une manivelle, puis grâce à un moteur
à ressort. En 1895, le zinc fait place à un alliage de fibres
végétales, de poudre minérale, de gomme-laque et de noir
de fumée.
Tiré de : HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au
disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques :
une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud /
Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques
du XXe siècle, p. 907.
C'est le disque qui par l'accumulation de « grappes
d'innovation » finit par imposer ses atouts. D'une part, il offre une
restitution sonore meilleure et plus durable que le cylindre et, d'autre part,
il se prête à une fabrication en série par moulage
galvanoplastique à partir d'une empreinte négative (matrice). De
plus, le système de gravure du gramophone reprend celui
19
Le développement de l'industrie musicale en
Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
mis au point par Martinville pour son phonautographe, tandis
que le système de lecture est inspiré de celui de Cros.
D'après Paul Charbon, la démarche de Berliner «
consistait à rechercher des inventions tombées dans l'oubli,
puis il leur apportait des améliorations qui les rendaient pratiques
»21.
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