PREMIÈRE PARTIE
ENTRE TRADITION ET INNOVATION :
LA CONSOLIDATION D'UN
NOUVEAU MONDE MUSICAL (1918 -
FIN DES ANNÉES TRENTE)
« La musique, avec tous les attributs de
l'esthétique et du sublime qui lui sont généreusement
prodigués, ne sert essentiellement qu'à la publicité de
marchandises qu'il convient d'acquérir pour écouter de la
musique. »
T. W. ADORNO
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INTRODUCTION À LA PARTIE
L'arrivée du phonographe d'Edison constitue l'un des
faits marquants du début du XXe siècle puisque pour la
première fois on dispose d'un outil de conservation et de diffusion
ayant abolit les frontières spatiales et temporelles qui jusqu'alors
cloisonnaient la musique. Il nécessite en outre une chaîne
d'opérations qui ne changera plus, y compris avec les évolutions
techniques ultérieures : prise de son - gravure -
conservation - diffusion - reproduction.
Son arrivée au sein des foyers en Grande-Bretagne s'est
réalisée progressivement, et s'inscrit de façon large dans
les mouvances d'une époque qui font de l'entre-deux-guerres une
période de tertiarisation progressive de l'économie et d'offre
croissante de biens culturels. Si les historiens anglais débattent pour
faire de l'entre-deux-guerres un « long week-end » (selon Robert
Graves et Alan Hodge18) ou à l'inverse, selon Priestley,
Orwell ou TS Eliot, une période d'incertitudes et de crises, il faut
davantage y comprendre une certaine complémentarité et une
dualité qui n'est pas étrangère à la progressive
imposition du marché de la musique enregistrée : les roaring
twenties, s'étalant de 1919 à 1939, marquées par la
généralisation de la « semaine anglaise » (cinq jours
de travail) et l'octroi d'une semaine de congés payés en 1938,
témoignent surtout d'une profonde vitalité de la vie culturelle
que l'on ne retrouve pas au niveau politique ou économique.
Petit à petit, le rapport des consommateurs avec la
musique se resserre et devient plus souple, sous l'effet conjugué des
innovations techniques, sociales et de la croissance des industries
culturelles. Certes, l'essor en parallèle du disque d'une série
de médias artistiques (cinéma, photographie) s'insère au
coeur des réflexions philosophiques abordées par Walter Benjamin
(1892-1940)19et Max Horkheimer (1895-1973), et pose en contrepartie
l'idée que la reproduction de musique (par le disque ou la
retransmission radio), ainsi que sa standardisation et surtout sa diffusion,
entrent en totale contradiction avec une production unique et originale d'un
génie inimitable. De même, la rhétorique de distinction
entre d'une part la musique classique, utilisée comme argumentaire
auprès des firmes afin d'imposer le phonographe au sein d'un milieu
élitiste et cultivé, et d'autre part la musique populaire dont
l'essor n'est pas étranger à l'avènement du disque sur le
marché des consommateurs (construction d'une « valeur d'usage
»), laisse entrevoir la dimension critique associée à la
18 Cf. GRAVES, Robert, HODGE, Alan, The
long week-end : a social history of Great Britain 1918-1939 (1994).
19 Cf. BENJAMIN, Walter, « L'oeuvre
d'art à l'ère de sa reproductibilité technique ».
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théorie des genres qui, selon, Theodor Adorno,
codifiait et pliait l'oeuvre d'art aux contraintes d'un modèle
générique, lui faisant abandonner ses prétentions à
la créativité.
Néanmoins, ces considérations, dont on peut
retrouver des échos tout au long de notre étude, ne doivent en
rien occulter la façon dont auditeurs/consommateurs et entrepreneurs se
sont progressivement rejoints, et comment l'industrie musicale en
Grande-Bretagne s'est constituée au point de devenir à l'aube de
la Seconde guerre mondiale un oligopole complexe et parfaitement
implanté.
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