Université Bordeaux III « Michel de Montaigne
» UFR Humanités - Histoire
LE DÉVELOPPEMENT DE L'INDUSTRIE MUSICALE EN
GRANDE-BRETAGNE DE L'ENTRE-DEUX- GUERRES AUX ANNÉES
BEATLES : UNE TRAJECTOIRE D'INNOVATION GLOBALE ?
Matthieu MARCHAND
Mémoire
Réalisé sous la direction de Monsieur Christophe
BOUNEAU
Master Recherche - Mention Histoire des mondes modernes et
contemporains Spécialité - Développement et
environnement
Année 2012 - 2013
0
SOMMAIRE
REMERCIEMENTS 2
INTRODUCTION 3
PREMIÈRE PARTIE 13
ENTRE TRADITION ET INNOVATION : LA CONSOLIDATION D'UN
NOUVEAU MONDE
MUSICAL (1918 - FIN DES ANNÉES TRENTE)
13
CHAPITRE 1 : L'ARRIVÉE DU PHONOGRAPHE ET SES ENJEUX 16
CHAPITRE 2 : DE L'AUDITEUR AU CONSOMMATEUR : UN PROCESSUS
COMPLEXE 32
CHAPITRE 3 : LA CONSTRUCTION DU DUOPOLE EMI-DECCA 50
SECONDE PARTIE 73
L' « ARTIFICATION » DES DISPOSITIFS TECHNIQUES
ET SES CONSÉQUENCES SUR LE
MARCHÉ DU DISQUE (1939-1966) 73
CHAPITRE 4 : LES DÉVELOPPEMENTS TECHNOLOGIQUES
POST-SECONDE GUERRE MONDIALE
76 CHAPITRE 5 : NOUVEAUX ACTEURS / NOUVEAUX FORMATS DE LA VIE
MUSICALE : ÉTUDE
DES MODALITÉS D'ADAPTATION 96 CHAPITRE 6 :
L'ÉMERGENCE DU STAR-SYSTÈME ET LA STANDARDISATION DES LOGIQUES
MARKETING 115
TROISIÈME PARTIE 131
LES DYNAMISMES DE LA CRÉATIVITÉ : VERS UNE
RECONSTRUCTION DES INDUSTRIES
MUSICALES (1966 - DÉBUT DES ANNÉES 1970) ?
131
CHAPITRE 7 : LES SUPPORTS DE LA CRÉATIVITÉ 134
CHAPITRE 8 : LA RECONSIDÉRATION DES STRUCTURES EXISTANTES
151
CHAPITRE 9 : INNOVATION ESTHÉTIQUE ET ENJEUX COMMERCIAUX :
UNE OPPOSITION
PERTINENTE AU TOURNANT DES ANNÉES 1970 ? 168
1
CONCLUSION 187
BIBLIOGRAPHIE 194
ANNEXES 205
TABLE DES FIGURES 216
INDEX 217
REMERCIEMENTS
Ce mémoire est l'aboutissement d'un travail rendu
possible grâce à l'investissement de plusieurs personnes que je
souhaite remercier tout particulièrement.
Mon directeur de mémoire Monsieur Christophe Bouneau
pour ses conseils dans l'élaboration de ce travail.
2
Mes parents et mes amis pour leur soutien.
3
Introduction
INTRODUCTION
En cette époque hyperindustrielle que nous traversons
actuellement, la musique est partout et s'insère dans nos quotidiens de
multiples façons : que nous la « subissions » ou que nous la
choisissions pour notre plaisir personnel, la multiplicité des supports
d'écoute et leur capacité à s'adapter à
différents lieux et moments démontre encore une fois qu'il y eu
une invasion, voire même une révolution « industrielle »
de la musique. Avant de devenir une industrie, il ne faut pas oublier que la
musique était un « petit monde » où l'artiste mettait
en avant sa performance devant un public privilégié et averti. On
retrouve pourtant de façon précoce dans le discours d'un
contemporain de la toute fin du XIXe siècle les éléments
principaux nécessaires à notre étude :
« Le progrès des inventions et des
découvertes [...] et l'application des résultats
à l'art et à l'industrie ont eu pour conséquence un
accroissement des loisirs pour l'ensemble de la communauté
[...]. Une large part est consacrée à des
activités qui font appel à la plus haute nature de l'homme. Parmi
celles-ci, ma musique occupe maintenant une place importante. »1
L'apport de ce témoignage daté de 1895 permet
à titre exemplaire de mettre en évidence plusieurs aspects
primordiaux : le premier [progrès des inventions et des
découvertes] renvoie à l'apparition de l'enregistrement
comme moyen de conservation et à l'irruption générale des
technologies du son. Le XXe siècle fut en effet marqué par les
innovations techniques et l'évolution des supports d'enregistrement, en
tenant « pour acquis que chaque nouveau support de médiation de
la musique [cylindre, microsillon, disque compact, format
numérique]
1 New-Quarterly Musical Review, novembre
1895, cite dans FLICHY, Patrice, Une histoire de la communication moderne :
espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1997
[1ère éd. : 1991], p. 102.
4
Le développement de l'industrie musicale en
Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
est meilleur que le précédent (et le
remplace la plupart du temps) »2, ce que montre le
schéma ci-dessous :
Figure 1
Tiré de : RIBAUD, Vincent, La restauration des
archives sonores, Mémoire de fin d'études - Section
SON, ENS Louis Lumière, 2009, p. 17.
Le second aspect [application des résultats
à l'art et à l'industrie] fait écho aux enjeux et aux
problématiques lié à la consommation culturelle. Ainsi se
forge le concept d'« industrie culturelle », au départ pris
dans un sens péjoratif, à l'image d'une machine uniformisante de
produits standardisés qui conduirait à la perte de l'« aura
» d'une OEuvre au profit de la circulation d'une camelote
esthétique et de marchandises fétichisées.
Cette contradiction et les débats qu'elle enclenche
entre le fait de faire fusionner une catégorie artistique à part
entière, la musique (la « Quatrième Art »), avec des
logiques liées au monde de l'industrie et de l'économie
marchande, marque certes profondément le début de notre sujet,
mais elle ne doit en rien occulter l'aspect primordial qui a conduit à
prendre l'entre-deux-guerres comme un point d'ancrage chronologique
nécessaire à notre étude : un
2 FRITH, Simon, « Écrire l'histoire de
la musique populaire » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe
(Dir.), Stéréo : sociologie comparée des musiques
populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul,
Mélanie Séteun, coll. « Musique et société
», 2008, p. 47.
5
goût pour la consommation de musique rapidement
accaparé par des logiques rattachées au monde du capitalisme
naissant, et soutenu par des innovations diverses de le domaine de la
reproduction sonore.
En effet, si comme le cinéma, les technologies ont un
rôle singulièrement investi par l'industrie, elles ont en revanche
une immense histoire « pré-machinique » ce qui n'est pas le
cas du domaine cinématographique, né avec sa machinerie. Pour la
musique, l'une des premières « révolutions » fut par
exemple l'adoption de l'écriture comme moyen de composition, ainsi que
la production des instruments eux-mêmes. La période de
l'entre-deux-guerres est un important moment de transition dans l'histoire de
la musique enregistrée : dans un premier temps, le phonographe et le
disque (mais aussi la radio) sont devenus progressivement, par
l'intermédiaire d'une évolution continue des pratiques sociales,
les instruments nécessaires à une seconde véritable «
révolution », cette fois-ci née au XXe siècle, qui
est celle de pouvoir désormais écouter de la musique sans savoir
en faire. Le phonographe et son support ont permis la constitution de
marchés musicaux de masse, visant à favoriser le marketing des
produits industriels et à alimenter les industries de programmes en
contenus musicaux nécessaires à la constitution des audiences que
financent les annonceurs publicitaires. Néanmoins, l'entre-deux-guerres
marque aussi le prolongement des tendances musicales antérieures, comme
la musique classique, qui elles aussi se sont vues transformées sous
l'impact des innovations.
Il me semble aussi plus pratique pour délimiter les
bornes chronologiques de mon sujet de partir d'une
considération d'ordre pratique : par commodités autant que par
mercantilisme, les médias ont en effet souvent présenté
l'histoire des musiques au XXe siècle comme une succession de
décennies revêtant chacune sa spécificité
stylistique. Dans ce parcours schématique, notre période s'ouvre
par les roaring twenties et se ferme par les années phares
des swinging sixties [avec la séparation des Beatles en 1970].
La Grande-Bretagne fut un réceptacle particulièrement
intéressant de tous les genres de musique, que ce soient le classique,
le jazz, la pop, le rock, la musique expérimentale, etc. Dans
l'étude d'une trajectoire d' « innovation », on pourrait ainsi
être tenté de s'accommoder de l'étude historique et
musicale sur laquelle viendrait se greffait la constitution des grandes firmes.
En réalité, la situation est beaucoup plus complexe et il serait
réducteur de prendre les aspects de notre étude un à un
pour les restituer vainement dans un cadre chronologique tout tracé.
Pour cela, je suis parti de la définition du concept d'« industrie
musicale » en le définissant à partir de l'étude de
Nicolas Curien et de François Moreau, selon laquelle « la
filière [industrielle] du
6
Le développement de l'industrie musicale en
Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
disque peut être décomposée en quatre
chaînons : la création artistique ; l'industrialisation,
c'est-à-dire la transformation d'une oeuvre en un produit reproductible
, · la promotion , · et, enfin, la commercialisation. Chacun de
ces chaînons comporte lui-même plusieurs maillons
».3 En partant de ce postulat (soit production,
édition, fabrication, distribution), on aurait très bien pu se
centrer sur l'idée du processus strictement industriel de reproduction
du disque qui comprend d'une part la production (enregistrement) et
l'édition phonographique (fabrication). L'analyse de l'organisation des
grandes sociétés du disque en Grande-Bretagne qui en aurait
découlée n'aurait alors pas été si fondamentalement
différente de celle des autres secteurs de production. De plus, les
risques auraient été de faire une simple histoire
événementielle au sein de laquelle on serait parti du fait que
chaque support d'enregistrement succède au précédent sans
la mise en évidence claire et précise des bouleversements
engendrés. En réalité, les choses sont beaucoup plus
complexes et nécessitent une approche plus globale.
D'un point de vue géographique, le
choix de la Grande-Bretagne a l'avantage dans un premier temps d'offrir un cas
d'étude qui jusqu'à là a été assez peu
étudié par les historiens, à la différence des
États-Unis qui abondent d'ouvrages sur le sujet. Une raison suffisante
peut expliquer cet engouement pour les États-Unis : c'est d'ici que sont
parties les premières industries musicales et, si l'on
schématise, c'est aussi de là qu'ont jailli en grande
majorité les innovations dans le domaine de la reproduction sonore. Une
difficulté traverse d'emblée notre sujet : comment étudier
la naissance puis le développement des industries musicales dans un pays
où les firmes ne sont elles-mêmes pas d'origine britannique
(à l'exception remarquable de Decca) ? En effet, l'historique de la
commercialisation du support enregistré est une véritable saga
ponctuée de multiples péripéties : acquisitions,
création de filiales, appropriation de brevets, restructurations,
fusions, alliances stratégiques ou encore associations de
répertoires entre concurrents acharnés. Notre but est donc de
comprendre la place occupée par la Grande-Bretagne dans un contexte de
forte internationalisation et de concurrence, à travers des entreprises
qui ont cherché l'implantation dans plusieurs pays, et la façon
dont les liens se sont tissés entre en continent et un autre. Bien
entendu, le choix de la Grande-Bretagne, d'un point de vue strictement musical,
est également intéressant dans la mesure où la musique, en
parallèle des progrès croissants dans le domaine des
médias et des télécommunications, s'exporte, s'importe et
surtout se délocalise de plus en plus où elle
3 CURIEN, Nicolas, MOREAU, François,
L'industrie du disque, Paris, La Découverte, coll. «
Repères », 2006, p. 5.
7
trouve des « caisses de résonance » propices
à sa diffusion. Le succès mondial des Beatles est bien entendu
l'exemple le plus évident.
Or, c'est justement parce que la musique est quelque chose
d'informel, de difficilement manipulable que la dynamique profonde de cette
industrie est originale. La problématique de notre
sujet et les méthodes avancées pour tenter de
l'expliquer jouent sur les mouvances de l'innovation. Qui plus est, la prise en
compte d'un champ d'analyse élargi qui englobe les filières
complémentaires et indépendantes de l'industrie du disque allant
de la création artistique jusqu'à la distribution sur le
marché du produit final, en passant par les logiques du marketing,
permet de mettre comprendre cette « trajectoire d'innovation globale
» dont il est question, et qui doit sa cohérence systémique
à des bouleversements multiformes, qu'ils soient technologiques, sociaux
ou culturels. Selon les théories de l'économiste Joseph
Aloïs Schumpeter4, l'innovation prend certes ses racines dans
la sphère du technologique mais se s'y cloisonne pas car le processus
d'innovation comporte des dimensions organisationnelle, managériale et
commerciale essentielles, qui renvoient à l'ensemble de la
société et à ses modernisations économique, sociale
et culturelle. L'histoire du disque est en effet autant celle des individus que
celle des entreprises et artistes. Elle est parcourue d'innovations tant
artistiques que technologiques : les innovations techniques peuvent
déplacer le champ d'élaboration artistique, et inversement les
expériences artistiques peuvent influer sur les innovations
techniques.
Il parait donc nécessaire d'aborder le sujet par le
biais d'une approche et d'une méthode globale et dynamique, permise par
le croisement, les interactions5 et allers-retours entre la
multiplicité des champs d'études abordés (économie,
culture, sociologie ou encore communication) et mis en parallèle les uns
aux autres.
1/ Les principales forces de rupture dans la musique
enregistrée du XXe siècle ont certes été des
inventions développées par des industriels ; les innovations
techniques sont donc primordiales, rejoignant l'inévitable tryptique
invention/innovation/diffusion6 (cycle de vie des produits où
une technique, après son invention, passe par un certain nombre de
phases)
4 Cf. SCHUMPETER, Joseph, Capitalisme,
socialisme et démocratie (1942) ou encore Histoire de l'analyse
économique (1954).
5 On se place ici directement dans la tradition de
l'interactionnisme de Chicago, pour laquelle toute analyse sociologique doit
partir de l'analyse des interactions qui se déroulent entre les acteurs
du monde de l'art. Cf. CHAPOULIE, Jean-Michel, La tradition
sociologique de Chicago, 1892-1961 (2001).
6 L'invention est une production de la
nouveauté qui n'a encore jamais existée jusqu'ici dans sa forme
particulière ; l'innovation est un dispositif nouveau, produit,
procédé, service ou mode d'organisation effectivement vendu ou
mis en oeuvre, elle correspond en général à la mise sur le
marché de l'invention ; la diffusion consiste en l'adoption de
ce dispositif nouveau à grande échelle, ou par une large
population d'agents.
8
Le développement de l'industrie musicale en
Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
qui caractérise la notion de «
système [ou paradigme] technique
», entendu comme « un ensemble constitué des
techniques ainsi que des modes et des moyens de production et de consommation,
et d'une organisation du travail spécifique, que ces techniques
induisent »7.
Figure 2
Invention Innovation Diffusion
De même, l'innovation peut être de « produit
», dans la mise au point/commercialisation d'un produit plus performant
afin de fournir au consommateur des services nouveaux et
améliorés, ou de « procédé » avec la mise
au point/adoption de méthodes de production ou distribution nouvelles ou
notablement améliorées 8 . Brooks 9
distingue également les innovations technologiques des innovations
sociales, ces dernières pouvant être divisées entre
innovations commerciales, managériales, politiques et
institutionnelles.
2/ Néanmoins, en se plaçant dans une optique
plus actuelle sur l'innovation, dans la lignée des travaux menés
par François Caron10, il convient de réfléchir
à posteriori sur l'évolution des attentes et des
représentations sociales qui guident l'innovation et la déplacent
au sein de cette typologie complexe. La notion de système technique se
doit d'être dynamisée et on parlera plus de «
paradigme sociotechnique ». L'objectif est de combler ce
fossé entre technique et société, cette « boîte
noire » dont l'ambition était au contraire, par la nouvelle
sociologie des sciences, d'envisager un prolongement des études
néo-classiques en combinant les implications de la
créativité artistiques avec des aspects économiques plus
« classiques ». Ainsi pourra-t-on analyser de façon pertinente
les conditions de l'innovation et sa diffusion, et mieux comprendre que ce qui
apparaît comme des étapes qui s'articulent naturellement (par
exemple, le passage du 78-tours au 33-tours), est en réalité le
difficile passage d'un domaine à un autre, de la science à la
technique, de l`information marchande au divertissement, du domaine artistique
au domaine commercial, etc. Cette approche permet en outre d'envisager la
notion de développement de l'industrie musicale sur le long
terme, en se décentrant d'une approche trop
évènementielle. Le schéma suivant rend mieux compte de
la
7 Cf. LORENZI, Jean-Hervé,
BOURLÈS, Jean, Le choc du progrès technique (1995).
8 Je renvoie ici aux définitions du Manuel
d'Oslo.
9 Cf. BROOKS, H., « Social and
technological innovation » (1982).
10 Cf. CARON, François, La
dynamique de l'innovation : changement technique et changement social (XVIe-XXe
siècle) (2010) ou encore FLICHY, Patrice, L'innovation
technique : récents développements en sciences sociales : vers
une nouvelle théorie de l'innovation (1995).
9
nécessité d'une approche
évolutionniste, abordant l'innovation en tant que processus (la
« trajectoire » évoquée dans l'intitulé
même du sujet), dans lequel les phases d'invention, d'innovation et de
diffusion sont toujours différenciables, mais désormais
étroitement imbriquées :
Figure 3
Le contenu et la réflexion sur notre
problématique vont donc se jouer sur une double caractéristique,
entre d'un côté l'appartenance au milieu de la musique, et
l'appartenance au milieu de l'entreprise privée en secteur marchand de
l'autre. Les aspects y sont autant formels (les nouvelles technologies, la
rentabilité économique, le développement du marché,
etc.) qu'informels (l'évolution des goûts et des
mentalités) et surtout, les niveaux d'interaction multiples et d'une
grande richesse : par exemple, il s'agira de voir, comme le dit Régis
Debray, les « effets culturels de l'innovation technique et les
conditions techniques de l'innovation culturelle »11
(interaction art/technologie). De même, l'environnement socioculturel est
primordial dans l'univers de l'industrie du disque puisque les produits
commercialisés sont lancés sur la base d'un univers de goût
; en l'occurrence, c'est le consommateur qui va juger et qui va décider
du succès, ou, à l'inverse, de l'échec d'une innovation,
qu'elle soit musicale ou technique (interaction art/commerce). Dans un univers
industriel de plus en plus développé, toujours plus vaste et
globalisé, il est évident que la décision des innovations
reste une étape particulièrement délicate, d'où
l'importance croissante d'adapter des champs de compétence
élargis et reformulés dans le langage de l'organisation des
firmes discographiques, afin d'augmenter les chances de trouver les bons
débouchés ; c'est ce que nous verrons vers le milieu de notre
sujet avec le redéfinition et la redistribution des pratiques qui
entourent les métiers du disque. De là découle un autre
exemple d'interaction mis en avant au cours de notre étude, le
bouleversement lié aux techniques de production (interaction
art/industrie) et dont on retrouve des conséquences sur le
développement des oeuvres et des courants de musique. Notre
mémoire sera ainsi l'occasion d'esquisser une réflexion sur les
contraintes technologiques et les données internes aux oeuvres et aux
genres musicaux.
11 Cf. DEBRAY, Régis, BRICMONT, Jean,
À l'ombre des Lumières (2003).
10
Le développement de l'industrie musicale en
Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
Pour aborder avec davantage de précision ce rapport
complexe entre forces de création [la composition musicale, les
courants musicaux] et forces de reproduction et de diffusion
[le disque et les machines], rapports contradictoires qui cristallisent
l'oeuvre musicale, il semble également nécessaire ne pas se
centrer uniquement sur la rentabilité économique d'un
succès discographique puisque la relation d'une musique avec son public
appartient à toute une branche de la créativité
artistique. C'est à ce stade qu'intervient la notion de
créativité12, dans le prolongement et
en complément de la notion d'innovation. Alors que les majors du disque
se définissent elles-mêmes comme les protectrices et les
promotrices de la créativité des artistes, c'est bel et bien la
production artistique/créative, bien plus que les standards
techniques, qui a permis l'émergence de la célèbre
dichotomie majors et labels indépendants. Le concept de
créativité, que l'on peut définir selon Michel Fustier
comme une « activité humaine majeure consistant à faire
émerger de nouvelles formes (idées, objets,
représentations scientifiques et techniques, conceptions d'actions et de
techniques »13, est en outre de plus en plus mis en avant
pour expliquer certaines tendances de développement économique et
des évolutions sociales. Nombreux sont les spécialistes qui
montrent à juste titre que l'émergence de la
créativité est en lien direct avec le contexte social : «
We cannot study creativity by isolating individuals and their works from
the social and historical milieu in which their actions are carried out.
»14 Schumpeter définit certes l'innovation, mais il
évince l'explication de la créativité. Certains pensent
même que l'innovation ne serait au final que « la pointe visible
de l'iceberg sur chaque acte créatif »15. Pour
schématiser, à l'origine de l'innovation, il y a des idées
et à l'origine des idées, il y a la créativité.
Elle est avant tout un état d'esprit, nécessitant un certain
affranchissement des barrières et obstacles intellectuels et
matériels. L'innovation intègre les contraintes qui conditionnent
la réalisation pratique de la créativité, et se
conçoit comme le produit effectif de cette créativité.
Dans tous les cas, il s'agira d'étudier au fur et à mesure ces
liens tissés entre la création et l'innovation. Après
tout, le processus de « destruction créatrice » mis en avant
par l'économiste autrichien n'est-il pas celui qui dynamise
l'économie en faisant des entrepreneurs les véritables
catégories motrices de l'innovation ? La décision des
entrepreneurs n'est-elle pas simplement un acte de création
12 Cf. FLORIDA, Richard, The rise of
the creative class (2002). Dans son ouvrage, Florida usa d'une recherche
comparée sur les classes créatives au sein des métropoles.
Sa démarche sociologique prouve que c'est en termes de «
créativité » que la question de l'innovation est
posée aujourd'hui.
13 Cf. FUSTIER, Michel et Bernadette,
Pratique de la créativité (1977).
14 CSIKSZENTMIHALYI, Mihaly, « Society,
culture and persons : a systems view of creativity » (1988) cité
dans TSCHMUCK, Peter, « How creative are the creative industries ? A case
of the music industry », The journal of arts management, law and
society, 2003, Vol. 33, n° 2, p. 128.
15 CAVES, Richard E., Creative industries :
contracts between art and commerce (2000) cité dans TSCHMUCK,
Peter, op. cit., p. 129.
11
soucieux de remettre à niveau un monopole sur le
marché ? L'innovation technologique, parce qu'elle induit le rapport
d'un système technique avec son environnement qui l'entoure, se trouve
donc au confluent de nombreux facteurs d'ordre économique, sociologique
ou culturel. Quant à l'acte de création, il apporte la souplesse
mais aussi les ambigüités du domaine de l'art et permet de
comprendre comment une industrie culturelle à part entière,
l'industrie musicale, est devenu au sein d'un cadre géographique
donné l'espace privilégié pour la création des
idées et des styles.
Le corpus utilisé présente une multitude
d'ouvrages tous très différents puisque piochant parmi la
variété des champs d'études abordés (v.
bibliographie). La musique est un champ d'étude qui se
prête lui-même à l'écrit, ne serait-ce qu'au regard
de la production journalistique, particulièrement abondante. Rares sont
cependant les études proposant une perspective originale sur la
question. On peut néanmoins distinguer un « avant » et un
« après » en prenant comme période charnière la
commercialisation de la musique populaire à grande échelle
dès les années cinquante. Concernant cet avant, période
marquée par l'avènement du phonographe et ses « grappes
d'innovation » successives, on remarque une tradition historiographique
abordant l'histoire du disque en des termes exclusivement techniques ou
commerciaux, au dépend d'une réflexion sur le processus lent et
complexe d'invention du disque. Quelques exceptions peuvent être
notées : l'ouvrage de Sophie Maisonneuve, L'invention du disque
1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains
(2009), dont le travail se base en outre à partir des sources
tirées des archives d'EMI et de divers magazines d'époque, un
article isolé, « The gramophone : recorded music and the cultivated
mind in Britain between the wars » de D.L. Le Mahieu (1982), dont je n'ai
malheureusement pas pu avoir accès, et un ouvrage récent, A
century of recorded music : listening to musical history de Timothy Day
(2000). Quant à la construction de l'industrie du disque en
Grande-Bretagne, les ouvrages en français sont inexistant là
aussi, le champ d'étude se centrant davantage sur le cas des
États-Unis. Avec l'avènement de la musique dite « populaire
», que l'on oppose généralement à la musique dite
« savante », on se rend compte du poids qu'a exercé la
théorie de la « légitimité culturelle »
élaborée par Pierre Bourdieu et de la différence du
paysage institutionnel entre la France et la Grande-Bretagne, cette
dernière s'investissant davantage dans le domaine des musiques
populaires16, par le biais de travaux
16 DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe, « Top of
the Pops vs Maritie et Gilbert Carpentier ? France - Angleterre, regards
croisés sur les musiques populaires » in DAUNCEY, Hugh, LE
GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo : sociologie comparée
des musiques populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions,
Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et
société », 2008, pp. 9-10.
12
Le développement de l'industrie musicale en
Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
dont l'apport des cultural studies fut
déterminant. La hiérarchie culturelle au niveau des sources entre
la France et la Grande-Bretagne étant manifestement importante, bien que
rééquilibrée par une minorité de chercheurs
français depuis environ vingt ans17, seuls les travaux de
quelques sociologues anglais, comme Sarah Thornton et surtout Simon Frith, ont
développé un discours original, bien éloigné des
publications encore majoritaires dont les auteurs, parfois de critiques dans
des revues spécialisées ou des musiciens, reflètent des
commentaires médiatisés, partiaux, bien loin des
précautions nécessaires de la recherche académique.
Néanmoins, je tiens à signaler les travaux de François
Ribac ou encore ceux de François Delalande pour l'apport qu'ils ont eu
sur l'élaboration de ce mémoire. Gérôme Guibert et
Philippe Le Guern furent quant à eux parmi les rares à avoir
présenté une analyse critique de l'histoire des musiques
amplifiées en France.
Au niveau des sources, il m'a été impossible
pour des raisons d'organisation et de manque de temps d'avoir accès
à des documents d'époque : j'ai dû pour cela compter sur la
richesse de certains travaux qui se basaient justement sur des données
historiques très précises, qu'ils s'agissent de publications
journalistiques diverses, de revues professionnelles et d'amateurs, de
catalogues d'enregistrement des différentes compagnies, d'archives
commerciales en possession de données chiffrées, de tableaux
classant le « top » des artistes rentrant dans les charts, des
comptes rendus de réunions, etc.
Trois moments forts peuvent être mis en avant durant
notre étude : la période allant de l'entre-deux-guerres jusqu'au
début de la Seconde guerre mondiale qui, avec la crise de 1929, vient
mettre un terme à la croissance des firmes discographiques. Puis un
second moment où l'avènement des moyens modernes de communication
contribue à l'éclosion du star-système, en même
temps que les technologies envahissent le processus d'enregistrement. Et enfin,
à partir de 1966 jusque dans le courant des années soixante-dix,
où le tandem entre majors et labels indépendants y est plus fort
que jamais. En somme, trois moments différents où la distinction
entre industrie du disque et industrie musicale
nécessite d'être analysée, et où l'innovation
intervient sur de très nombreux paramètres. La justification de
ces dates clés sera plus développée au cours des
transitions entre chaque partie.
17 Idem, p. 22.
13
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