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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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a. La barrière de la langue

Une position retorse mais néanmoins tenable consisterait à faire valoir que le séjour de Platon en Égypte aurait pu être une réalité sans pour autant qu'il en ait retiré le moindre bénéfice pour sa propre pensée. Si l'on admet effectivement, pour les besoins de la démonstration, que Platon aurait pu se rendre en terre des pharaons et profiter de l'entretien des prêtres, des scribes ou d'un quelconque autre érudit frotté de métaphysique et de théologie, cela ne résout en rien la question de savoir comment il aurait pu avoir accès à une pensée dont il ne connaissait la langue ni d'Ève ni d'Adam. L'objection fréquemment dressée contre la thèse du voyage égyptien est donc celle-ci que même rendu en Égypte, Platon n'y aurait rien appris. Une telle remarque est-elle fondée ? Rien n'est moins sûr. Deux arguments pourraient être invoqués et répliquer à ces observations.

-- S'il a la science infuse (bien qu'il l'ait oublié), Platon n'a pas le don des langues. Ce qui n'est pas assez pour le rendre incapable d'apprendre une autre langue. Platon ne laisse pas de faire usage de termes égyptiens dans ses dialogues ; que n'aurait-il assimilé davantage que des noms, plus que des mots, des « éléments de langage » typiquement égyptiens ? H aurait en ce sens suivi l'exemple mythique de Pythagore, son devancier, dont certaines traditions font également un passeur de l'Égypte. S'ajoute à cela que certains passages du Phèdre, et notamment les premières phrases du mythe de Theuth, paraissent construits d'après les formes rhétorique du conte traditionnel égyptien152. Nous ne savons rien, pour ainsi dire, de la maîtrise que Platon pouvait avoir acquis de la langue

152 « En ce temps-là régnait sur l'Égypte entière Thamous » (Platon, Phèdre, 274-275). La forme de l'incipit est canonique et la formule traverse ne varietur une grande partie de la littérature égyptienne des Contes et des Sagesses ; cela, depuis son premier emploi référencé dans l'Autobiographie de Kaemtjénénet (Ancien Empire, Ve dynastie) en passant par la Prophétie de Néferty, l'Enseignement pour Kagemni (Moyen Empire, XIIe dynastie), le Conte du roi Néferkarê et du général Siséné (XIIe-XIIIe dynastie), le conte mythologique de l'O. Senmout (Nouvel Empire, )(VIIIe dynastie), le conte ramesside de La Querelle d'Apophis et Ségénenrê ou encore l'ouverture du Livre de la Vache du ciel (XVIIIe dynastie), jusqu'au Songe de Nectanébo, composé en démotique. Il continue d'être employé durant l'époque ptolémaïque immédiatement postérieure au voyage de Platon. Aussi ne nous paraît-il pas déraisonnable d'envisager que des échos stylistiques de cette littérature soient parvenus jusqu'à Platon ; d'où la facilité de Socrate, bien soulignée par Phèdre (c'est-à-dire par Platon) à « composer des histoires égyptiennes ». Cf. à ce sujet, les travaux encore inédits de B. Mathieu, « En ce temps là... - Petite histoire d'un incipit narratif des bords du Nil à l'Agora (Platon, Phèdre, 274a-275b) ». Voir également, sur la présence de traits culturels égyptiens dans le dialogue du Phèdre, J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p. 255-403 (en part. p. 391, n. 8).

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égyptienne. Rien n'interdit de penser qu'il aurait pu tirer enseignement d'une si longue immersion dans ce bain linguistique. Il n'est de retard si rédhibitoire que trois années d'apprentissage ne puissent combler. Prétendre le contraire ne serait pas faire montre d'une très grande générosité. Initiation, imprégnation ; par formation ou capillarité ; qu'importe le moyen, on ne peut si aisément poser que Platon soit demeuré tout à fait hermétique à la langue de ses hôtes.

-- Supposons nonobstant. Supposons malgré tout que Platon soit resté néophyte ; que notre auteur n'ait jamais su articuler la moindre phrase ni même comprendre le moindre discours égyptien ; qu'à plus forte raison, il n'ait jamais su lire le moindre texte en caractères hiéroglyphiques. Supposons donc ; est-ce dirimant ? Pas davantage. Même en ce cas, Platon n'aurait eu aucune difficulté à recourir aux services des drogmans. Les traducteurs ne manquaient pas. Il y avait ceux, d'abord, détachés des armées. Ces médiateurs en vacations étaient effectivement légion depuis les campagnes militaires gréco-égyptiennes conduites au VIIe siècle sous Psammétique Ier. Le pharaon en avait fait former un corps spécialisé pour intégrer dans ses cohortes les mercenaires venus de Grèce. Ainsi Hérodote évoquait-t-il une véritable « institution des interprètes » (« oi gun hèrménées »)153 A ces corps militaires suppléaient les fonctionnaires d'État qui, à leurs heures perdues, monnayaient leur talent de traducteur autant que leur influence. On connaît la réputation des traducteurs auliques, polyglottes accomplis, chargés sous la XVIIIe dynastie de retranscrire les lettres rédigées en accadien, telles celles retrouvées sur le site de Tell el-Amama. Et plus encore, il y avait ceux qui faisaient profession d'orienter les pèlerins et visiteurs de l'étranger venu pour admirer les temples et les principaux édifices religieux. Un exemple éloquent de ce recours des Grecs aux interprètes égyptiens -- et de la connaissance du grec par ces Égyptiens -- nous est donné par Hérodote au Livre II de son Enquête 154' dans un passage où le «père de l'histoire » prétend s'être entretenu -- en grec -- avec le scribe-trésorier du temple de Neith. Les entretiens de Solon rapportés par Critias dans cette même Saïs où se rend Hérodote, au temple de Saïs mentionné par Platon, et que Platon lui-même aurait pu visiter, n'ont rien d'essentiellement invraisemblable.

Si Platon avait dû s'instruire de doctrines égyptiennes concernant la tripartition de l'âme ou le jugement des morts, c'est sans nul doute auprès des officiants qu'il aurait trouvé matière à penser. Les officiants (ou prêtres par délégation) connaissaient-il assez le grec pour que même -- ultime hypothèse -- sans traducteur, sans médiateur bilingue, ils aient pu renseigner directement Platon sur le contenu des sagesses égyptiennes et des textes sacrés dont ils étaient tout à la fois, rappelons-le, les diffuseurs, les protecteurs et les commentateurs ? Il semblerait, au vu des témoignages d'époque, que nous

153 Hérodote, L'Enquête, L. II, 154.

154 ib1d

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puissions encore répondre par l'affirmative. S'il nous fallait de cette réalité une preuve plus substantielle, il suffirait de songer au premier décret trilingue connu, promulgué sous Ptolémée III Évergète Ier, oeuvre d'un concile clérical réuni à Canope pour l'occasion de l'anniversaire de l'intronisation du pharaon. Un décret promulgué par les autorités ecclésiastiques en --238, soit environ un siècle et demi après le voyage Platon. Pierre de Rosette avant la lettre, ce document fait droit à trois sections respectivement rédigées en grec, démotique et égyptien hiéroglyphique, attestant par là-même d'une maîtrise des trois langues155 Le commun des Égyptiens apparaît plus généralement suffisamment marqué par sa fréquentation devenue coutumière de la langue grecque pour en venir à intégrer des tours de phrase typiquement helléniques comme l'expression « ou monon... alla kai », passée dans la langue démotique (vernaculaire) d'époque. Comme le relève François Daumas dans sa préface à Platon à Héliopolis d'Égypte, «il fallait un long temps d'accoutumance et une habitude de la langue très grande, en ce temps où grammaire et dictionnaire n'existaient pas, pour que put s'exerçer cette influence du grec sur la langue égyptienne courante à ce moment »156

Pour résumer en quelques mots ce contre argumentaire, l'entretien d'interprètes à des usages auliques ou militaires par la chancellerie pharaonique d'une part, la présence de drogmans dans les villes égyptiennes fréquentées par les Grecs (dont, tout spécifiquement, le port de Naucratis) ; enfin, les connaissances du grec dont témoignent, documents à l'appui, les prêtres et les scribes égyptiens, se présentent comme autant d'indices à même de répliquer, cela, sans même qu'il soit besoin de prêter à Platon des connaissances en égyptien, à l'objection aussi fragile que coutumière de la barrière de la langue.

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