a. La barrière de la langue
Une position retorse mais néanmoins tenable
consisterait à faire valoir que le séjour de Platon en
Égypte aurait pu être une réalité sans pour autant
qu'il en ait retiré le moindre bénéfice pour sa propre
pensée. Si l'on admet effectivement, pour les besoins de la
démonstration, que Platon aurait pu se rendre en terre des pharaons et
profiter de l'entretien des prêtres, des scribes ou d'un quelconque autre
érudit frotté de métaphysique et de théologie, cela
ne résout en rien la question de savoir comment il aurait pu avoir
accès à une pensée dont il ne connaissait la langue ni
d'Ève ni d'Adam. L'objection fréquemment dressée contre la
thèse du voyage égyptien est donc celle-ci que même rendu
en Égypte, Platon n'y aurait rien appris. Une telle remarque est-elle
fondée ? Rien n'est moins sûr. Deux arguments pourraient
être invoqués et répliquer à ces observations.
-- S'il a la science infuse (bien qu'il l'ait oublié),
Platon n'a pas le don des langues. Ce qui n'est pas assez pour le rendre
incapable d'apprendre une autre langue. Platon ne laisse pas de faire usage de
termes égyptiens dans ses dialogues ; que n'aurait-il assimilé
davantage que des noms, plus que des mots, des « éléments de
langage » typiquement égyptiens ? H aurait en ce sens suivi
l'exemple mythique de Pythagore, son devancier, dont certaines traditions font
également un passeur de l'Égypte. S'ajoute à cela que
certains passages du Phèdre, et notamment les premières
phrases du mythe de Theuth, paraissent construits d'après les formes
rhétorique du conte traditionnel égyptien152. Nous ne
savons rien, pour ainsi dire, de la maîtrise que Platon pouvait avoir
acquis de la langue
152 « En ce temps-là régnait sur
l'Égypte entière Thamous » (Platon, Phèdre,
274-275). La forme de l'incipit est canonique et la formule traverse
ne varietur une grande partie de la littérature
égyptienne des Contes et des Sagesses ; cela, depuis son premier emploi
référencé dans l'Autobiographie de
Kaemtjénénet (Ancien Empire, Ve dynastie) en passant par la
Prophétie de Néferty, l'Enseignement pour Kagemni (Moyen
Empire, XIIe dynastie), le Conte du roi Néferkarê et du
général Siséné (XIIe-XIIIe dynastie), le conte
mythologique de l'O. Senmout (Nouvel Empire, )(VIIIe dynastie), le conte
ramesside de La Querelle d'Apophis et Ségénenrê ou
encore l'ouverture du Livre de la Vache du ciel (XVIIIe dynastie),
jusqu'au Songe de Nectanébo, composé en
démotique. Il continue d'être employé durant
l'époque ptolémaïque immédiatement postérieure
au voyage de Platon. Aussi ne nous paraît-il pas déraisonnable
d'envisager que des échos stylistiques de cette littérature
soient parvenus jusqu'à Platon ; d'où la facilité de
Socrate, bien soulignée par Phèdre (c'est-à-dire par
Platon) à « composer des histoires égyptiennes ». Cf.
à ce sujet, les travaux encore inédits de B. Mathieu, « En
ce temps là... - Petite histoire d'un incipit narratif des bords du Nil
à l'Agora (Platon, Phèdre, 274a-275b) ». Voir
également, sur la présence de traits culturels égyptiens
dans le dialogue du Phèdre, J. Derrida, « La pharmacie de
Platon » (1968), dans Platon, Phèdre, Paris,
GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p. 255-403 (en part. p. 391, n. 8).
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égyptienne. Rien n'interdit de penser qu'il aurait pu
tirer enseignement d'une si longue immersion dans ce bain linguistique. Il
n'est de retard si rédhibitoire que trois années d'apprentissage
ne puissent combler. Prétendre le contraire ne serait pas faire montre
d'une très grande générosité. Initiation,
imprégnation ; par formation ou capillarité ; qu'importe le
moyen, on ne peut si aisément poser que Platon soit demeuré tout
à fait hermétique à la langue de ses hôtes.
-- Supposons nonobstant. Supposons malgré tout que
Platon soit resté néophyte ; que notre auteur n'ait jamais su
articuler la moindre phrase ni même comprendre le moindre discours
égyptien ; qu'à plus forte raison, il n'ait jamais su lire le
moindre texte en caractères hiéroglyphiques. Supposons donc ;
est-ce dirimant ? Pas davantage. Même en ce cas, Platon n'aurait eu
aucune difficulté à recourir aux services des drogmans. Les
traducteurs ne manquaient pas. Il y avait ceux, d'abord, détachés
des armées. Ces médiateurs en vacations étaient
effectivement légion depuis les campagnes militaires
gréco-égyptiennes conduites au VIIe siècle sous
Psammétique Ier. Le pharaon en avait fait former un corps
spécialisé pour intégrer dans ses cohortes les mercenaires
venus de Grèce. Ainsi Hérodote évoquait-t-il une
véritable « institution des interprètes » («
oi gun hèrménées »)153 A ces
corps militaires suppléaient les fonctionnaires d'État qui,
à leurs heures perdues, monnayaient leur talent de traducteur autant que
leur influence. On connaît la réputation des traducteurs auliques,
polyglottes accomplis, chargés sous la XVIIIe dynastie de retranscrire
les lettres rédigées en accadien, telles celles retrouvées
sur le site de Tell el-Amama. Et plus encore, il y avait ceux qui faisaient
profession d'orienter les pèlerins et visiteurs de l'étranger
venu pour admirer les temples et les principaux édifices religieux. Un
exemple éloquent de ce recours des Grecs aux interprètes
égyptiens -- et de la connaissance du grec par ces Égyptiens --
nous est donné par Hérodote au Livre II de son Enquête
154' dans un passage où le «père de l'histoire »
prétend s'être entretenu -- en grec -- avec le
scribe-trésorier du temple de Neith. Les entretiens de Solon
rapportés par Critias dans cette même Saïs où
se rend Hérodote, au temple de Saïs mentionné par Platon, et
que Platon lui-même aurait pu visiter, n'ont rien d'essentiellement
invraisemblable.
Si Platon avait dû s'instruire de doctrines
égyptiennes concernant la tripartition de l'âme ou le jugement des
morts, c'est sans nul doute auprès des officiants qu'il aurait
trouvé matière à penser. Les officiants (ou prêtres
par délégation) connaissaient-il assez le grec pour que
même -- ultime hypothèse -- sans traducteur, sans médiateur
bilingue, ils aient pu renseigner directement Platon sur le contenu des
sagesses égyptiennes et des textes sacrés dont ils étaient
tout à la fois, rappelons-le, les diffuseurs, les protecteurs et les
commentateurs ? Il semblerait, au vu des témoignages d'époque,
que nous
153 Hérodote, L'Enquête, L. II, 154.
154 ib1d
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puissions encore répondre par l'affirmative. S'il nous
fallait de cette réalité une preuve plus substantielle, il
suffirait de songer au premier décret trilingue connu, promulgué
sous Ptolémée III Évergète Ier, oeuvre d'un concile
clérical réuni à Canope pour l'occasion de l'anniversaire
de l'intronisation du pharaon. Un décret promulgué par les
autorités ecclésiastiques en --238, soit environ un siècle
et demi après le voyage Platon. Pierre de Rosette avant la lettre, ce
document fait droit à trois sections respectivement
rédigées en grec, démotique et égyptien
hiéroglyphique, attestant par là-même d'une maîtrise
des trois langues155 Le commun des Égyptiens apparaît
plus généralement suffisamment marqué par sa
fréquentation devenue coutumière de la langue grecque pour en
venir à intégrer des tours de phrase typiquement
helléniques comme l'expression « ou monon... alla kai »,
passée dans la langue démotique (vernaculaire)
d'époque. Comme le relève François Daumas dans sa
préface à Platon à Héliopolis d'Égypte,
«il fallait un long temps d'accoutumance et une habitude de la langue
très grande, en ce temps où grammaire et dictionnaire
n'existaient pas, pour que put s'exerçer cette influence du grec sur la
langue égyptienne courante à ce moment »156
Pour résumer en quelques mots ce contre argumentaire,
l'entretien d'interprètes à des usages auliques ou militaires par
la chancellerie pharaonique d'une part, la présence de drogmans dans les
villes égyptiennes fréquentées par les Grecs (dont, tout
spécifiquement, le port de Naucratis) ; enfin, les connaissances du grec
dont témoignent, documents à l'appui, les prêtres et les
scribes égyptiens, se présentent comme autant d'indices à
même de répliquer, cela, sans même qu'il soit besoin de
prêter à Platon des connaissances en égyptien, à
l'objection aussi fragile que coutumière de la barrière de la
langue.
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