b. Des centres culturels
L'Égypte a la réputation d'être une terre
d'échange ; ce qu'elle n'a jamais cessé d'être,
était déjà depuis la plus lointaine antiquité -- et
serait plus que jamais sous la période classique (435 -- 405),
coïncidant avec la résistance égyptienne contre
l'impérialisme perse. « Échange », comme «
être », doit cependant s'entendre en plusieurs sens. Les
échanges commerciaux sont loin d'épuiser la richesse des
interactions entre les Grecs et les Égyptiens. L'Égypte, terre de
commerce, était aussi un lieu d'étude et de voyage, et de voyage
d'études. Une terre d'initiation. A quelle initiation pouvait
prétendre un Grec ; où et comment celle-ci lui était-elle
dispensée, sont des questions dont nous ne saurions faire
l'économie.
155 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne de la
tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A.
Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p.
41-54.
156 Fr. Daumas, préface à R. Godel, Platon
à Héliopolis d'Égypte, Paris, Les Belles Lettres,
1956.
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Une fois résolue la question de savoir comment Platon
pouvait communiquer ou prendre connaissance des textes égyptiens, reste
en effet à nous interroger sur les lieux où notre auteur
était le plus à même de recueillir la meilleure somme
d'informations sur les différents domaines de la culture
égyptienne. Non plus seulement sur l'âme et le jugement des
âmes ; mais plus encore sur l'art, l'histoire, la politique, les lois,
les moeurs, l'organisation sociale, la religion, l'astronomie, les
mathématiques, l'enseignement ou la pédagogie et bien d'autres
sujets qui se trouvent mentionnés dans ses Dialogues157. Nous
avons évoqué, parmi ces hauts-lieux culturels, le temple de
Saïs où se serait rendu Hérodote ainsi que Solon
d'après le récit de Critias158
(peut-être en hommage implicite à Hérodote). Or, aux
différents temples de l'Égypte ancienne, et cela de la même
manière qu'à tous les grands édifices religieux des
principales cités -- outre Saïs, Bubastis, Tanis,
Héliopolis, Memphis, Hermopolis, Abydos, Thèbes, etc. -- se
rattachait le plus souvent un important complexe intégrant des
habitations pour les prêtres, des ateliers de production divers, des
entrepôts, éventuellement des logements pour héberger les
visiteurs. Les temples, en sus de constituer des centres intellectuels, avaient
également une fonction éducative. Ils s'associaient une ou
plusieurs « maisons de vie » au sein desquelles officiaient de
puissants collèges sacerdotaux (la réputation de celle
d'Héliopolis -- « la cité du soleil » -- était
connue dans tout l'oikoumènè) et où les aspirants à
la prêtrise étaient initiés à la théologie et
à la sagesse des anciens. C'était aussi le lieu où les
scribes s'adonnaient aux commentaires et à la reproduction des papyrus
sacrés. Le temple était donc plus qu'un lieu de dévotion,
la maison du Dieu, un centre économique ou un espace de recueillement :
il était plus encore, grâce aux maisons de vie, un relais
culturel.
Ces édifices -- les maisons de vie -- se
présentaient comme des manières d'écoles, d'institutions
essentiellement dédiées à la formation des futures
élites, principalement des scribes, mais également ouverts aux
profanes et même aux étrangers qui en faisaient la demande.
L'ombre des maisons de vie pouvait ainsi servir de théâtre aux
entretiens théologiques de haute volée auxquels se livraient
Grecs et Égyptiens. Au point qu'elles puissent être
considérées comme un point de rencontre, où au
clergé local et aux apprentis scribes se confrontaient dans une ambiance
studieuse les plus grands érudits et savants de leur siècle. Ces
édifices ne désemplissaient pas, attirant également par la
richesse de leur réserve documentaire. Tout un chacun pouvait, sur
autorisation ou librement, avoir accès aux plus anciennes
bibliothèques d'Égypte, telle la bibliothèque sacerdotale
de Tebtynis, dans le Fayoum, celles des
157 Ainsi, entre autres, dans le Phèdre,
274c sq. ; Timée, 21e, 60a ; Lois, L. VII, 657b,
799a-b, 819b-c ; Philèbe 18b ; Politique, 290 d-e,
passim.
158 « Si, en effet, je puis me rappeler
suffisamment et vous rapporter les discours tenus autrefois par les
prêtres et apportés ici par Solon, je suis à peu
près sûr que cette assemblée sera d'avis que j'ai bien
rempli ma tâche » (Platon, Critias, 108b).
60
temples d'Edfou ou de Dendara, ou celles de Thèbes. Le
fonds documentaire y était riche, varié, et comportait des
papyrus authentiques ou des reproductions d'originaux dont la période de
rédaction se déployait sur des durées qui ne devaient pas
manquer de faire l'admiration des Grecs. S'y trouvaient également de
nombreux textes magiques, côtoyant les récits mythologiques, les
hymnes et prières, les contes et autres compositions littéraires.
Bien d'autres disciplines étaient mises à l'honneur, comme en
attestent les vestiges de textes scientifiques, des traités
médicaux (Hippocrate fut à bonne école), astronomiques
(Eudoxe n'en perdrait rien), des registres d'État et des recensements.
Tout y était, rien n'y manquait ; minutieusement classé,
archivé, mis à jour. Platon n'aurait eu aucun mal à
obtenir en un tel lieu tous les renseignements dont ses Dialogues
témoignent.
Les maisons de vie porteraient mal leur nom si elles
n'étaient que des conservatoires. Au-delà d'être un
mémorial des écritures ou un espace de transmission, c'est dans
les maisons de vie que se tramaient tous les bouleversements en matière
de doctrine. Bouleversements qui se répercutaient ensuite sur le reste
des disciplines : art, musique, métaphysique, etc., supposées
refléter ces nouvelles conceptions. Bouleversements dont
dépendait ainsi, d'après Gode1159, toute la production
littéraire de l'Égypte pharaonique, incluse la composition des
hymnes, des chants sacrés et des figures de la danse. C'est dans les
maisons de vie, encore, qu'étaient élaborés,
enseignés et conservés les traités de magie, avec leur lot
de rites, qui côtoyaient sinon se confondaient avec les traités de
médecine expérimentale, parfaitement rationnelle et qui
témoignent d'une pratique très en avance sur leur époque.
Les deux options allaient de pair depuis l'époque la plus ancienne,
comme en attestent les papyrus médicaux. Cette dimension religieuse
indissociable de la littérature morale et scientifique réfute
ainsi radicalement la distinction tardive entre les registres du sacré
et du profane. Les scribes étaient aussi et d'abord des
théologiens et les théologiens nécessairement des scribes.
D'aucuns ont émis l'hypothèse que ce serait d'ailleurs à
leur initiative que naquit le genre littéraire didactique, florissant en
Égypte depuis le début du Moyen Empire (vers 2000 av. J.-C.).
Quant aux mathématiques et à l'astronomie égyptienne (et
mésopotamienne), il se pourrait qu'elles aient considérablement
influé sur la science grecque en devenir16o
Platon et, plus tard, Aristote, insistent sur les conditions
à la fois climatiques et historiques ayant permis aux Égyptiens
d'accumuler une longue tradition d'observation astronomique. De repérer
des cycles sur le long terme et de prétendre à des relevés
précis. Platon ne tarit pas d'éloges, dans le récit du
Phèdre, sur la pédagogie égyptienne ayant su se
doter de techniques pragmatiques ludiques et efficaces d'enseignement des
mathématiques. Pour peu que notre auteur ou un quelconque autre
159 R. Godel, Platon à Héliopolis
d'Égypte, Paris, Les Belles Lettres, 1956.
16o L. Robin, La Pensée grecque et les Origines de
l'esprit scientifique, Paris, Renaissance du livre, 1923.
61
voyageur grec ait jamais pu se renseigner sur l'étendue
de ces connaissances et assister à cette merveilleuse pédagogie,
ce ne pouvait être que dans les maisons de vie. Platon insiste enfin sur
la question des arts, et plus précisément -- puisqu'il s'agit de
discourir des lois -- d'encadrement des arts161. Précisons donc que les
artistes, essentiellement des graveurs-sculpteurs, tenaient tout leur savoir
des maisons de vie. Leur art -- qui ne serait que bien plus tard
thématisé comme tel -- étant dépositaire d'une
fonction religieuse, ils étaient eux, plus qu'aucun autre, tenus au
respect des canons, à l'observance des proportions fixées par les
plus hautes autorités de la hiérarchie. Telles étaient,
mutatis mutandis, les «formes intelligibles » que les
officiants, en ceci comparables aux gardiens de la République
ou au démiurge du Théétète
prêtant sa forme à la matière
indifférenciée, se faisaient fort d'imposer au reste du corps
social. Toutes les réformes voulues par le pouvoir s'actualisaient ainsi
par le truchement des maisons de vie. Elles étaient les sanctuaires par
excellence au sein desquels s'élaboraient les conceptions
théologiques, les règles législatives, les canons
artistiques, et ce qui s'apparente le plus à la philosophie. La
discipline théologique se présentait effectivement comme la
matrice de toutes les autres connaissances.
Cette compendieuse visite au sein des maisons de vie permet
d'envisager qu'à l'ombre d'un seul temple, un Grec aurait sans mal pu
trouver âme avec qui s'entretenir et matière à s'instruire,
embrasser depuis un seul lieu une part honorable de la culture
égyptienne. S'il y avait donc, dans toute l'Égypte, un type
d'institution susceptible d'avoir renseigné un Grec sur la civilisation
égyptienne, ses moeurs, ses traditions et ses croyances, un lieu
où quiconque désireux de consulter les plus anciens corpus de
textes et les doctrines égyptiennes que nous tenterons de comparer
à celles développées par Platon, ce lieu existait bel et
bien, dans toutes les principales cités.
161 « C'est pourquoi après en avoir choisi et
déterminé les modèles, on [les autorités
égyptiennes] les expose dans les temples, et il est défendu aux
peintres et aux autres artistes qui font des figures ou d'autres ouvrages
semblables, de rien innover, ni de s'écarter en rien de ce qui a
été réglé par les lois du pays : et cette
défense subsiste encore aujourd'hui, et pour les figures, et pour toute
espèce de musique. Et si on veut y prendre garde, on trouvera chez eux
des ouvrages de peinture ou de sculpture faits depuis dix mille ans [...] et
qui ont été travaillés sur les mêmes règles
[...] C'est un chef d'oeuvre de législation et de politique. Leurs
autres lois ne sont peut-être pas exemptes de défauts ; mais pour
celle-ci touchant la musique, elle nous prouve une chose vraie et bien digne de
remarque, c'est qu'il est possible de fixer par des lois, d'une manière
durable et avec assurance, les chants qui sont absolument beaux [...] Si donc,
comme je disais, quelqu'un était assez habile pour saisir, par quelque
moyen que ce soit, ce qu'il y a de vrai en ce genre, il doit en faire une loi
avec assurance, et en ordonner l'exécution, persuadé que le
goût du plaisir, qui porte sans cesse à inventer de nouvelles
musiques, n'aura pas assez de force pour abolir des modèles une fois
consacrés, sous prétexte qu'ils sont surannés ; du moins
voyons-nous qu'en Égypte, loin que le goût du plaisir ait
prévalu sur l'antiquité, tout le contraire est arrivé
» (Platon, Lois, L. II, 656e-657b). Sur la fonction
pédagogique des arts du temps ; sur leur usage en politique et sur leur
dimension mystique (isiaque) ou « doctrinaire » (pythagorisme), cf.
P. M. Schuhl, « Platon et la musique de son temps », dans Etudes
platoniciennes, Paris, PUÉ, 1960, p. 100-112.
62
L'existence attestée des maisons de vie résout
assurément une difficulté de taille, celle du lieu et de la
manière dont Platon aurait pu entrer en connaissance de doctrines
égyptiennes. Elle ne nous assure pas que Platon en personne les aurait
visitées : comme nous le suggérions, n'importe quel autre Grec de
l'entourage de notre auteur aurait pu accomplir ce pèlerinage, et
rapporter à Platon ces renseignements. Platon pourrait encore avoir
puisé chez d'autres auteurs lesdits renseignements.
Bénéficiant de cet accès aux maisons de vie et de
l'accueil particulièrement chaleureux des Égyptiens, les Grecs
ont en effet constitué à la fin du Ve s. av. J.-C. un
véritable corpus encyclopédique sur les savoirs et les pratiques
de la vallée du Nil. Des motifs dramatiques et des lieux
littéraires se sont cristallisés. Une vision topographique,
historique, culturelle, religieuse s'est déployée au confluent de
nombreux textes et traverse toute une littérature d'aiguptiaka.
Si l'on ajoute à la contribution des « historiens », des
doxographes, compositeurs et dramaturges précédemment
évoqués, les possibles relais qu'auraient été
certains présocratiques, orphiques ou pythagoriciens que connaissait
Platon, on obtient une cartographie relativement complète des savoirs
égyptiens. Si bien qu'on peut légitimement douter que, disposant
à domicile d'autant d'informations, et indépendamment de la
question de savoir s'il fut effectif, le voyage de Platon eût
été nécessaire. Croyant nous amender d'une objection, nous
nous sommes découverts de nouveaux embarras.
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