c. Achôris
Le règne d'Achôris ne fut pas moins propitiatoire
aux Grecs. Pharaon de la XXIXe dynastie, le petit-fils de
Néphéritès Ier accède au trône en -392
après en avoir évincé Psammouthis, lui-même
129 Hérodote, L 'Enquête, L. II, 178.
13o J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte
», article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993. Pour
un tracé des principales voies maritimes, infrastructures portuaires et
flux d'échanges entre l'Égypte et les pays du bassin
méditerranéen, voir également D. Fabre, Le destin
maritime de l'Égypte ancienne, Londres, Periplus Publishing London
Ltd, Égyptologie Et Histoire, 2004.
131 Une hypothèse étayée par les
témoignages concordants de Plutarque (Vies parallèles des
hommes illustres, t. I : Vie de Solon, 2, 8) et de Grégoire de
Naziance (Carmen Liber, I, II, 311). Voir B. Mathieu « Le voyage
de Platon en Égypte », dans Annales du Service des
Antiquités de l'Égypte (ASAL) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987,
p. 153-167.
132 Platon, Phèdre, 274e-275.
48
usurpateur de la lignée officielle, puis règne
quatorze ans durant, jusqu'en -378. Rappelons à ce propos que -392 est
l'une des datations admises comme l'une des plus probables pour situer le
séjour de Platon en Égypte. Platon aurait ainsi été
contemporain de cet avènement. Deux ans plus tard, en -390, devant la
menace imminente d'un empire réorganisé et bien
déterminée à prendre sa revanche, le pharaon contracte
avec Athènes une alliance militaire. Alliance dont on
décèle des échos explicites dans deux des pièces
d'Aristophane : l'Assemblée des femmes133 et
Ploutos134, représentées respectivement en
389 et en 388. Des troupes d'élites venues de Grèce grossissent
les rangs de l'armée égyptienne, conduites par le
général athénien Chabrias qui fortifie durablement les
abords de la branche pélusiaque du Nil. La trêve de courte
durée. La «paix d'Antalcidas » conclue en -387 avec un
général spartiate pour le contrôle des cités
grecques d'Asie mineure permet à l'empereur perse Artaxerxès II
Mnémon, le successeur de Darius II, de recentrer ses forces sur le front
égyptien. La sauvegarde du pays était plus que jamais comptable
de l'appui des décisionnaires grecs. De même que Sparte
s'était ralliée au perse, Athènes renforce ses liens avec
l'Égypte. Le pharaon, dans l'intervalle, rassemble un pays
morcelé sous une bannière unique. Ses armées marchent de
nouveaux aux côtés des hoplites. L'alliance porte ses fruits ; la
menace perse est repoussée. Mais pas anéantie. D'où la
nécessité de maintenir vivant cet héritage diplomatique.
D'où l'héllénophilie. D'où l'égyptophilie.
Et la mesure d'une propagande qui veut faire de l'Égypte une parente de
la Grèce, sinon sa préceptrice. Toujours est-il qu'il
n'était Grec ou Égyptien à l'époque de Platon
susceptible d'ignorer les intérêts profonds qui liaient
dorénavant ces deux civilisations.
Les contacts entre les civilisations grecque et
égyptienne, établis de longue date, se sont donc renforcés
considérablement au temps des rois saïtes de la XXV1Q dynastie,
entre 664 et 525 avant notre ère, puis sous le règne
d'Achôris (392-378). Les Grecs pouvaient alors arpenter la vallée
du Nil en toute sécurité, s'y installer et s'immerger dans la
culture locale.
Des theoros se rendaient fréquemment aux
temples pour profiter de l'entretien des scribes, consulter les registres ;
pour contempler, surtout, les splendeurs architecturales et artistiques de
l'Égypte pharaonique. A supposer seulement que Platon ait
été parmi eux, il serait difficile d'imaginer qu'il n'en
eût fait autant. « Psammétique », « Amasis »,
« Achôris », autant de pharaons cités dans ses
Dialogues. « Naukratis », « Saïs », « Hermopolis
», autant de villes qui reviennent fréquemment sous la plume de
l'auteur. Platon connaît l'Égypte. Platon fait l'expérience
d'une période d'embellie propice aux grandes expéditions.
Quoiqu'à tout prendre, si l'on en croit Froidefond135, les
dominations
133 Aristophane, Assemblée des femmes, v. 193
sq.
134 Aristophane, Ploutos, v. 178.
135 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
49
perses elles-mêmes, de 525 à 401 avant notre
ère136, n'auraient pas pu suffire à empêcher les
voyageurs, les historiens, les philosophes et hommes d'État grecs de
parcourir l'Égypte en toute quiétude. L'atteste avec éclat
l'exemple d'Hérodote, qui y séjourne en 450. Cette alternance de
résistance et de reprise ne fit, bien au contraire, qu'encourager le
rapprochement à la fois politique et militaire des Égyptiens et
des Hellènes, confédérés contre l'ennemi commun.
L'Égypte attire. L'Égypte fascine. D'espace mythique qu'elle
paraissait avec Homère, l'Égypte devient une villégiature
de l'écoumène. L'Égypte, à l'époque de
Platon, avait cessé depuis longtemps d'être une contrée
étrangère pour un Grec. L'Égypte visitée avait
conquis son farouche visiteur.
Hellénisation de l'Égypte
La qualité des relations entre Égyptiens et
Égéens jette une nouvelle lumière sur l'accueil favorable
réservé à Alexandre lors de son entrée en
Égypte en -332. L'on ne saurait expliquer la complaisance dont put
bénéficier le conquérant auprès de la haute
administration sans tenir compte de l'acculturation de long terme, d'une
hellénisation graduelle de l'Égypte qui s'était produite
en amont137. Les enjeux militaires n'étaient pas
étrangers à cette singulière affabilité. On a
prétendu que les Égyptiens eux-mêmes auraient voulu
complaire à Alexandre dans l'intention de profiter de sa protection
contre une prochaine invasion perse. L'histoire bégaie, aurait dit Marx.
H aurait donc été question, au-delà de l'entregent, de
substituer au pacte avec Athènes l'alliance avec le roi de
Macédoine. Raison d'État et mariage de raison ; raison pourquoi
les armées d'Alexandre ont rencontré si peu de résistance
au cours de leur percée en Égypte. Ce qui permit à son
empire de s'étendre en un tournemain jusqu'à la première
cataracte du Nil. Les élites grecques et
nord-méditerranéennes présentes à cette campagne,
pour avoir l'ascendant en matière militaire, ne dédaignaient
nullement l'aménité de ce peuple exotique. Ils la leur rendaient
bien.
Fidèle à sa réputation, ethnologue
averti, Alexandre s'instruit de la coutume et s'y conforme en Égyptien
parmi les Égyptiens138. Plutôt que d'imposer ses
moeurs, il épouse celles du territoire
136 Cambyse, Darius, Xerxès. Pour une chronique des
« dominations perses » et des campagnes de reconquête du
territoire par les généraux égyptiens, voir E. Drioton, J.
Vandier, L'Égypte des origines à la conquête
d'Alexandre, Paris, P.U.F., 1975 et N. Grimai, Histoire de
l'Égypte ancienne, Paris, Fayard, 1988.
137 Sur les spécificités de la «
conquête » militaire, politique et culturelle de l'Égypte par
Alexandre etsur les différents aspects de l'hellénisation qui
s'en est ensuivie, voir notamment P. Briant, De la Grèce à
l'Orient. Alexandre le Grand, Paris, Découvertes, Gallimard, 1988 ;
E. Drioton, J. Vandier, L'Égypte. Des origines à la
conquête d'Alexandre, Paris, Presses Universitaires de France,
1938.
138 L'empereur conquérant avait été
à bonne école. C'était à Aristote que le roi
Philippe II de Macédoine avait confié l'éducation de son
fils, faisant ainsi écho à l'idée de Platon selon laquelle
puisque les philosophes ne peuvent devenir rois (ou bien seulement dans une
cité déjà harmonieuse, mais où la direction des
50
conquis. Gage de respect des traditions locales, il sacrifie
au dieu taureau Apis et honore sans atermoyer les autres dieux. Une anecdote
rapportée par Plutarque -- par suite abondamment reprise et
développée pour servir la légende du
conquérant139 -- campe l'image d'Épinal d'un Alexandre
solennel recevant de l'oracle d'Ammon-Zeus (le syncrétisme est
éloquent) l'onction qui lui manquait : le voilà consacré
rejeton de la divinité140, et inscrit -- par l'entremise du
mythique Nectanebo II141 -- dans la filiation de la famille royale. Tout
pharaon est une figure d'Horus ; Horus est à la fois un dieu et une
fonction, la fonction régalienne. Le pharaon est donc toujours la
même personne, en tant qu'il est toujours l'incarnation d'Horus.
Étonnamment flexible, le clergé égyptien ne semble pas
avoir nourri trop de scrupules à consacrer un étranger. Moins
d'une année après son arrivée, le conquérant aux
yeux vairons reçoit officiellement le titre aux portes de Memphis.
Autant d'indices qui laissent penser que l'Égypte d'alors était
déjà fortement profondément acquise à
l'hellénisation.
philosophes serait alors superfétatoire), il convient
que les rois deviennent philosophes (cf. Lettre VII). L'enseignement
d'Aristote aura sans doute eu des répercussions profondes sur la
mentalité du jeune Alexandre, lui communiquant sa soif inextinguible de
connaissances et sa disposition à la curiosité philosophique. Il
se pourrait qu'il l'ait accompagné au cours de sa campagne en Asie
Mineure, en Syrie et en Égypte, entre -335 et -331. Leur relation se
serait en revanche drastiquement dégradée quatre ans plus tard
lorsque le conquérant fit ordonner l'exécution de son neveu
Callisthène d'Olynthe. Cf. à ce sujet la Lettre à
Alexandre sur le monde, attribuée à Aristote, trad. M.
Hoefer, Paris, Lefèvre, 1843.
139 Pseudo-Callisthène, Le Roman d'Alexandre,
trad. G. Bounoure, B. Serret, Paris, Les Belles lettres, 1992.
140 Il se pourrait que la légende repose en
vérité sur une méprise habilement exploitée.
Plutarque rapporte effectivement que « quelques-uns affirment que le
prophète (ndla :le terme de « prophète »,
aussi présent chez Hérodote et chez Diodore, rend compte aux yeux
des Grecs de la fonction de prêtre ritualiste) voulant le saluer en grec
d'un terme d'affection, l'avait appelé "mon fils" (Trat6(ov,
païdion), mais que, dans sa prononciation barbare, il achoppa sur
la dernière lettre et dit, en substituant au nu (y) un sigma (ç)
: "fils de Zeus" (Trarç Arbç, pals dios) ; ils (ces
« quelques-uns ») ajoutent qu'Alexandre goûta fort ce lapsus et
que le bruit se répandit qu'il avait été appelé
"fils de Zeus" par le dieu » (Plutarque, Vies parallèles,
46-120). La récupération de cette anecdote à des fins
de propagande a notamment été analysée par
l'égyptologue français N. Grimai, dans son article « Les
termes de la propagande royale égyptienne de la XIXe dynastie à
la conquête d'Alexandre », dans Mémoires de
l'académie des inscriptions et belles lettres, n°6, Paris,
Imprimerie nationale, 1986.
141 Ph. Matthey, Pharaon, magicien et filou : Nectanebo IL
Entre l'histoire et la légende, Thèse de doctorat
n°759, document en ligne, Université de Genève, 2012.
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51
Alexandre en pharaon honorant le dieu thébain
Amon-Rê - Temple de Louqsor
Égyptianisation de la Grèce
Si donc l'Égypte tient la Grèce en estime,
celle-ci se garde bien de mépriser l'Égypte. A
l'hellénisation de l'Égypte répondait concomitamment
l'égyptianisation de la Grèce. L'introduction de nouveaux cultes
venus d'Orient dans la cité d'Athènes était soumise
à certaines conditions. La principale contrainte (tacite, mais
essentielle) voulait qu'il s'agît d'un culte public, d'un culte
fédérateur, et non privé, identitaire et «segmentant
». La religion civile participait de l'éducation du citoyen ; s'y
conformer, ne serait-ce que de manière formelle, relevait du devoir
politique. Tout culte se devait d'être compatible avec les
manifestations, les fêtes et dévotions prescrites par la
cité. A la réserve de ces conditions, rien n'empêchait
l'implantation de cultes étrangers. Ni même leur incorporation
à la religion athénienne préexistante. Une incorporation
favorisée par la logique polythéiste, cumulative et pragmatique,
grâce à laquelle des éléments d'origines très
variées peuvent
52
tout à fait cohabiter, voire se fondre dans le
panthéon traditionnel142. A rebours des monothéismes
stricts, les polythéismes classiques ne sont pas exclusifs et ne
requièrent pas nécessairement de « conversion » ou de
renonciation aux croyances préalables de la part des fidèles.
Qu'un Athénien adhère au culte de Cybèle ou à celui
d'Amon n'interdit pas qu'il poursuive d'observer celui d'Athéna, de Zeus
ou d'une quelconque divinité locale. Aussi a-t-on maintes fois
relevé cet éclectisme religieux des Athéniens, pour nous
si insolite, qui n'hésitent pas à s'investir successivement ou
simultanément dans plusieurs cultes.
S'il ne fallait qu'un exemple pour illustrer cette logique
d'assimilation, citons celui de
l' «Agnostos Theos » décrit par le
Pseudo-Lucien143 Il existait dans la cité d'Athènes un
temple spécialement dédié à ce « dieu inconnu
». Nous savons par Apollodore, par Philostrate et Pausanias, que cette
divinité impersonnelle avait fonction de substitut cultuel. Dieu sans
visage, il les arborait tous. Sans nom, il les arborait tous. Privé
d'identité, il pouvait remplacer provisoirement tout autre dieu dont on
pressentait l'existence, mais dont la personnalité ou la nature ne
s'était pas encore fait connaître des Grecs. C'est assez dire la
préoccupation constante des Athéniens de n'en offenser aucun par
leur silence, quelle qu'en soit l'origine. Une attitude très
éloignée des monopoles prescrits par les monothéismes ;
exclusivismes qui, par ailleurs, explique en grande partie le refus des
premiers chrétiens d'Occident de se soumettre au culte de l'empereur, et
la persécution qui résultat de ce refus. Tout autre était
donc la disposition des Athéniens envers les cultes étrangers,
pour peu qu'ils soient solubles dans l'écosystème
local144. De manière générale, un aperçu
de la répartition des lieux de cultes dédiés aux
divinités égyptiennes en Attique entre le Ve siècle av.
J.-C et le We s. apr. J.-C. permet de mettre en évidence leur
multiplicité, leur popularité, et donne une vague idée de
leur succès auprès des Athéniens.
142 C'est là, du moins, une thèse soutenue par
nombre d'historiens des religions. Voir notamment les conclusions
récentes de C. Bonnet, synthétisées dans son article
« Repenser les religions orientales : un chantier interdisciplinaire et
international », dans C. Bonnet, J. Riipke, P. Scarpi, Religions
Orientales. Culti misterici. Stuttgart, Nouvelles perspectives, 2006, p.
7-10. Un constat partagé par A. Lefka, laquelle voit dans cette
spécificité l'une des explications rendant raison de la reprise
dans les dialogues platoniciens des assimilations marquées par
Hérodote entre dieux grecs et égyptiens. Cf. A. Lefka, «
Pourquoi des dieux égyptiens chez Platon ? », dans
Kernos7, publication en ligne, 1994.
143 Pseudo-Lucian, Philopatris, IX, 14.
144 Or, il n'est pas certain que le « souci de
soi », pour reprendre Foucault, l'épistrophê
à consonance sectaire (cf. la peinture de Socrate faite par
Aristophane dans les Nuées) promue par le philosophe «
désengagé des affaires de la cité » le fut ; et l'on
pourrait y voir, au-delà de ces causes politiques soigneusement
dissimulées, l'un des motifs cachés de son procès. Cf. au
sujet des contradictions entre la religion du citoyen et le chamanisme
socratique, A. Lefka, « Religion publique et croyances personnelles :
Platon contre Socrate ? », article en ligne dans Kernos 18,
2005.
53
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Carte des sanctuaires « orientaux » en
Attique du Ve s. au We s. apr. J.-C.145
Aussi étrange que cela puisse sembler, il se
trouve qu'Athènes au cours de son histoire, aurait elle-même
encouragé l'implantation de cultes égyptiens. Les documents
d'archives des époques classique et hellénistique rapportent sans
ambiguïté l'intercession expresse des élites
athéniennes en faveur de ces croyances, qu'il s'agisse de leur
ménager une place dans le paysage religieux d'Athènes
145 Cartographie extraite de E. M. Thomas,
Recherches sur les cultes orientaux à Athènes, du Ve
siècle avant j. C. au IVe siècle
après j.-C. Religions en contact dans la cité athénienne,
vol. 2, en annexes de la thèse soutenue à
l'Université Jean Monnet, sous la direction de Y. Perrin et
M.-Fr. Baslez, tel-00697121, Saint-Étienne, 2003.
54
(ainsi du culte d'Ammon146 au We siècle,
d'Isis et de Sarapis au IIIe siècle), ou bien de leur octroyer une
reconnaissance, et donc une protection légale (ainsi d'Aphrodite Ourania
et d'Isis au We siècle). Légiférer c'est, en partie,
légitimer. L'Égypte aurait été
bénéficiaire de ce contexte d'ouverture. Un décret
accordant l'enktèsis à des marchands de
Kition147 nous apprend ainsi que des Égyptiens avaient obtenu
le droit de fonder en --333 un sanctuaire consacré à la
déesse Isis. L'on se doute bien que cette volonté n'était
pas désintéressée. Pourquoi tant de prévenance ?
Quel intérêt Athènes pouvait-elle donc trouver à
chaperonner l'implantation de cultes étrangers ? Il se pourrait que la
réponse à cette question ait moins relevé moins de
préoccupations d'ordre « philanthropiques »
qu'économiques et politiques. L'intervention des élites
dirigeantes d'Athènes s'est chaque fois produite en réponse
à un contexte commercial, diplomatique ou politique
particulier148. Foucart, au XIXe siècle, ne manquait pas de
remarquer dans son étude sur les Associations religieuses chez les
Grecs, combien « cette bienveillance hospitalière [à
l'égard des dieux de l'Orient] était une nécessité
pour une cité commerçante comme Athènes. Pour attirer et
retenir au Pirée les marchands étrangers, il fallait bien
146 Platon lui-même, à
l'occasion des Lois, se réfère à Ammon (Lois, L. V, 738
b), dieu égyptien qu'il assimile à Zeus. Le personnage de
l'Étranger, venu pallier la remarquable absence de Socrate, mentionne
ainsi l'orade de Cyrène que venaient consulter les Grecs de tout
l'oikouménè. Cf. H.W. Parke, The Oracles of Zeus
chap. IX : « Ammon », Oxford, Oxford University Press, 1967, p.
195-241.
147 Attestant cette
présence, un discours d'Hypéride, à l'occasion duquel le
disciple de Platon s'en prend sans ménagement à un
métèque d'origine égyptienne, descendant d'une famille de
parfumeurs installée au Pirée depuis trois
générations : « Elle arrivait à de pareils
résultats [...] avec le concours d'un homme comme
Athénogène, un logographe, un pilier d'Agora, et, pour comble, un
Egyptien [...] mais cet homme, qui est parfumeur comme son père et son
grand-père, qu'on voit à demeure sur l'Agora tous les jours de
l'année, qui possède trois magasins de parfumerie, et qui s'en
fait présenter les comptes mois par mois, etc. » (Hypéride,
Contre Athénogène, 3, trad. G. Colin, Paris, CUF, 1946.
Le patronyme fortement connoté de l'intéressé ne celait
rien pourtant de son désir d'assimilation. Démosthène,
dans sa célèbre harangue contre Midias, fait également une
allusion à un métèque au patronyme hellénisé
: « Au lieu de s'embarquer sur le vaisseau qu'il [Midias] avait
donné, il envoya à sa place un étranger, l'Égyptien
Pamphile : pour lui, il resta, et commit dans les fêtes de Bacchus les
violences pour lesquelles il est maintenant accusé »
(Démosthène, Contre Midias, 163).
148 Le culte du dieu Ammon, dont les orades
allaient connaître un succès considérable auprès des
Grecs, est ainsi introduit entre la fin du Ve siècle et le milieu du IVe
siècle avant J.-C. dans un contexte marqué par l'hostilité
de Delphes (et donc de la Pythie, la religion étant, pour
Dumézil, l'augment sacré de la fonction régalienne)
à l'encontre d'Athènes. Isis et Sarapis -- «
Oser(=Osiris)-Apis » devient un glissement phonétique O
Sérapis, « le Sérapis » -- sont reconnus officiellement
par la cité au cours des années 220 avant J.-C. Athènes
menait alors une politique extérieure favorable aux Lagides, et ne
laissait pas pour renforcer ces liens d'émettre à leur endroit
des signes de bienveillance. Pour ce qui concerne les cultes phéniciens,
leur admission dans le paysage religieux d'Athènes serait la
conséquence de la puissance commerciale exponentielle des
phéniciens installés au Pirée. Les mesures prises par la
cité en leur faveur s'expliqueraient donc principalement au regard de
motivations économiques et commerciales. Il s'agit moins de
considérer la religion comme une variable d'ajustement ou comme un
épiphénomène, que de la resituer dans un contexte dont
elle est à la fois participante est tributaire. L'introduction et la
disparition de cultes est intimement lié aux dynamiques sociales et
géopolitiques oeuvrant chez les intéressés.
55
leur permettre d'y établir le culte de leur patrie
»149. Les élites athéniennes auraient
souhaité fixer en Grèce certaines communautés d'origine
égyptienne en leur offrant de continuer à pratiquer leur culte.
La présence attestée de communautés égyptiennes
installées au Pirée est ainsi confirmée par les registres
dès la fin du Ve s. av. J.-C.15o
Quoi qu'il en soit des enjeux commerciaux qui ont conduit
Athènes à se doter de nouveaux cultes, il n'en demeure pas moins
qu'une fois sur place, ces cultes n'ont pas été sans influence
sur la culture locale. Les étrangers forment le noyau dur des
initiés, mais bien des Grecs se laissent séduire par l'exotisme
des mystères. De nombreux Athéniens sont ainsi introduits aux
grandes doctrines et coutumes religieuses d'origine orientale. A replacer le
phénomène dans une perspective sociologique, force est de
constater que l'inscription en Grèce de cultes égyptiens (auquel
s'ajoutent des cultes phéniciens, syriens et phrygiens, et les cultures
attenantes) n'aura pas abouti à une « religion universelle »
comme le présupposait Cumont151 ; pas davantage à une
manière de balkanisation communautaire ou spirituelle de la population.
Ces cultes restaient, bien au contraire, en perpétuel dialogue avec les
traditions locales et leur milieu de réception. Aussi ne trouvera-t-on
rien d'étonnant au fait qu'ils se soient peu à peu
hellénisés. S'ils ont jamais déteint sur les coutumes
préexistantes, ils ont eux-mêmes acquis des traits typiquement
grecs, se réformant et se dotant de nouveaux aspects à mesure
qu'ils s'ouvraient à la population. Ils se sont adaptés,
acculturés, apostasiant chaque fois que de raison les
éléments les plus dissonants vis-à-vis de la norme
athénienne ; mais tout en conservant une fraction notable, et
décisive, du substrat doctrinaire dont ils étaient porteurs. La
Grèce accueille l'Égypte avec non moins d'égards que
l'Égypte accueillait la Grèce. Tant sa légende que ses
ressortissants et ses divinités achèvent de convertir
Athènes à une forme d'égyptophilie.
Deux objections préliminaires
Expansionnisme grec, convergences militaires,
intérêts politiques, syncrétismes religieux,
hellénisation de l'Égypte, orientalisme grec et bien d'autres
facteurs concourent en dernier ressort à installer une atmosphère
éminemment propice aux excursions studieuses des Athéniens
désirant visiter l'Égypte. Ces pèlerinages prisés
des Grecs étaient monnaie courante. Platon avait les coudées
franches pour se livrer lui-même à de telles investigations (et
l'on ne sache pas qu'il s'en soit privé). L'objection d'un hiatus entre
Barbares et Grecs ne peut par conséquent être invoquée au
détriment de l'hypothèse du voyage de Platon. Cette
différenciation ne préjugeait en rien de l'opacité de ces
deux
149 M. P. Foucart, Des Associations religieuses chez les
Grecs : Thiases, éranes, orgéones, Paris, 1873, p. 131.
150 F. Dunand, Le culte d'Isis dans le bassin oriental de la
Méditerranée, vol. II, p. 4-5, 23.
151 F. Cumont, Les Religions orientales dans le
paganisme romain, recueil de conférences prononcées au
Collège de France, Paris, Leroux, 1929, p. 22.
56
cultures. En ira-t-il de même -- pour en revenir
à l'étymologie du mot « barbare » -- de celle qui
voudrait opposer au dialogue interculturel la frontière de la langue
?
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