b. Amasis
Amasis règne sur l'Égypte de -571 à -526.
Avant-dernier pharaon de la XXVIe dynastie, il contribue à favoriser
l'implantation des Grecs qu'il considère comme de précieux
alliés. Si l'on en croit le livre II de l'Enquête
d'Hérodote qui esquisse du monarque une courte biographie, son
hellénophilie l'aurait mené jusqu'à consacrer un mariage
dynastique avec une fille issue de la noblesse grecque
cyrénaïque122. Amasis multipliait les gages de
bienveillance à l'endroit des Hellènes : « ami des Grecs,
Amasis donna à quelques-uns d'entre eux des marques de sa sympathie
[...] Amasis conclut avec les Cyrénéens amitié et alliance
[...] Amasis a aussi consacré des offrandes en pays grec :
"8 A. Chaniotis, War in the
Hellenistic World : A Social and Cultural History, Oxford, Blackwell,
2005, p. 149.
19 C. Bonnet, A. Motte (dir.), Les
Syncrétismes religieux dans le monde méditerranéen
antique, Bruxelles, Brepols, 1999.
120 Platon, Ménéxène, 241e.
121 Platon, Ménéxène,
239e. Pour ce qui concerne cette coquille historique, P. Friedländer
admet qu'elle participe d'une série d'approximations
préméditées, par ailleurs récurrentes dans le
Ménéxène toutes les fois qu'il s'agit de faire
l'éloge d'Athènes (P. Friedländer, Platon Band II : Die
Platonischen Schriften, Erste Periode, Berlin, W. de Gruyter, 1957). Cette
interprétation en termes de procédé littéraire est
confirmée par R. Clavaud et E. des Places dans leur article « Le
Ménexène de Platon et la rhétorique de son temps
», publication en ligne dans Revue belge de philologie et d'histoire,
vol. 59, n° 1, 1981, p. 198-199. Voir également, pour
reconsidérer cette stratégie dans une problématique plus
vaste, l'article de P. Loraux, « L'art platonicien d'avoir l'air
d'écrire », dans M. Détienne (éd.), Les savoirs
de l'écriture en Grèce ancienne, Lille, Presse
universitaires de Lille, 1988, p. 420-455. « Avoir l'air d'écrire
», c'est aussi suggérer par l'écriture ce que l'on ne dit
pas. De quoi jeter une lumière nouvelle sur bien des paradoxes
platoniciens, dont la condamnation de l'écriture du Phèdre,
le caractère inexprimable des vérités intelligibles
(cf. Lettre VII) ou, plus généralement,
l'ésotérisme platonicien (Aristote, en Physique, IV, 2,
209b15, fait clairement référence à des «
enseignements non écrits » -- 6cypacpa 86yuaTa -- de Platon).
122 Hérodote, L'Enquête, L. II, 180. Cet
événement est également relaté par Pline l'Ancien
au L. XIX, chap. 15 de son Histoire Naturelle. Notons que
Cyrène (situé dans la Libye actuelle, et qui devait léguer
son nom à la région de Cyrénaïque) était alors
la plus ancienne et la plus importante des cinq colonies grecques de la
région.
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à Cyrènes, à Lindos, à Samos...
»123. Munificent, il leur accorde des territoires pour
l'érection d'autels et d'édifices cultuels dont le plus
majestueux reste sans doute l'Hellénicon. Il confie également la
formation des corps d'élite de l'armée égyptienne à
des mercenaires et des aventuriers originaires de Carie, d'Ionie,
d'Éolie et de Doride. Les Grecs du continent n'étaient pas
oubliés ; moins encore les Delphiens, à qui le pharaon adressa
mille talents d'alun -- « la saumure de la terre », écrivait
Pline l'Ancien -- « comme contributions volontaires [à la]
reconstruction d'un temple d'Apollon détruit en 548
»124. Une somme considérable pour l'époque.
D'autant plus salutaire que les Grecs, de leur côté, ne
consentirent par solidarité qu'à vingt mines
d'alun125. A la ville de Cyrène, Amasis fit encore parvenir
une statue d'Athéna, à quoi vinrent s'ajouter deux autres
cariatides pour son temple à Lindos. Le portail du temple de
Neith-Athéna fut, à Saïs, toujours d'après
Hérodote, le premier grand projet architectural du pharaon. Cet
intérêt tout spécifique porté à la
déesse permet d'envisager que lui aussi, à l'image de Platon et
d'Hérodote, tenait pour évidente l'identité de la
déesse grecque avec la déesse égyptienne de sa province et
de sa cité. H apparaîtrait par conséquent que dans sa
description de Saïs, de ses croyances et de son athénophilie (amour
d'Athènes, des Athéniens et d'Athéna-Neith126),
Platon n'a fait que restituer une réalité de la mentalité
de l'époque. Les Grecs étaient bel et bien persuadés de
leur parenté avec l'Égypte. Platon pousse sans doute plus avant
qu'aucun de ses prédécesseurs cette agnation, en précisant
dans le Ménéxène 127 que les Grecs
descendent des Égyptiens. Propos que la révélation de
l'Athènes archaïque par l'officiant de Sais dans le Critias
va venir nuancer128.
123 Hérodote, L'Enquête, L. II, 178, 181,
182.
124 Hérodote, L 'Enquête, L. II, 179.
125 Selon J. Delange, qui tient ses sources d'Hérodote.
Cf. idem, La pierre d'alun. Un minéral en or, Paris,
éditions Chariot d'Or, 2011.
126 « Je n'ai aucune raison de te refuser,
Solon, et je vais t'en faire un récit par égard pour toi et pour
ta patrie, et surtout pour honorer la déesse qui protège votre
cité et la nôtre et qui les a élevées et instruites,
la vôtre, qu'elle a formée la première, mille ans avant la
nôtre, d'un germe pris à la terre et à
Héphaïstos, et la nôtre par la suite » (Platon,
Timée, 21e).
127 Platon, Ménéxène,
245d. M. Bernal (op. cit.) fait sienne cette thèse qu'il
prend au pied de la lettre dans une optique africanocentriste, et à
laquelle il tente avec un succès mitigé d'apporter un fondement
historique. Ce qui, chez Hérodote et chez Platon, participait du mythe
(cf. J.-F. Mattei, Platon et le Miroir du mythe, Paris, Quadrige, P.U.F.,
2002), devient avec Bernal une vérité de fait. Contre la
thèse communément admise faisant des Grecs des descendants des
Européens et des Aryens, l'auteur avance que sa culture (et plus si
affinités) aurait été le fruit d'une ancienne vague de
colonisation de la Grèce par les Égyptiens et les
Phéniciens qui aurait commencé aux environs de 1500 avant
J.-C.
128 « Vous l'ignorez, parce que les survivants, pendant
beaucoup de générations, sont morts sans rien laisser par
écrit. Oui, Solon, il fut un temps où, avant la plus grande des
destructions opérées par les eaux, la cité qui est
aujourd'hui Athènes fut la plus vaillante à la guerre et sans
comparaison la mieux policée à tous égards. C'est elle
qui, dit-on, accomplit les plus belles choses et inventa les plus belles
institutions politiques dont nous ayons entendu parler sous le ciel [...]
Depuis l'établissement de la nôtre, il s'est écoulé
huit mille années: c'est le chiffre que portent nos livres
sacrés. C'est donc de tes concitoyens d'il y a neuf mille ans
que je vais t'exposer brièvement les institutions et le plus
glorieux de leurs exploits. (Platon, Timée, 21e-22a). Nous
soulignons.
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On comprendra dans ce contexte que les Grecs aient obtenu sans
grande difficulté l'aval du pharaon pour s'établir dans le delta,
dans la grande oasis du Fayoum, et dans la vallée du Nil, de Memphis
à Éléphantine. En remerciement pour leur participation aux
campagnes égyptiennes et afm de bénéficier durablement des
ressources venues de toute la Méditerranée ; afm, surtout, de
s'assurer de leur soutien en cas de nouvelles invasions, il leur accorde une
concession permanente à l'embouchure du canal canopique : la ville de
Naucratis, « la reine des mers »129. Cité portuaire
idéalement situé dans le delta, elle devint bientôt par ses
atouts géographiques un carrefour commercial incontournable, une
cité culturelle cosmopolite, ainsi que le point d'ancrage de tout
voyageur grec désirant visiter l'Égypte13o Sans doute
Platon aurait-il pu rencontrer là certains de ses compatriotes et -- bon
propriétaire terrien -- écouler une partie de sa cargaison
d'huile pour financer la suite de son voyage131 (ses commentaires
sur la cupidité des Égyptiens, durs en négoce,
s'éclairent dès alors d'une tout autre lumière). Aux
commerçants se mêlaient les guerriers incorporés dans les
armées de pharaon. Naucratis était à cette époque
la ville hellénisée par excellence. Un lieu d'échange au
confluent de cultures millénaires, dont la splendeur ne fut
éclipsée qu'avec la fondation d'Alexandrie en 332 avant notre
ère. Notons à toutes fins utiles que Naucratis se situait
à moins de 70 km de Saïs, à quelques encablures du temple
où le mythique Solon -- d'après le Critias -- rencontra
les prêtres de Neith. Autre ville égyptienne mentionnée par
Platon : Hermopolis, où l'on honorait le dieu Theuth132. Il
est à cet égard fort éloquent pour ce qui touche à
notre problématique, que Platon use à chaque reprise des
prononciations locales de ces divinités poliades. Non qu'il rejette
l'identification de ces dieux à ceux du Panthéon des Grecs (si
délicates soient, par ailleurs, les conceptions de la divinité
dans la pensée de Platon). L'emploi d'une phonétique autochtone
n'en est que plus significatif.
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