B) Contexte des relations entre l'Égypte et la
Grande Grèce.
L'Égypte, au nombre des contrées
«barbares» cités dans les Dialogues, occupe un espace
privilégié. Plus encore que la Perse, qui fut pourtant un
farouche adversaire d'Athènes au cours des guerres médiques (Ve
siècle av. J.-C). Cette importance typique que paraît accorder
l'auteur à l'Égypte « immuable », à l'ancestrale
l'Égypte, témoin des millénaires, trahit probablement
l'inconstance politique et l'instabilité dont pâtissaient les
cités grecques. Il y a sans doute derrière le «
modèle égyptien » la projection d'un idéal de
longévité spécifiquement platonicien. Mais il y a plus.
Bien plus. Quoi que l'on ait pu dire -- assez injustement -- sur le contenu
dépréciatif de la notion de « Barbare
104 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
los Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues »,
publication en ligne d'après les Annales ESC (sept.-oct. 1986),
p. 953-967.
106 L. Brisson, « L'Égypte de Platon », dans
Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la
Philosophie, 2000.
42
»107, les Grecs dans leur majorité
nourrissaient pour l'Égypte et pour son exotisme une fascination que la
production littéraire de l'époque ne démentait en rien.
Cette dilection n'était pas née de la veille. Elle
reflétait une longue et heureuse tradition d'échanges et
d'accords commerciaux, d'alliances guerrières et politiques. D'une
manière ou d'une autre, les destins de l'Égypte et de la
Grèce ont été liés très tôt sous de
nombreux rapports. Loin d'être chose récente à l'heure
où Platon rédige ses Dialogues, les contacts avérés
entre ces deux populations se seraient établis dès
l'époque minoenne (2700-1200 av. J.-C. environ), civilisation grecque
préhellénique. Ils n'auraient fait alors que se consolider
à la faveur des siècles : sous les siècles « obscurs
» (1200-800 av. J.-C), à l'époque archaïque (800-510
av. J.-C), classique (510-323 av. J.-C), pour finalement atteindre leur
acmé avec l'époque hellénistique et le règne des
Lagides108 (305 -- 30 av. J.-C). Barbare ? L'Égypte l'est
sans aucun doute. Elle n'est ni grecque ni démocrate ; mais il y a bien
des barbaries, et toutes ne se valent pas.
L'expansionnisme grec
Posons nos cartes. A l'époque de Platon, les Grecs
originaires d'Ionie comme ceux du continent avaient depuis longtemps
fondé des colonies éparses sur le pourtour
méditerranéen. Leur expansion s'était sensiblement
accélérée depuis le XVIIIe siècle av. J.-C. Esprit
allant, diplomatie, aménagement du territoire, sursaut
démographique, progrès dans le domaine de la navigation et
sécurisation des routes rendent partiellement raison de cette ouverture.
Les ressources limitées dont disposait la Grèce
nécessitaient au reste la mise en place de solides traités
commerciaux109 Les interdépendances se créent. Les
bons comptes font de bons amis. Sous la pression d'enjeux économiques,
les Grecs avaient ainsi été amenés à ménager
un véritable réseau colonial autour de l'Hellespont, au Nord de
la mer Égée et dans le Pont-Euxin. Le siècle
subséquent voit s'épanouir d'autres établissements,
notamment en Sicile et dans le Golfe de Tarente, en Italie méridionale.
Les Phocéens s'aventuraient plus loin encore sur la « mer glauque
» d'Homère pour fonder la future Massilia vers 600 av. J.-C., et
d'autres comptoirs grecs sur les côtes corses et
ibériques110 Mais ce n'est qu'avec la fin de la domination
assyrienne qui s'était imposée avec conquête du pays par
Assarhaddon (prise de Memphis en -671) que le pays des pharaons devient une
véritable terre d'accueil pour les voyageurs grecs, les Grecs ayant
eux-mêmes activement pris partis à la libération
d'Égypte.
107 Cf. A. M. Badi, Les Grecs et les Barbares.
L'autre face de l'Histoire, 2 vol., Paris, Payot, 1963.
108 Cf. P. Cloché, Alexandre le Grand et les essais
de fusion entre l'Occident gréco-macédonien et l'Orient,
Neuchâtel, H. Messeiller, 1953.
109 Cf. N. Grimai, B. Menu, Le commerce en Égypte
ancienne, rééd. dans Bulletin d'Egyptologie (BdE),
n°121, Le Caire, IFAO, 1998.
10 J. B. Bury, R. Meiggs, A History of Greece
to the Death of Alexander the Great, Londres, Macmillan, 1975 ; voir en
particulier chap. 2.
43
Donner, recevoir, rendre. L'Égypte n'est pas ingrate.
Reconnaissante (et prévoyante), la «Terre noire » fait
dès lors bon accueil aux migrants grecs de toute provenance -- Ioniens,
Cariens d'Asie Mineure, Grecs des îles, Grecs de Cyrène et de
Grande Grèce --, et particulièrement sous les auspices des
règnes des pharaons de la XXVIe dynastie (664 -- 525 av. J.-C.).
Retenons parmi ces règnes, celui de Psammétique Ier, de
Néchao II, de Psammétique II, ou encore d'Apriès et
d'Amasis que nous avons déjà pu rencontrer. Tous inhumés
dans l'enceinte du temple de Neith (assimilée à Athéna),
dans la ville de Saïs (jumelée à celle d'Athènes) qui
voit --se dérouler les entretiens de Solon"' Or, c'est
précisément sous cette dynastie, éminemment propice aux
échanges interculturels gréco-égyptiens, que le pays
connaît ses plus grands aggiornamentos, sinon sa « renaissance
»12. Réformes et embellies à la fois politiques
avec la reconstitution de l'administration et de la cour consécutive
à l'expulsion des Éthiopiens de la XXVe dynastie),
intellectuelles (apparition de l'écriture démotique, venant
compléter le hiératique et le hiéroglyphique),
théologiques et idéologiques avec la construction
d'édifices religieux. La Grèce,
régénérée dans son prestige, supervise la
reconstruction. L'Égypte de ce temps doit à la Grèce -- si
nous avons raison de croire au dialogue partagé -- autant que la
Grèce doit à l'Égypte.
Des facteurs historiques et politiques
Les Grecs découvrent l'Égypte d'Hérodote.
Ils n'y voient trace des cannibales et des coutumes sauvages dépeintes
par Isocrate13 L'humanité commence par
l'hospitalité114 : l'Égypte n'en manque pas. Les
rapports entretenus par les populations locales avec les émigrants de
l'Égée sont au beau fixe. Propice à tout voyage
d'études. Comment s'expliquent de tels rapports ? C'est dans l'histoire
commune à ces deux civilisations qu'il faudra nous tourner pour proposer
à cette question une
111 Platon, Ménéxène,
242b seq. ; Timée, 20d-27a et Critias, 108c-109a,
113a seq.
112 Pour reconduire ici l'expression employée par T.
Obenga, L'Égypte, la Grèce et l'école d'Alexandrie,
Paris, L'Harmattan, 2005.
113 « Ceux qui avaient entrepris de l'outrager lui
avaient reproché d'immoler les étrangers qui arrivaient dans ses
États, tandis que vous l'accusez de les avoir dévorés
» (Isocrate, Eloge de Busiris (-390), XI, §4) ; «
Aeolus renvoyait dans leur patrie les étrangers que le hasard amenait
dans ses États ; et Busiris, s'il faut s'en rapporter à ce que
vous avez dit, les aurait dévorés, après les avoir
immolés » (idem, §7 et passim).
114 Si l'on se range à la lecture qu'en fait
J.-P. Vernant dans La Mort dans les yeux. Figures de l'autre en
Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1985, le cyclope Polyphème
qui apparaît au chant IX, 105 et seq. de l'Odyssée
d'Homère incarne par contraste toutes les valeurs associées
par les Grecs à la barbarie : en fait d'hospitalité, il retient
prisonniers et dévore ses visiteurs, ne cultive pas la terre et habite
un pays sans nom. Les cyclopes vivent en cellule familiale et ne disposent
d'aucune espèce d'institutions ni d'organisation politique : « Chez
eux, pas d'assemblée qui juge ou délibère ; mais au creux
de sa caverne, chacun, sans s'occuper d'autrui, dicte sa loi à ses
enfants et femmes » (Homère, L'Odyssée, chant IX,
v. 112-115). Ces créatures « sans foi ni loi » fournissent
ainsi l'anti-modèle de ce que doit être un homme
civilisé.
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première piste de réponse115 Dans
l'histoire politique, guerrière comme de raison.
Précisément, trois événements,
déployés sur trois règnes, sont susceptibles
d'éclairer l'affinité de l'Égypte et de la Grèce :
(a) en premier lieu, la reconquête de l'Égypte occupée sous
les « dominations ». Cette reconquête eut pour effet que le
pharaon Psammétique dut en partie son intronisation aux Grecs ; (b)
ensuite, l'ouverture à la Grèce inaugurée par Amasis.
Amasis favorise autant que possible les échanges interculturels et
contribue à créer pour les Grecs un climat accueillant ; (c)
enfin, la politique de rapprochement avec les Grecs que pratique, à la
XXIXe dynastie (399-380), le pharaon Achôris116 ; ce, de
nouveau, à la faveur d'alliances contre leur adversaire commun : la
Perse. L'ennemi est un fédérateurl". Platon le
périgète bénéficie de ces conditions, toutes
tributaires de la sagesse des rois.
a. Psammétique
Ayant régné -664 à -610,
Psammétique de Saïs, pharaon de la XXVIe dynastie, fit alliance
avec les Grecs dans l'intention de reprendre l'Égypte, passée
entre les mains du roi assyrien Assarhaddon. Après une
génération d'occupation, il prend l'initiative de recruter des
mercenaires venus d'Ionie et de Carie et les intègre à son
armée. Plus tard, en 459 av. J.-C., deux cent galères sont
envoyées de Grèce pour soutenir la révolte des
Égyptiens contre la Perse. Dans l'intervalle, pour assurer les
chaînes de commandement, des interprètes sont formés aux
deux langues. A eux la charge de garantir la transmission des ordres et des
plans de bataille. Égyptiens et Grecs se côtoient dans les rangs ;
le dialogue s'établit et les affinités se créent qui
dureront au-delà de la campagne militaire proprement dite.
L'armée construit les solidarités. La citoyenneté grecque,
démocratique, y forgeait ses égaux dans l'idéal
d'isonomie. Au déplacement des troupes d'un bastion l'autre et au
service des mercenaires s'ajoute le transfert temporaire ou permanent de
certaines populations (captifs, otages, fugitifs,
15 Une précieuse contribution à
l'analyse des relations entre les peuples d'Égypte et de Grèce
aux différentes périodes de leur histoire peut être
consultée dans J. W. B. Barns, Egyptians and Greeks, Bruxelles,
1978. Cette oeuvre a l'avantage de proposer un éclairage nouveau et peu
conventionnel sur l'évolution des regards que les deux civilisations ont
porté l'une sur l'autre depuis les temps homériques jusqu'au
début de l'ère chrétienne. L'on pourra également
tirer quelque profit de l'article de R. N. Dandekar, « Quelques aspects
des contacts indo-méditerranéens », dans Diogène,
n° 71, 1970, p. 22-42. N'omettons pas de signaler enfin les deux
études de l'égyptologue J. Vercoutter, Essai sur les
relations entre Égyptiens et pré-hellènes, Paris,
L'Orient ancien illustré, A. Maisonneuve, 1954 et idem,
L'Égypte et le monde égéen
pré-hellénique, étude critique des sources
Égyptiennes du début de la XVllle à la fin de la XIXe
dynastie, Le Caire, BdE, IFAO, 1956.
16 Une politique de rapprochement clairement mise
en valeur par C. Traunecker, « Essai sur l'histoire de la XXIXe
dynastie», dans BIFAO, n° 79, le Caire, 1979.
"7 Cf. R. Girard, La Violence et le
sacré (1972), Paris, Hachette Littérature, Pluriel, 1997 ;
en part. chap III : « OEdipe et la victime émissaire ».
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esclaves) qui participe bon gré mal gré de ce
brassage multiculturel18. Comme l'ont montré C. Bonnet et A.
Motte19, les guerres hellénistiques ont eu par suite un
rôle incontournable dans la migration des idées et des croyances
religieuses. Le souvenir de ces expéditions communes devait
profondément marquer les Grecs. Platon lui-même ne laisse pas d'y
faire référence dans le Ménéxène
120, ainsi qu'à la conquête des Perses -- qu'il
attribue erronément, peut-être délibérément,
à Cyrus121. Memphis reprise, la reconquête
achevée, Psammétique consacre Saïs capitale politique de son
empire réunifié. Quant aux mercenaires grecs, loin de les
renvoyer, il leur permet de s'installer sur place, de renforcer leurs effectifs
et de faire souche. L'Égypte prend les Grecs par le coeur et cimente, ce
faisant, leurs intérêts.
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