a. Euripide
Nous avons suggéré une influence possible du
corpus hérodotéen sur la vision que se faisait Platon de
l'Égypte pharaonique. Or, ce sont précisément ces
descriptions que pastiche Aristophane dans les Oiseaux, une
comédie représentée en 414 av. J.-C. Convenons de ce
qu'une telle caricature n'aurait eu aucun sens si la majorité de
l'auditoire n'eût bien connu les passages en question. Inclus Platon.
D'autant qu'Aristophane se garde de citer expressément et
nommément ses sources. Le même auteur récidive
l'année suivante avec les Danaïdes. Si le texte
intégral n'a pas été épargné par le temps,
le peu qui nous soit parvenu de cette pièce laisse entrevoir, comme le
remarque Luc Brisson dans son « Égypte de Platon
»86, une atmosphère teintée d'exotisme
égyptien. D'Aristophane encore,
" J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte
», article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993.
85 Le De Iside et Oriside de Plutarque (IeL
siècle après J.-C.) et les Noctes Atticae -- ou
« nuits attiques » -- de Aulus Gellius (IIe siècle
après J.-C.) en sont deux éminents exemples. Cf. pour le premier,
A.-J. Festugière, « Deux notes sur le De Iside de
Plutarque », dans Comptes-rendus des séances de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 103e
année, n°2, 1959. p. 312-319 ; pour le second, R.
Schreyer, D.J. Taylor, « The History of Linguistics in the Classical
Period », dans Revue belge de philologie et d'histoire, vol. 68,
n°3, 1990, p. 759-761.
86 L. Brisson, « L'Égypte de Platon », dans
Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la
Philosophie, 2000.
37
nous héritons des Thesmophories qui se veulent
une transposition sur un mode parodique de l'Hélène
d'Euripide, drame présenté un an avant, en 412, et
supposé se nouer en Égypte87.
b. Isocrate
Il serait malvenu de négliger une
référence telle celle du Busiris. Écrite par
Isocrate aux alentours de 385 avant notre ère, le discours dresse une
vision synoptique -- et quelque peu dithyrambique -- de la culture, des lois,
des corps sociaux, des institutions et de la religion pharaonique. La
perspective est clairement idéalisante. Les dramaturges dans la
lignée d'Isocrate contribuent de ce fait à étoffer
l'imaginaire de l'Égypte et à la diffusion d'une image
d'Épinal qui n'est pas sans participer de l'égyptomanie
croissante des Grecs. L'Égypte nous est décrite comme «
placée au plus bel endroit de l'univers »88 et serait le
berceau de la philosophie ; elle serait l'origine du « souci de soi »
cher à Michel Foucault, fondatrice de pratiques affectant l'âme
aussi bien que le corps : « ces prêtres [Égyptiens]
inventèrent pour le corps le secours de la médecine [...] Pour
les âmes, il inventèrent la pratique de la philosophie qui peut
à la fois fixer des lois et chercher la nature des choses
»89. Surtout, c'est dans ce texte qu'apparaissent et sont
fixés pour la première fois les quatre topoi, les quatre
axes ou lieu qui devraient figurer dans toute description ultérieure de
l'Égypte : à savoir l'éloge du pays, la partition du corps
social en groupes fonctionnels90 -- clergé, artisans,
guerriers --, la place et l'organisation des arts, des sciences et des
occupations intellectuelles91 ainsi que la piété des
Égyptiens (« c'est surtout la piété des
Égyptiens, leur culte des dieux qui méritent d'être
loués et admirés »92). A cette enseigne, le
rapprochement du Busiris et du Timée de Platon
s'avère particulièrement édifiant. Les similitudes qui s'y
constatent, notamment quant aux descriptions qui font respectivement des
Aiguption Politeia « sont si frappantes, écrit
Froidefond93, qu'elles ne pouvaient échapper à un
lecteur cultivé du We siècle ». Ces ressemblances
s'observent autant pour ce qui concerne le rôle de l'eunomia
dans les activités intellectuelles et artistiques94 que
dans les considérations sur la valeur prescriptive que le
législateur prête à la phronèsis (à
ceci près que la philosophie le cède à la
mantique95).
87 T. Obenga, L'Égypte, la Grèce et
l'école d'Alexandrie, Paris, L'Harmattan, 2005.
88 Isocrate, Busirns, § 11-14.
89 Ibnd , § 22.
9° Ibid, §15-20.
91 Ibnd, §21-23.
92 Ibnd, §24-29.
93 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
94 Froidefond (op. cit.) note un parallélisme
significatif entre les expressions respectivement mobilisées dans le
Timée, 24a-b, 24 b-c, 24 c-e et dans le Busiris 15-20,
21-23 11-15.
95 Cf. Platon, Timée, 24c et Isocrate,
Busiris, 17.
38
Homère, Hérodote, Euripide, Aristophane et Isocrate
-- et combien d'autres encore ? --, autant
d' aiguptiaka, autant d'inspirations possibles ou
avérées aux passages égyptiens qui figurent chez Platon.
Platon reprend, pastiche, renverse ou reconduit explicitement un certain nombre
de motifs déjà frayés par ses prédécesseurs.
Voilà qui pourrait expliquer l'admirable « facilité [de
Socrate] à composer des histoires (logoi) égyptiennes
»96. A cet éloge de Phèdre,
l'intéressé rétorque qu'au-delà de l'histoire, de
l'ornementation, de savoir qui raconte et d'où, l'essentiel du discours
consiste dans la vérité de ce qui est dit. Le reste n'est
qu'accessoire. Prenons Platon au mot.
Les « philosophes »
En marge de l'ornementation du discours et de ses conditions
d'énonciation, de quel fonds doctrinaire est-il question ? De même
que l'imagerie, se pourrait-il que des idées typiquement
égyptiennes se retrouvent également dans les aiguptiaka
platoniciens ? A supposer que ce soit le cas, notre recherche de relais
grecs d'une sagesse égyptienne serait mieux avisée de se
reconcentrer sur le discours des « philosophes » -- ce terme,
intronisé par Pythagore, étant à prendre en son sens
étymologique.
La prolifération des passages égyptiens à
compter des dialogues de maturité a bien été
relevée par Froidefond97, et d'aucuns ont tenté de
l'expliquer par l'influence d'Eudoxe de Cnide qui fréquenta
l'Académie vers 368 av. J.-C.98 Eudoxe était
effectivement de l'entourage de notre auteur ; lui également
s'intéressait à la philosophie et particulièrement
à l'astronomie99. A telle enseigne que son
96 Platon, Phèdre, 275b.
97 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971, p. 267-268.
98 Date avancée concurremment par J.
Kerschensteiner, Platon und der Orient, Stuttgart, 1945 et F.
Lasserre, Eudoxe de Cnide, Berlin, W. de Gruyter, 1987.
" La question d'inspirations étrangères venues
nourrir la « religion astrale » évoquée par Platon,
notamment dans l'Épinomis (à supposer que
l'Épinomis fût bien de la main de Platon, et non de son
disciple Philippe d'Oponte), a fait l'objet de nombreuses discussions.
D'où viendraient ces aspirations ? L'Égypte, que notre auteur
célèbre pour son ancienneté, son statut fondateur
relativement aux sciences et pour la clarté de son ciel
étoilé, est-elle bonne candidate ? Quel rôle accorder
à Eudoxe pour ce qui concerne la formation et les idées de Platon
en matière d'astronomie ? Contre la thèse de sagesses
égyptiennes acquises par la fréquentation d'Eudoxe, E. M. Manasse
privilégie celle d'un apport antérieur, d'un apport plus ancien
de doctrines chaldéennes (E. M. Manasse, Bûcher über
Platon, t. III, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1976). Il retient, contre
Festugière, que Platon n'aurait pas attendu Eudoxe pour entreprendre de
s'initier aux arcanes de l'astronomie orientale que l'on retrouve en filigrane
dans le Timée et dans les Lois. Cette position peut
être nuancée à l'aune de certaines convergences qui se
constatent entre des théories platoniciennes telles celle de la Grande
année cosmique et les computs astronomiques égyptiens, laissant
ouverte la possibilité d'une assimilation de celle-ci à la
période sothiaque. Sur ces sujets, complexes, et les coïncidences
entre ces différents corpus, cf. B. Pierre, « La religion astrale
de Platon à Cicéron, dans Revue des Études Grecques,
t.
39
séjour dans la vallée du Nil aurait pu
participer à renseigner sinon à aiguiser l'intérêt
de Platon pour l'Égypte. Eudoxe est réputé pour avoir
effectué de nombreux voyages, éventuellement d'abord en Perse
sous le règne du roi de Sparte Agésilas II. François
Lasserre date son premier séjour dans la vallée du Nil aux
alentours de 373 av. J.-C100 Cette tradition, douteuse,
n'enlève rien aux témoignages plus consistants, faisant valoir
qu'il s'y rendit vers -392 pour y demeurer plus d'une année, puis vers -
38-001.Ses relations avec Platon sont en tout état de cause suffisamment
amicales pour que ce dernier en fasse son disciple ou son assistant à
l'Académie dès -370. La plupart des commentateurs modernes
s'accordent sur le point que Platon aurait pu recueillir de précieux
renseignements sur par son entremise. Certains, comme J. Kerschensteiner,
n'hésiteront pas par conséquent à faire d'Eudoxe l'un des
relais platoniciens de la sagesse de l'Orient, et d'une influence
déterminante pour l'interprétation de ces mêmes
réalités égyptiennes'02
Du témoignage à l'affabulation
Mais au-delà de la seule prise en considération
de ce que chacune de ces sources éventuelles aurait pu apporter à
Platon concernant sa vision de l'Égypte, il conviendrait de garder
à l'esprit que l'inexactitude factuelle de certains témoignages
ne saurait être interprétée comme une preuve dirimante de
la contrefaçon ni même de la fausseté de ces
témoignages. Il apparaît que nombre de voyageurs grecs, et
même des plus illustres, s'autorisaient des infractions à la
rigueur qu'exige un regard scientifique. Une telle remarque s'applique à
notre auteur comme à tous possibles inspirateurs
précédemment cités. De manière
générale, la multiplication des discours égyptiens
(aiguptiaka), les références qui en émaillent la
dramaturgie grecque, les indices littéraires semés par Platon
même au fil de ses Dialogues témoignent d'un engouement tout
spécifique pour les merveilles de l'Égypte. Une
égyptomanie qui doit beaucoup à Hérodote, le chroniqueur
ayant de par son propre témoignage éminemment contribué
à amorcer une certaine appétence des Grecs pour les voyages
d'études. Mais tant s'en faut que le pays des pharaons soit seulement
à l'étude ; il est aussi et surtout à la mode. De Platon,
d'Aristagoras ou d'Hérodote, les aiguptiaka inaugurent un genre
littéraire où la part d'affabulation est difficile à
distinguer du témoignage réel. Faire le départ entre
l'observation et la
65, fascicule 306-308, juillet-décembre 1952, p.
312-350 ; F. Cumont, « Le mysticisme astral dans l'Antiquité
», dans Bulletin de l'Académie royale de Belgique,
Bruxelles, 1909, p. 256-286 et A.-S. von Bomhard, Le Calendrier
égyptien. Une oeuvre d'éternité, Paris, Periplus,
1999.
100 Fr. Lasserre, Die Fragmente des Eudoxos von Knidos,
t. 7, VIII fr. 86 et commentaires, Berlin, W. de Gruyter, 1966, p.
139-143.
101 Selon G. Méautis, Eudoxe de Cnide et
l Egypte : contribution à l'étude du syncrétisme
gréco-égyptien, Revue de Philologie (RP), n°43, Paris,
1919, p. 21-35. Voir également J. Bidez, Eos ou Platon et l'Orient,
Bruxelles, Hayez, 1945, p. 195-213.
102 Platon, Politique, 264b ; Lois et Timée,
passim.
40
reconstruction, entre l'idéalisation et la comparaison
n'est plus chose si aisée tant la fascination apparaît l'emporter
sur la neutralité.
Les prémisses de méthodes dont se
prévalent les théôroi le
cèdent aux charmes de la description lyrique. L'esprit ionien
démystificateur, annonciateur d'une nouvelle
épistémologie, se mêle à des tendances plus
rhétoriques, voire politiques. Notons ceci de spécifique
qu'à la différence de leurs manifestations modernes, ces discours
sur l'Égypte ne sont pas tant focalisés sur le mystère des
hiéroglyphes et de leur signification. La science grecque des VIIIe-VIIe
av. J.-C., d'abord ionienne dans ses rapports avec l'Égypte,
s'intéresse moins à l'écriture dans son aspect cryptique
et hermétique (comme s'y pencheront plus tard les penseurs de
l'Antiquité tardive et de la Renaissance) qu'à l'écriture
en qualité d'instrument d'accumulation, de transmission et de
conservation des connaissances103 L'égyptophilie et
l'égyptologie se télescopent. L'Égypte n'est plus comme
avec Hérodote un seul terrain d'enquête, de fouilles ou
d'investigation ; elle devient une vallée des rêves et une
réserve inépuisable de mythologie. Terre d'onirisme,
l'Égypte est également, aux yeux des Grecs, un contrepoint et une
invite à reconsidérer leur propre civilisation. Les Grecs
spéculent des rapprochements avec l'Égypte qui sont autant de
manières de se penser, de se connaître et de se critiquer dans le
miroir ou par contraste avec l'Égypte.
Nous avons passé en revue un certain nombre de
références figurant chez Platon déjà
présentes chez ses prédécesseurs et ses contemporains. Des
éléments qui n'auraient donc pas eu à chercher de
lui-même en terre des pharaons. Ainsi, comme le remarque Luc Brisson,
d'accord avec Christian
103 A l'instar de Plutarque qui, sept siècles
plus tard, en rapprochant dans le De Iside (354e) les textes
hiéroglyphiques des préceptes pythagoriciens, vient renforcer la
thèse selon laquelle les hiéroglyphes seraient un langage
symbolique que Pythagore aurait tenté, bon an mal an, de transposer au
moyen d'aphorismes dans un monde grec dominé par l'oralité.
Plotin -- originaire de Lycopolis d'Égypte -- y voyait bien plutôt
l'expression d'une « espèce de science et de sagesse, laquelle
mettrait la chose sous les yeux d'une manière synthétique, sans
conception discursive ni analyse » (Ennéade, L. V, VIII,
6). Cette dernière définition paraît effectivement
coïncider avec l' « aspectivisme » de l'art Égyptien,
visant à rendre l'essence de la chose plutôt que son apparence par
multiplication des points de vue. Un art aux antipodes des audaces
mimétiques que Platon dénonçait chez ses compatriotes au
nom de la vérité de l'essence (cf. P. M. Schuhl, Platon et
l'art de son temps, Paris, Alcan, 1933, p. 12 et 16 et M. Guicheteau,
« L'art et l'illusion chez Platon », article en ligne dans Revue
Philosophique de Louvain, troisième série, t. 54, N°42,
1956, p. 219227). Un art « réaliste » apagogique plutôt
que vériste et trompeur. Un art du « schématisme pictural
» qui se retrouve dans les « belles figures » de la danse,
dérivées des postures des hiéroglyphes anthropomorphes. Un
rapprochement serait à explorer entre, d'une part, les idéaux
« métaphysiques » de l'art égyptien traduits en
schèmata et, d'autre part, la théorie platonicienne des
« formes intelligibles ». Cf. à ce propos, l'article de F.
Fronterotta, « Qu'est-ce qu'une forme pour Platon ? Raisons et fonctions
de la théorie des intelligibles », dans L. Brisson, F. Fronterotta,
Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, à
mettre en parallèle avec l'étude de A. Mekhitarian, La
peinture égyptienne, Paris, Skira, 1954, p. 22.
41
Froidefond104 et François
Hartog105, la très grande majorité des renseignements
que donne l'auteur sur l'Égypte semble repris à Hérodote ;
« le reste devant faire partie du bagage culturel d'un Athénien
cultivé »106. Doit-on pour cette raison exclure toute
influence directe de textes ou de doctrines égyptiennes sur la
pensée de Platon ? Ce serait faire un pas de trop. Bien d'autres
éléments, bien d'autres idées figurent dans les dialogues
qui ne se retrouvent nulle part chez les auteurs contemporains ou
précédent Platon. Et ce sera précisément l'objet
des chapitres suivants -- sur la tripartition de l'âme et le jugement des
morts -- que d'en offrir la preuve.
Contentons-nous pour l'heure d'examiner une seconde objection,
portant celle-ci sur les difficultés liées à de tels
voyages d'études. Un Grec pouvait-il si aisément se rendre dans
la vallée du Nil ? Quel type de relation pouvaient entretenir les
civilisations grecques et égyptiennes à l'époque de
Platon, et comment expliquer -- historiquement, politiquement -- l'état
de ces relations ? Où donc un Athénien aurait-il pu s'instruire
des doctrines religieuses de l'Égypte pharaonique ; enfin, comment
aurait-il pu s'instruire, même en bénéficiant de
l'entretien des prêtres, dès lors que confronté à
l'obstacle de la langue ? Autant de points qui appellent de plus amples
développements. Ce n'est qu'alors ces questions résolues, que
nous serons légitime à nous demander quelle trace Platon pourrait
avoir laissée de son séjour dans la doxographie de
l'époque ; en second lieu, par quels indices ledit séjour se
serait signalé à travers ses dialogues ; enfin, de quelle
manière il aurait contribué à enrichir et à nourrir
la philosophie de Platon ?
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