b. Hérodote
D'Hérodote (vers 484-420 avant notre ère), nous
héritons d'un livre entièrement consacré à
l'Égypte, le volume II de son Enquête (Histoire)53.
Nous savons notamment que l'oeuvre, rédigée une
génération avant la naissance de Platon, connut son heure de
gloire en Grèce antique. J.A.S. Evans et R.P. Lister54
décrivent respectivement l'auteur comme un fin géographe, un
voyageur infatigable et précurseur de l'anthropologie moderne -- autant
de traits qui se retrouvent dans ses descriptions. De son voyage qu'il effectua
vers 44955, il rapporte ainsi un luxe de détails,
déplorant à maintes reprises
pharaonique » dans É. Drye, Le Musée
des Sciences de la Bibliothèque d'Alexandrie. Rapport
préliminaire, Paris, 1998-1999, p. 17, 97-142.
51 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
52 Diodore de Sicile, Bibliothèque
historique, L. I, 97. Les citations de Diodore de Sicile sont
empruntées à l'édition de la Bibliothèque
traduite et annotée par F. Hoefer (1851), Paris, Adolphe Delahays,
1851.
53 Hérodote, L'Enquête (Histoire), Livre
II. Nous empruntons nos citations à la traduction donnée dans
l'édition de L'Enquête d'Hérodote,
élaborée par A. Barguet, publiée chez Folio (Paris)
en 1985.
54 Le fondement historique du voyage d'Hérodote en
terre des pharaons a fait l'objet de nombreux travaux, et notamment ceux de R.
P. Lister, The Travels of Herodotus, Londres, Gordon and Cremonesi,
1979. Signalons par ailleurs la contribution de J.A.S. Evans, Herodotus,
Twayne Publishers, Boston, 1982, où l'on trouvera un chapitre
consacré à l'Égypte ; celle de J. Hart, Herodotus and
Greek History, Londres, Croom Helm, 1982; enfin, celle d'A. B. Lloyd, qui
s'empare également de la question dans sa propre édition de
L'Enquête, L. II, Leyde, Brill, 1975.
5s Fruit de la confrontation des points de vue de
spécialistes issus d'horizons variés, ont paru cette année
les actes d'un colloque organisé à la Maison de l'Orient et de la
Méditerranée de Lyon, le 10 mai 2010, et consacré au livre
II de L 'Enquête d'Hérodote. De la même
manière que nous entendons procéder pour l'analyse des loci
Aegypti dans l'oeuvre de Platon, ce recueil collectif s'attache à
mieux cerner les spécificités de l'ouvrage à la
lumière de disciplines telles que la philologie, l'égyptologie,
l'archéologie et l'histoire de
30
que le thôma -- le merveilleux -- excède
toujours le dire. Une fresque foisonnante, émaillée
d'exposés en tout genre, de scènes de vie, certaines probables,
d'autres plus incertaines.
Hérodote suit en cela l'exemple des lumières
ioniennes qui, dès le VIe s. av. J.-C., élaborent grâce
à leurs méthodes d'enquête (historie) une
représentation du monde56 ; surtout, une
représentation de l'Égypte qui assignait un rôle central au
Nil. Chacun y allait de sa théorie, et Hérodote ne laisserait pas
de les récapituler avant de proposer la sienne. Platon n'en perdrait
rien qui, lui aussi, se prête à l'exercice57. Le regard
grec qu'il porte sur l'Égypte n'est toutefois pas sans la soumettre
à une réinterprétation dans une perspective moins «
ésotérisante » et bien plus théorique que son
prédécesseur. Cette rhétorique traverse la description des
espaces égyptiens. De ses reliefs, de son architecture, de son
hydrographie passée au crible d'une véritable «
métrologie ». L'Égypte est mise en carte. Tant et si bien
que l'altérité foncière qu'Homère attribuait
à l'Égypte est en partie dissoute, comme dissipée par une
manière de « domestication »58, aboutissant
à transmuer son exotisme en reflet inversé de la Grèce, de
ses usages, ses paysages et lois59. Le logos s'insinue dans le Delta
du Nil. Par son souci constant de mesurer, de dénombrer, de quantifier ;
en somme, de géométriser l'espace, Hérodote accentue ainsi
la dimension rationaliste et scientifique du savoir égyptien.
La piste d'Hérodote semble particulièrement
fertile en ce qui concerne de possible reprise de topoï égyptiens
par Platon. D'abord, pour ce qui concerne la géographie. Celle-ci nous
est décrite avec
l'Antiquité. Des rapprochements envisagés entre le
corpus hérodotéen et des sources égyptiennes permettent
ainsi de mieux appréhender, d'une part, la dimension littéraire
de l'oeuvre en tant que telle et d'autre part, et
plus encore, la dimension documentaire de son objet,
l'Égypte pharaonique. Les différentes contributions
font la part belle aux particularités de composition et de
mise en forme du Livre II, tout en envisageant les sources possibles de
l'historien dans la documentation égyptienne. La reprise de ces sources
laisse apparaître,
entre autres, un remodelage du contenu et de la formulation
venant s'inscrire dans les essarts de la langue et
de la culture grecque. Ce recueil nous aura donc
été d'une aide précieuse en ceci que nombre de chapitres
mettent l'accent sur les modalités et les limites selon lesquelles un
Grec (en l'occurrence Hérodote, mais la
règle s'applique à Platon) pouvait s'approprier des
doctrines étrangères et rendre compte d'autres
réalités
culturelles. Cf. L. Coulon, P. Giovannelli-Jouanna, F.
Kimmel-Clauzet et alii, Hérodote et l'Égypte. Regards
croisés sur le Livre II de l'Enquête d'Hérodote, Actes
de la journée d'étude du 10 mai 2010, Lyon, Jean
Pouilloux, 2013. Voir également J. Lacarrière,
L'Égypte. Au pays d'Hérodote, Paris, Ramsay, 1997. Sur
la question plus générale des étrangers faisant escale en
terre des pharaons, cf. Dominique Valbelle, Les neuf arcs.
L'Égyptien et les étrangers de la préhistoire à la
conquête d'Alexandre, Paris, Armand Colin, 1990.
56 Sur la démarche d'investigation suivie
par Hérodote, sur ce qu'elle doit à ses
prédécesseurs et sur les tropes qu'elle inaugure, se reporter
à l'étude de R. Thomas, Herodotus in Context : Ethnography,
Science and the Art of Persuasion, Cambridge, Cambridge University Press,
2000.
57 Platon, Timée, 23d-25a.
58 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues »,
publication en ligne d'après les Annales ESC (sept.-oct. 1986),
p. 953-967.
59 Fr. Hartog, Le miroir d'Hérodote. Essai sur la
représentation de l'autre, Paris, Gallimard, 1980 ; et idem,
Hérodote. Histoire, Paris, La Découverte, 1980, p.
5-21.
31
force détails, les principales villes se trouvent
énumérées depuis le Delta du Nil jusqu'à
Éléphantine (Assouan), décrites les conditions de vie et
reproduites les moeurs de leurs habitants. Platon fait cas dans le Critias
de la « ville de Saïs, d'où venait le roi Amasis ».
Cette ville est mentionnée par Hérodote qui par ailleurs,
achève son livre sur l'Égypte par une biographie60 du
dernier pharaon ayant régné avant l'invasion de Cambyse en 522
av. J.-C. : ce pharaon, originaire de « Siumph » (dans le nome de
Saïs), n'est autre qu'Amasis. Hérodote s'appesantit encore
longuement sur le rôle salvateur du Nil (itérou, «
le fleuve », en égyptien ancien), sa crue annuelle dont il
propose une théorie. Théories analogues à celles
exposées par Platon dans le fil du Critias pour rendre compte
de la longévité de l'Égypte, préservée des
grandes catastrophes cycliques. Notons également ceci qu'Hérodote
évoque l'Égypte comme «un don du Nil », formule que
reprendra expressément Platon.
Cette importance que nos deux auteurs, comme bien d'autres
avant et après eux, accordent au rôle du Nil correspond tout
à fait à la mentalité égyptienne de
l'époque. Les Égyptiens d'alors étaient pleinement
conscients de son rôle dans l'économie, en tant qu'il servait de
voie commerciale, mais également dans la géographie urbaine, la
plupart des grandes villes se situant le long de ses rives où se
concentre la majorité des habitants. Fleuve nourricier, il fut
divinisé sous le nom de Hâpy et associé à la
renaissance d'Osiris, à la fois dieux des morts et de la
végétation. La crue du Nil avait lieu chaque été et
ne manquait pas d'intriguer les Égyptiens eux-mêmes. Elle resta
pour longtemps un phénomène inexpliqué, un « don des
dieux » qui permettaient la culture de ses rives favorisées par le
précieux limon qu'il déposait en regagnant son lit. C'est de ce
limon noir que provient l'ancienne appellation de l'Égypte,
Kémet, qui signifie « la terre noire ». L'Égypte
conçue sous ce rapport est ainsi bel et bien « un don du Nil
». Le Nil revêtait enfin une forte signification politique. H
était devenu, au moins depuis le VIIIe millénaire, lors de la
formation du Sahara, la colonne vertébrale de l'Égypte antique. H
s'associe ainsi à l'émergence de l'État politique
centralisé, car c'est consécutivement à la convergence des
populations sur ses rives et à la naissance des grandes villes que
celui-ci a pu voir le jour. L'Égypte devait donc au Nil aussi bien sa
naissance que sa prospérité et sa pérennité. H ne
serait guère étonnant que l'esprit rationnel des Grecs, en
particulier ioniens, ait repris à son compte les nombreuses gloses
religieuses égyptiennes relatives au Nil pour leur donner un tour plus
scientifique, de la même manière qu'ils auraient transposé
et même, en quelque sorte, laïcisé la religion astrale
mésopotamienne.
60 Hérodote, L'Enquête, L. II,
163-fin. Le L. III de L'Enquête relate en ouverture le
décès d'Amasis, précédent immédiatement les
dominations perses.
32
Dans cette même perspective, les affirmations des
officiants égyptiens que rapporte Hérodote concernant les
phénomènes héliaques61 font étrangement
songer aux théories -- distinctes en droit -- de la parallaxis
et ne l'anankuklèsis développées par
Platon62. Quant au mythe de Phaéton réinvesti par ce
dernier pour rendre compte de la grande conflagration (ekpyrosis),
été de la grande année, marquant la transition entre
deux cycles, l'on pourra en trouver une interprétation rationaliste chez
Oenopide63
Toute spécifique par son rapport à l'espace,
créée par le fleuve et modelée par les hommes,
l'Égypte l'est plus encore par son rapport au temps. Hérodote,
comme Platon, souligne à maintes reprises l'ancienneté de
l'Égypte, son absence de changement, de rupture historique64.
La jeunesse relative de la civilisation grecque est
révélée par contraste à travers l'anecdote
rapportée par Hérodote du savant Hécatée de Milet,
énumérant sa généalogie devant les prêtres de
Thèbes65. Le même procédé
littéraire est employé chez Platon au cours de l'entretien entre
l'officiant de Saïs et le législateur Solon. Face à Solon
venu s'enquérir d'un peu du savoir des prêtres égyptiens,
c'est -- significativement -- le plus âgé d'entre eux, le doyen du
temple qui s'adresse aux Grecs : « Solon, Solon, vous autres Grecs, vous
êtes toujours des enfants ! »66. C'est Hérodote
qui, par ailleurs, rapporte que ce même Solon que nous verrons au
début du Timée s'entretenir avec les officiants de
Saïs, aurait incorporé aux lois d'Athènes la coutume
égyptienne d'après laquelle « chaque homme devait une fois
par an déclarer au nomarque la source de ses revenus, étant
entendu que tout manquement à cette règle, de même que
l'incapacité de prouver le caractère honnête de cette
source, était puni de mort »67. Il y a fort à
parier que Platon connaissait, pour s'en être imprégné et
pour être en mesure de la rendre aussi fidèlement, la version
hérodotéenne des pérégrinations de Solon à
Saïs68. Au point que l'incipit du mythe rapporté par
Critias, épousant les structures du conte, semble souscrire,
au-delà d'Hérodote, à des tournures de
61 Hérodote, L'Enquête, L. II,
142.
62 Respectivement, en Timée 22d et Politique,
269b sq.
63 Fr. 10, 1.25 sq., Bd. I des Fragments et
témoignages d'Oinopides 3vol. trad. H. Diels et W. Kranz, Berlin,
Weidmann, 1974, p. 394. Se reporter aux commentaires de J.-Y. Strasser, La
fête des Daidala de Platées et la Grande année h
d'Oinopidès, Paris, Hermès, p. 338-351.
64 Hérodote, L'Enquête, L. II, 142.
65 Ibid. 143-144.
66 Platon, Timée 22, a-b.
fi7 Hérodote, L'Enquête, L. II,
177.
68 Cf. J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte
», article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993.
33
phrases et des manières de mise en scène
codifiée en un genre littéraire à part
entière69 ; genre repris par la suite par de nombreux
auteurs70.
Nous retrouvons ainsi dans les dialogues de Platon, en sus des
thèmes géographiques et historiques, des renvois
littéraires, des mises en scène et constructions dramatiques
présents chez Hérodote. L'on y trouve également des
reprises de motifs culturels. Et particulièrement, des motifs religieux.
L'antériorité des Égyptiens par rapport aux Grecs -- un
thème commun à Hérodote71 et à
Platon72 -- se traduisait chez le premier par l'idée que les
Grecs auraient puisé les figures de leurs dieux au panthéon
égyptien -- la réciproque ne connaissant qu'une occurrence, un
hapax73. Diffusionniste, il marque les relais et les
itinéraires de ces migrations : « non seulement Dionysos, les
cultes orphiques, la croyance en la métemsomatose, la mantique et
même les Thesmophories viennent d'Égypte, mais, plus
originairement encore, les ounoumata, les "noms" des dieux
»74. Ce n'est que beaucoup plus tard, toujours selon
Hérodote, avec Homère et la théogonie d'Hésiode que
se mettrait en place l'organisation du panthéon, avec la fixation des
généalogies, des compétences et des
attributions75. Il affirme également que les auteurs grecs
n'auraient fait que reprendre à leur compte des doctrines que les
Égyptiens auraient été les premiers à professer,
notamment sur l'immortalité de l'âme et sur la
réincarnation (quoique les Égyptiens n'est jamais professé
cette dernière). Hérodote place donc le développement
ultérieur de la civilisation grecque sous l'influence de
l'Égypte, aussi bien en matière de science que de religion et de
comput astrologique. Platon n'en affirmait pas moins qui, dans le
69 Pour un avis mieux renseigné sur les
canons littéraires helléniques susceptibles d'avoir
inspiré tant le Critias que l'ouverture du dialogue du
Timée, cf. C. Vidal-Naquet, « Athènes et
l'Atlantide » dans Le chasseur noir, Paris, La découverte,
1983, p.335-360 ; plus récemment, J.-F. Pradeau, Le monde de la
politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17-27) et
Critias, IPS Series 8, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1997.
70 Cf. quelques exemples donnés par A. J.
Festugière, « Trois rencontres entre la Grèce et l'Inde
», dans Revue de l'Histoire des religions (RHR), 1942-1945, p.
51-71 et idem, « Grecs et sages orientaux », op. cit., p.
29-41.
71 Hérodote, L'Enquête, L. II,
54, 64, 146.
72 Bien que Platon, pour prêter à l'Égypte
une primeure historique, nuance significativement cette affirmation :
l'Athènes archaïque et archétypique, image passée de
la Kallipolis ; cette Athènes bénie par les dieux est
antérieure de plus de 9000 ans à l'époque de Solon. Une
date coïncidant avec la destruction du continent atlante. Telle est, du
moins, la substance des révélations faites par le prêtre du
temple de Saïs au nomothète d'Athènes, tandis que celui-ci
accomplissait son pèlerinage d'Égypte aux alentours de -570
(selon les estimations de J. Gossart, L'Atlantide : Dernières
découvertes, nouvelles hypothèses, Paris, Dervy, 2011).
73 Hérodote, L'Enquête, L. II, 2, 91.
74 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues »,
publication en ligne d'après les Annales ESC (sept.-oct. 1986),
p. 953-967.
75 Hérodote, L'Enquête, L. II, 53.
34
mythe de Theuth présenté dans le
Phèdre 76, attribue à ce dieu, donc à
l'Égypte, l'essentiel des inventions en matière d'écriture
et de mathématiques.
La thèse générale qui inspire la
pensée d'Hérodote est que les Égyptiens furent les
premiers à nommer les dieux et que les Grecs n'ont fait
qu'helléniser leur nom. Dans cette perspective d'emprunt,
Hérodote poursuit ses investigations en identifiant chaque
divinité égyptienne avec une divinité équivalente
du panthéon grec : Hathor, déesse de la fertilité,
correspondrait à Aphrodite ; Osiris, « aux dires des
Égyptiens », à Dionysos. Hérodote, quant à ce
dernier, précise qu'il aurait été intronisé en
Grèce par Mélampous77 : l'attestent, d'une part, la
jeunesse de son culte et -- autre signe de son
extranéité78 -- le fait qu'il ne serait pas en
harmonie avec les nomoï de la cité. Amon se trouve
identifié à Zeus ; Bastet à Artémis ; Isis à
Démeter79, etc.80. Mais de tous ces exemples, le
plus frappant est sans nul doute celui de la déesse Neith, que Platon
assimile sur les traces d'Hérodote à Athéna, déesse
tutélaire de sa propre cité. Au vrai, les habitants de Saïs,
visiblement très philathênaioi, soutiennent
eux-mêmes cette identification et revendiquent leur parenté avec
les Athéniens : « la déesse de Saïs, écrit
Platon, est appelée Neith en égyptien, et en grec, à ce
qu'ils [les Égyptiens] disent, Athéna »81. Est-ce
à dire que Platon reprenait pour argent comptant cette thèse
hérodotéenne de l'équivalence
76 Platon, Phèdre, 274c-275b. Il
s'agit du passage au cours duquel Socrate s'entretient avec Phèdre du
problème de la vérité. Interrogeant la valeur du logos et
l'opportunité de coucher les discours par écrit, les limites de
l'écrit, il en vient à narrer l'une des péripéties
du dieu égyptien Theuth. Un mythe qu'il aurait entendu conter « aux
environs de Naucratis d'Égypte » (pen Naukratin). C'est
Theuth qui, le premier, au temps du roi Thamous, aurait intronisé la
numérotation, le calcul, la géométrie, l'astronomie, le
trictrac, les dés et l'écriture. Le nom de « Thamous »,
d'après J. De Vries, A Commentary on the Phaedrus of Plato,
Amsterdam, 1969, p. 24, serait une dérivation d' « Ammon
», dieu égyptien. Pour ce qui concerne Theuth,
épellation phonétique de Thot, et les attributions du dieu dans
la mythologie égyptienne, cf. J.V. Andier, La religion
égyptienne, Paris, 1949, p. 64-65. Pour ce qui concerne
l'écriture, les intuitions de Platon se sont
révélées juste : le phénicien, auquel le grec
emprunte une grande partie de ses graphèmes, emprunte lui-même au
protosinaïque des premiers nomades égyptiens. Cf. à ce sujet
A. Mallon, « L'origine égyptienne de l'alphabet phénicien
», dans Bulletin de l'Institut français d'archéologie
orientale (BIFAO), n°30, Le Caire, 1931, p. 131-151 ; J. Leibovitch,
« Formation probable de quelques signes alphabétiques », dans
dans Bulletin de l'Institut français d'archéologie orientale
(BIFAO), n°32, Le Caire, 1932, p. 83-96 ; J. Darnell, C. Dobbs et
el, « Two Early Alphabetic Inscriptions from the Wadi el-Hol :
New Evidence for the Origin of the Alphabet from the Western Desert of Egypt
», dans Annual of the American Schools of Oriental Research,
Londre, 2005 et J. F. Healey, Les débuts de l'alphabet,
Paris, Seuil, 2005.
77 Hérodote, L'Enquête, L. II, 49.
78 Sur l'édification de Dionysos en
prototype de l'altérité radicale (géographique,
culturelle, civilisationnelle, etc.), cf. J.-P. Vernant, « Le Dionysos
masqué des Bacchantes d'Euripide », article en ligne dans
L'homme, 93, XXV, 1985, p 38.
79 Mention spéciale pour
Déméter (« terre mère »), qui a souvent servi de
figure syncrétique, favorisant la réception, l'adaptation et
l'assimilation des nouvelles divinités orientales en leur prêtant
des caractères locaux solubles dans le Panthéon
athénien.
80 D'autres identifications sont
suggérées en 42, 49, 144, 42. La Grèce et l'Égypte
honorent pour Hérodote les mêmes divinités sous des noms
différents.
81 Platon, Timée, 21e.
35
stricte des panthéons grec et égyptien ? Aussi
bien l'antériorité du peuple égyptien que le récit
de Critias et les multiples recoupements que nous avons signalés entre
les textes de Platon et d'Hérodote nous livrent un faisceau d'indices
à même d'en soutenir l'hypothèse.
Plus qu'un parallélisme, au-delà du
syncrétisme, il s'agit là d'une véritable assimilation
dont le rouage central consiste en l'interpretatio. Ce recours grec
à l'interpretatio rend en effet possible, dans certaines
limites, d'acculturer une divinité étrangère en la
rapportant à une divinité connue. Il s'agit donc d'un
procédé de domestication qui permet, en assignant à des
dieux étrangers une forme ou un visage grec, de se les approprier ; en
sorte qu'un Athénien puisse sans dilemme théologique lui rendre
un culte de la même manière qu'à ses propres
divinités. Toutes les divinités étrangères ne sont
pas à cet égard logées à la même enseigne.
Socrate ne fut-il pas accusé d'avoir voulu introduire de nouveaux dieux
dans la cité82 ? Pourtant, la République s'ouvre sur
la célébration de l'introduction d'une divinité
allogène83. Qu'est-ce à comprendre ? Sans doute que le
culte que voulait introduire Socrate impliquait une retraite par rapport
à la vie politique, et se faisait au détriment du culte dû
aux autres dieux ; un culte citoyen qui avait une dimension civique. Le fait
est donc que certains dieux se prêtent plus aisément que d'autres
à cette forme d'assimilation en quoi consiste l'interpretatio.
Ce procédé, auquel recours Hérodote de manière
systématique, servira également à Platon lorsqu'il sera
amené à identifier à la déesse de sa propre
cité celle de Saïs qu'il considère comme sa jumelle.
De cette brève analyse, nous pouvons retenir qu'il y a
là nombre d'éléments, chez Hérodote, qui auraient
pu nourrir les dialogues de Platon. C'est dire qu'ainsi instruit par le «
père de l'histoire », Platon n'aurait pas eu à se rendre en
Égypte ; en tout cas pas pour prendre connaissance de ses
divinités, du règne d'Amasis, pour visiter Saïs et rendre
hommage à sa déesse poliade. Pas davantage pour nourrir son
récit des entretiens de Solon avec les officiants. Par Hérodote,
il connaissait encore les principales cités d'Égypte et leur nom
égyptien, les moeurs du peuple égyptien et l'importance du
82 « Eh bien donc, Mélétos, au nom de ces
dieux mêmes dont il est question, dis-nous plus clairement encore ta
pensée, à moi et à ces messieurs. Car, pour moi, il y a un
point que je n'arrive pas à démêler : prétends-tu
que j'enseigne à reconnaître qu'il y a des dieux (auquel cas je
crois moi-même à l'existence de dieux, donc je ne suis pas
complètement athée, ni par conséquent coupable à
cet égard), mais que ce ne sont pas ceux précisément que
reconnaît la cité, qu'ils sont différents, et est-ce bien
de cette différence justement que tu me fais grief ? Ou bien soutiens-tu
que, personnellement, je ne reconnais pas du tout les dieux et que j'enseigne
aux autres à faire de même ? » (Platon, Apologie de
Socrate, 26c).
83 « J'étais descendu hier au Pirée avec
Glaucon, fils d'Ariston, pour prier la déesse et voir, en même
temps, de quelle manière on célébrerait la fête qui
avait lieu pour la première fois. La pompe des habitants du lieu me
parut belle, encore que non moins distinguée fût celle que les
Thraces conduisaient. Après avoir fait nos prières et vu la
cérémonie, nous revenions vers la ville » (Platon,
République, L. I, 327b). Une allusion présente en 354a
suggère qu'il s'agirait de la déesse lunaire Bendis. Son culte,
selon P. Foucart, aurait été introduit en Attique par
l'intermédiaire des marchands thraces, très nombreux au
Pirée, sans doute entre 431 et -419 (P. Foucart, Des associations
religieuses chez les Grecs, Charleston, Nabu Press, 2010, p. 131).
36
Nil, avait une vue sur leurs institutions et
l'ancienneté d'une civilisation dont cet auteur fait l'école de
la Grèce. 11 semblerait qu'en fin des fins, Platon n'aurait eu aucune
difficulté à trouver chez Hérodote une banque
d'informations exploitables, à tout le moins pour ce qui concerne nombre
d'éléments participants de l' « égyptisation »
(le terme est de Froidefond) du récit du Tintée. 11 y a
loin, pour autant, à ce que toutes les informations sur l'Égypte
réparties dans les dialogues se retrouvent chez Hérodote. 11 nous
faut donc chercher d'autres veines potentielles à l'intelligence que
l'auteur pouvait avoir de la terre des pharaons.
Les dramaturges et les orateurs
Les dramaturges et orateurs grecs pourraient avoir
constitué une importante source d'information pour un Platon en
quête d'une meilleure connaissance de l'Égypte. Aux dires de
MacEnvoy84, l'ancienneté de l'Égypte, ses
hiéroglyphes mystérieux, ses traditions sacerdotales, la
majesté de ses temples, ses richesses, son exotisme, sa sagesse
légendaire seraient devenus des motifs récurrents dans la
littérature grecque autant que par la suite, dans la littérature
romaine85.
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