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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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b. Hérodote

D'Hérodote (vers 484-420 avant notre ère), nous héritons d'un livre entièrement consacré à l'Égypte, le volume II de son Enquête (Histoire)53. Nous savons notamment que l'oeuvre, rédigée une génération avant la naissance de Platon, connut son heure de gloire en Grèce antique. J.A.S. Evans et R.P. Lister54 décrivent respectivement l'auteur comme un fin géographe, un voyageur infatigable et précurseur de l'anthropologie moderne -- autant de traits qui se retrouvent dans ses descriptions. De son voyage qu'il effectua vers 44955, il rapporte ainsi un luxe de détails, déplorant à maintes reprises

pharaonique » dans É. Drye, Le Musée des Sciences de la Bibliothèque d'Alexandrie. Rapport préliminaire, Paris, 1998-1999, p. 17, 97-142.

51 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.

52 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, L. I, 97. Les citations de Diodore de Sicile sont empruntées à l'édition de la Bibliothèque traduite et annotée par F. Hoefer (1851), Paris, Adolphe Delahays, 1851.

53 Hérodote, L'Enquête (Histoire), Livre II. Nous empruntons nos citations à la traduction donnée dans l'édition de L'Enquête d'Hérodote, élaborée par A. Barguet, publiée chez Folio (Paris) en 1985.

54 Le fondement historique du voyage d'Hérodote en terre des pharaons a fait l'objet de nombreux travaux, et notamment ceux de R. P. Lister, The Travels of Herodotus, Londres, Gordon and Cremonesi, 1979. Signalons par ailleurs la contribution de J.A.S. Evans, Herodotus, Twayne Publishers, Boston, 1982, où l'on trouvera un chapitre consacré à l'Égypte ; celle de J. Hart, Herodotus and Greek History, Londres, Croom Helm, 1982; enfin, celle d'A. B. Lloyd, qui s'empare également de la question dans sa propre édition de L'Enquête, L. II, Leyde, Brill, 1975.

5s Fruit de la confrontation des points de vue de spécialistes issus d'horizons variés, ont paru cette année les actes d'un colloque organisé à la Maison de l'Orient et de la Méditerranée de Lyon, le 10 mai 2010, et consacré au livre II de L 'Enquête d'Hérodote. De la même manière que nous entendons procéder pour l'analyse des loci Aegypti dans l'oeuvre de Platon, ce recueil collectif s'attache à mieux cerner les spécificités de l'ouvrage à la lumière de disciplines telles que la philologie, l'égyptologie, l'archéologie et l'histoire de

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que le thôma -- le merveilleux -- excède toujours le dire. Une fresque foisonnante, émaillée d'exposés en tout genre, de scènes de vie, certaines probables, d'autres plus incertaines.

Hérodote suit en cela l'exemple des lumières ioniennes qui, dès le VIe s. av. J.-C., élaborent grâce à leurs méthodes d'enquête (historie) une représentation du monde56 ; surtout, une représentation de l'Égypte qui assignait un rôle central au Nil. Chacun y allait de sa théorie, et Hérodote ne laisserait pas de les récapituler avant de proposer la sienne. Platon n'en perdrait rien qui, lui aussi, se prête à l'exercice57. Le regard grec qu'il porte sur l'Égypte n'est toutefois pas sans la soumettre à une réinterprétation dans une perspective moins « ésotérisante » et bien plus théorique que son prédécesseur. Cette rhétorique traverse la description des espaces égyptiens. De ses reliefs, de son architecture, de son hydrographie passée au crible d'une véritable « métrologie ». L'Égypte est mise en carte. Tant et si bien que l'altérité foncière qu'Homère attribuait à l'Égypte est en partie dissoute, comme dissipée par une manière de « domestication »58, aboutissant à transmuer son exotisme en reflet inversé de la Grèce, de ses usages, ses paysages et lois59. Le logos s'insinue dans le Delta du Nil. Par son souci constant de mesurer, de dénombrer, de quantifier ; en somme, de géométriser l'espace, Hérodote accentue ainsi la dimension rationaliste et scientifique du savoir égyptien.

La piste d'Hérodote semble particulièrement fertile en ce qui concerne de possible reprise de topoï égyptiens par Platon. D'abord, pour ce qui concerne la géographie. Celle-ci nous est décrite avec

l'Antiquité. Des rapprochements envisagés entre le corpus hérodotéen et des sources égyptiennes permettent ainsi de mieux appréhender, d'une part, la dimension littéraire de l'oeuvre en tant que telle et d'autre part, et

plus encore, la dimension documentaire de son objet, l'Égypte pharaonique. Les différentes contributions

font la part belle aux particularités de composition et de mise en forme du Livre II, tout en envisageant les sources possibles de l'historien dans la documentation égyptienne. La reprise de ces sources laisse apparaître,

entre autres, un remodelage du contenu et de la formulation venant s'inscrire dans les essarts de la langue et

de la culture grecque. Ce recueil nous aura donc été d'une aide précieuse en ceci que nombre de chapitres mettent l'accent sur les modalités et les limites selon lesquelles un Grec (en l'occurrence Hérodote, mais la

règle s'applique à Platon) pouvait s'approprier des doctrines étrangères et rendre compte d'autres réalités

culturelles. Cf. L. Coulon, P. Giovannelli-Jouanna, F. Kimmel-Clauzet et alii, Hérodote et l'Égypte. Regards croisés sur le Livre II de l'Enquête d'Hérodote, Actes de la journée d'étude du 10 mai 2010, Lyon, Jean

Pouilloux, 2013. Voir également J. Lacarrière, L'Égypte. Au pays d'Hérodote, Paris, Ramsay, 1997. Sur la question plus générale des étrangers faisant escale en terre des pharaons, cf. Dominique Valbelle, Les neuf arcs. L'Égyptien et les étrangers de la préhistoire à la conquête d'Alexandre, Paris, Armand Colin, 1990.

56 Sur la démarche d'investigation suivie par Hérodote, sur ce qu'elle doit à ses prédécesseurs et sur les tropes qu'elle inaugure, se reporter à l'étude de R. Thomas, Herodotus in Context : Ethnography, Science and the Art of Persuasion, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.

57 Platon, Timée, 23d-25a.

58 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues », publication en ligne d'après les Annales ESC (sept.-oct. 1986), p. 953-967.

59 Fr. Hartog, Le miroir d'Hérodote. Essai sur la représentation de l'autre, Paris, Gallimard, 1980 ; et idem, Hérodote. Histoire, Paris, La Découverte, 1980, p. 5-21.

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force détails, les principales villes se trouvent énumérées depuis le Delta du Nil jusqu'à Éléphantine (Assouan), décrites les conditions de vie et reproduites les moeurs de leurs habitants. Platon fait cas dans le Critias de la « ville de Saïs, d'où venait le roi Amasis ». Cette ville est mentionnée par Hérodote qui par ailleurs, achève son livre sur l'Égypte par une biographie60 du dernier pharaon ayant régné avant l'invasion de Cambyse en 522 av. J.-C. : ce pharaon, originaire de « Siumph » (dans le nome de Saïs), n'est autre qu'Amasis. Hérodote s'appesantit encore longuement sur le rôle salvateur du Nil (itérou, « le fleuve », en égyptien ancien), sa crue annuelle dont il propose une théorie. Théories analogues à celles exposées par Platon dans le fil du Critias pour rendre compte de la longévité de l'Égypte, préservée des grandes catastrophes cycliques. Notons également ceci qu'Hérodote évoque l'Égypte comme «un don du Nil », formule que reprendra expressément Platon.

Cette importance que nos deux auteurs, comme bien d'autres avant et après eux, accordent au rôle du Nil correspond tout à fait à la mentalité égyptienne de l'époque. Les Égyptiens d'alors étaient pleinement conscients de son rôle dans l'économie, en tant qu'il servait de voie commerciale, mais également dans la géographie urbaine, la plupart des grandes villes se situant le long de ses rives où se concentre la majorité des habitants. Fleuve nourricier, il fut divinisé sous le nom de Hâpy et associé à la renaissance d'Osiris, à la fois dieux des morts et de la végétation. La crue du Nil avait lieu chaque été et ne manquait pas d'intriguer les Égyptiens eux-mêmes. Elle resta pour longtemps un phénomène inexpliqué, un « don des dieux » qui permettaient la culture de ses rives favorisées par le précieux limon qu'il déposait en regagnant son lit. C'est de ce limon noir que provient l'ancienne appellation de l'Égypte, Kémet, qui signifie « la terre noire ». L'Égypte conçue sous ce rapport est ainsi bel et bien « un don du Nil ». Le Nil revêtait enfin une forte signification politique. H était devenu, au moins depuis le VIIIe millénaire, lors de la formation du Sahara, la colonne vertébrale de l'Égypte antique. H s'associe ainsi à l'émergence de l'État politique centralisé, car c'est consécutivement à la convergence des populations sur ses rives et à la naissance des grandes villes que celui-ci a pu voir le jour. L'Égypte devait donc au Nil aussi bien sa naissance que sa prospérité et sa pérennité. H ne serait guère étonnant que l'esprit rationnel des Grecs, en particulier ioniens, ait repris à son compte les nombreuses gloses religieuses égyptiennes relatives au Nil pour leur donner un tour plus scientifique, de la même manière qu'ils auraient transposé et même, en quelque sorte, laïcisé la religion astrale mésopotamienne.

60 Hérodote, L'Enquête, L. II, 163-fin. Le L. III de L'Enquête relate en ouverture le décès d'Amasis, précédent immédiatement les dominations perses.

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Dans cette même perspective, les affirmations des officiants égyptiens que rapporte Hérodote concernant les phénomènes héliaques61 font étrangement songer aux théories -- distinctes en droit -- de la parallaxis et ne l'anankuklèsis développées par Platon62. Quant au mythe de Phaéton réinvesti par ce dernier pour rendre compte de la grande conflagration (ekpyrosis), été de la grande année, marquant la transition entre deux cycles, l'on pourra en trouver une interprétation rationaliste chez Oenopide63

Toute spécifique par son rapport à l'espace, créée par le fleuve et modelée par les hommes, l'Égypte l'est plus encore par son rapport au temps. Hérodote, comme Platon, souligne à maintes reprises l'ancienneté de l'Égypte, son absence de changement, de rupture historique64. La jeunesse relative de la civilisation grecque est révélée par contraste à travers l'anecdote rapportée par Hérodote du savant Hécatée de Milet, énumérant sa généalogie devant les prêtres de Thèbes65. Le même procédé littéraire est employé chez Platon au cours de l'entretien entre l'officiant de Saïs et le législateur Solon. Face à Solon venu s'enquérir d'un peu du savoir des prêtres égyptiens, c'est -- significativement -- le plus âgé d'entre eux, le doyen du temple qui s'adresse aux Grecs : « Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants ! »66. C'est Hérodote qui, par ailleurs, rapporte que ce même Solon que nous verrons au début du Timée s'entretenir avec les officiants de Saïs, aurait incorporé aux lois d'Athènes la coutume égyptienne d'après laquelle « chaque homme devait une fois par an déclarer au nomarque la source de ses revenus, étant entendu que tout manquement à cette règle, de même que l'incapacité de prouver le caractère honnête de cette source, était puni de mort »67. Il y a fort à parier que Platon connaissait, pour s'en être imprégné et pour être en mesure de la rendre aussi fidèlement, la version hérodotéenne des pérégrinations de Solon à Saïs68. Au point que l'incipit du mythe rapporté par Critias, épousant les structures du conte, semble souscrire, au-delà d'Hérodote, à des tournures de

61 Hérodote, L'Enquête, L. II, 142.

62 Respectivement, en Timée 22d et Politique, 269b sq.

63 Fr. 10, 1.25 sq., Bd. I des Fragments et témoignages d'Oinopides 3vol. trad. H. Diels et W. Kranz, Berlin, Weidmann, 1974, p. 394. Se reporter aux commentaires de J.-Y. Strasser, La fête des Daidala de Platées et la Grande année h d'Oinopidès, Paris, Hermès, p. 338-351.

64 Hérodote, L'Enquête, L. II, 142.

65 Ibid. 143-144.

66 Platon, Timée 22, a-b.

fi7 Hérodote, L'Enquête, L. II, 177.

68 Cf. J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993.

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phrases et des manières de mise en scène codifiée en un genre littéraire à part entière69 ; genre repris par la suite par de nombreux auteurs70.

Nous retrouvons ainsi dans les dialogues de Platon, en sus des thèmes géographiques et historiques, des renvois littéraires, des mises en scène et constructions dramatiques présents chez Hérodote. L'on y trouve également des reprises de motifs culturels. Et particulièrement, des motifs religieux. L'antériorité des Égyptiens par rapport aux Grecs -- un thème commun à Hérodote71 et à Platon72 -- se traduisait chez le premier par l'idée que les Grecs auraient puisé les figures de leurs dieux au panthéon égyptien -- la réciproque ne connaissant qu'une occurrence, un hapax73. Diffusionniste, il marque les relais et les itinéraires de ces migrations : « non seulement Dionysos, les cultes orphiques, la croyance en la métemsomatose, la mantique et même les Thesmophories viennent d'Égypte, mais, plus originairement encore, les ounoumata, les "noms" des dieux »74. Ce n'est que beaucoup plus tard, toujours selon Hérodote, avec Homère et la théogonie d'Hésiode que se mettrait en place l'organisation du panthéon, avec la fixation des généalogies, des compétences et des attributions75. Il affirme également que les auteurs grecs n'auraient fait que reprendre à leur compte des doctrines que les Égyptiens auraient été les premiers à professer, notamment sur l'immortalité de l'âme et sur la réincarnation (quoique les Égyptiens n'est jamais professé cette dernière). Hérodote place donc le développement ultérieur de la civilisation grecque sous l'influence de l'Égypte, aussi bien en matière de science que de religion et de comput astrologique. Platon n'en affirmait pas moins qui, dans le

69 Pour un avis mieux renseigné sur les canons littéraires helléniques susceptibles d'avoir inspiré tant le Critias que l'ouverture du dialogue du Timée, cf. C. Vidal-Naquet, « Athènes et l'Atlantide » dans Le chasseur noir, Paris, La découverte, 1983, p.335-360 ; plus récemment, J.-F. Pradeau, Le monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17-27) et Critias, IPS Series 8, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1997.

70 Cf. quelques exemples donnés par A. J. Festugière, « Trois rencontres entre la Grèce et l'Inde », dans Revue de l'Histoire des religions (RHR), 1942-1945, p. 51-71 et idem, « Grecs et sages orientaux », op. cit., p. 29-41.

71 Hérodote, L'Enquête, L. II, 54, 64, 146.

72 Bien que Platon, pour prêter à l'Égypte une primeure historique, nuance significativement cette affirmation : l'Athènes archaïque et archétypique, image passée de la Kallipolis ; cette Athènes bénie par les dieux est antérieure de plus de 9000 ans à l'époque de Solon. Une date coïncidant avec la destruction du continent atlante. Telle est, du moins, la substance des révélations faites par le prêtre du temple de Saïs au nomothète d'Athènes, tandis que celui-ci accomplissait son pèlerinage d'Égypte aux alentours de -570 (selon les estimations de J. Gossart, L'Atlantide : Dernières découvertes, nouvelles hypothèses, Paris, Dervy, 2011).

73 Hérodote, L'Enquête, L. II, 2, 91.

74 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues », publication en ligne d'après les Annales ESC (sept.-oct. 1986), p. 953-967.

75 Hérodote, L'Enquête, L. II, 53.

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mythe de Theuth présenté dans le Phèdre 76, attribue à ce dieu, donc à l'Égypte, l'essentiel des inventions en matière d'écriture et de mathématiques.

La thèse générale qui inspire la pensée d'Hérodote est que les Égyptiens furent les premiers à nommer les dieux et que les Grecs n'ont fait qu'helléniser leur nom. Dans cette perspective d'emprunt, Hérodote poursuit ses investigations en identifiant chaque divinité égyptienne avec une divinité équivalente du panthéon grec : Hathor, déesse de la fertilité, correspondrait à Aphrodite ; Osiris, « aux dires des Égyptiens », à Dionysos. Hérodote, quant à ce dernier, précise qu'il aurait été intronisé en Grèce par Mélampous77 : l'attestent, d'une part, la jeunesse de son culte et -- autre signe de son extranéité78 -- le fait qu'il ne serait pas en harmonie avec les nomoï de la cité. Amon se trouve identifié à Zeus ; Bastet à Artémis ; Isis à Démeter79, etc.80. Mais de tous ces exemples, le plus frappant est sans nul doute celui de la déesse Neith, que Platon assimile sur les traces d'Hérodote à Athéna, déesse tutélaire de sa propre cité. Au vrai, les habitants de Saïs, visiblement très philathênaioi, soutiennent eux-mêmes cette identification et revendiquent leur parenté avec les Athéniens : « la déesse de Saïs, écrit Platon, est appelée Neith en égyptien, et en grec, à ce qu'ils [les Égyptiens] disent, Athéna »81. Est-ce à dire que Platon reprenait pour argent comptant cette thèse hérodotéenne de l'équivalence

76 Platon, Phèdre, 274c-275b. Il s'agit du passage au cours duquel Socrate s'entretient avec Phèdre du problème de la vérité. Interrogeant la valeur du logos et l'opportunité de coucher les discours par écrit, les limites de l'écrit, il en vient à narrer l'une des péripéties du dieu égyptien Theuth. Un mythe qu'il aurait entendu conter « aux environs de Naucratis d'Égypte » (pen Naukratin). C'est Theuth qui, le premier, au temps du roi Thamous, aurait intronisé la numérotation, le calcul, la géométrie, l'astronomie, le trictrac, les dés et l'écriture. Le nom de « Thamous », d'après J. De Vries, A Commentary on the Phaedrus of Plato, Amsterdam, 1969, p. 24, serait une dérivation d' « Ammon », dieu égyptien. Pour ce qui concerne Theuth, épellation phonétique de Thot, et les attributions du dieu dans la mythologie égyptienne, cf. J.V. Andier, La religion égyptienne, Paris, 1949, p. 64-65. Pour ce qui concerne l'écriture, les intuitions de Platon se sont révélées juste : le phénicien, auquel le grec emprunte une grande partie de ses graphèmes, emprunte lui-même au protosinaïque des premiers nomades égyptiens. Cf. à ce sujet A. Mallon, « L'origine égyptienne de l'alphabet phénicien », dans Bulletin de l'Institut français d'archéologie orientale (BIFAO), n°30, Le Caire, 1931, p. 131-151 ; J. Leibovitch, « Formation probable de quelques signes alphabétiques », dans dans Bulletin de l'Institut français d'archéologie orientale (BIFAO), n°32, Le Caire, 1932, p. 83-96 ; J. Darnell, C. Dobbs et el, « Two Early Alphabetic Inscriptions from the Wadi el-Hol : New Evidence for the Origin of the Alphabet from the Western Desert of Egypt », dans Annual of the American Schools of Oriental Research, Londre, 2005 et J. F. Healey, Les débuts de l'alphabet, Paris, Seuil, 2005.

77 Hérodote, L'Enquête, L. II, 49.

78 Sur l'édification de Dionysos en prototype de l'altérité radicale (géographique, culturelle, civilisationnelle, etc.), cf. J.-P. Vernant, « Le Dionysos masqué des Bacchantes d'Euripide », article en ligne dans L'homme, 93, XXV, 1985, p 38.

79 Mention spéciale pour Déméter (« terre mère »), qui a souvent servi de figure syncrétique, favorisant la réception, l'adaptation et l'assimilation des nouvelles divinités orientales en leur prêtant des caractères locaux solubles dans le Panthéon athénien.

80 D'autres identifications sont suggérées en 42, 49, 144, 42. La Grèce et l'Égypte honorent pour Hérodote les mêmes divinités sous des noms différents.

81 Platon, Timée, 21e.

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stricte des panthéons grec et égyptien ? Aussi bien l'antériorité du peuple égyptien que le récit de Critias et les multiples recoupements que nous avons signalés entre les textes de Platon et d'Hérodote nous livrent un faisceau d'indices à même d'en soutenir l'hypothèse.

Plus qu'un parallélisme, au-delà du syncrétisme, il s'agit là d'une véritable assimilation dont le rouage central consiste en l'interpretatio. Ce recours grec à l'interpretatio rend en effet possible, dans certaines limites, d'acculturer une divinité étrangère en la rapportant à une divinité connue. Il s'agit donc d'un procédé de domestication qui permet, en assignant à des dieux étrangers une forme ou un visage grec, de se les approprier ; en sorte qu'un Athénien puisse sans dilemme théologique lui rendre un culte de la même manière qu'à ses propres divinités. Toutes les divinités étrangères ne sont pas à cet égard logées à la même enseigne. Socrate ne fut-il pas accusé d'avoir voulu introduire de nouveaux dieux dans la cité82 ? Pourtant, la République s'ouvre sur la célébration de l'introduction d'une divinité allogène83. Qu'est-ce à comprendre ? Sans doute que le culte que voulait introduire Socrate impliquait une retraite par rapport à la vie politique, et se faisait au détriment du culte dû aux autres dieux ; un culte citoyen qui avait une dimension civique. Le fait est donc que certains dieux se prêtent plus aisément que d'autres à cette forme d'assimilation en quoi consiste l'interpretatio. Ce procédé, auquel recours Hérodote de manière systématique, servira également à Platon lorsqu'il sera amené à identifier à la déesse de sa propre cité celle de Saïs qu'il considère comme sa jumelle.

De cette brève analyse, nous pouvons retenir qu'il y a là nombre d'éléments, chez Hérodote, qui auraient pu nourrir les dialogues de Platon. C'est dire qu'ainsi instruit par le « père de l'histoire », Platon n'aurait pas eu à se rendre en Égypte ; en tout cas pas pour prendre connaissance de ses divinités, du règne d'Amasis, pour visiter Saïs et rendre hommage à sa déesse poliade. Pas davantage pour nourrir son récit des entretiens de Solon avec les officiants. Par Hérodote, il connaissait encore les principales cités d'Égypte et leur nom égyptien, les moeurs du peuple égyptien et l'importance du

82 « Eh bien donc, Mélétos, au nom de ces dieux mêmes dont il est question, dis-nous plus clairement encore ta pensée, à moi et à ces messieurs. Car, pour moi, il y a un point que je n'arrive pas à démêler : prétends-tu que j'enseigne à reconnaître qu'il y a des dieux (auquel cas je crois moi-même à l'existence de dieux, donc je ne suis pas complètement athée, ni par conséquent coupable à cet égard), mais que ce ne sont pas ceux précisément que reconnaît la cité, qu'ils sont différents, et est-ce bien de cette différence justement que tu me fais grief ? Ou bien soutiens-tu que, personnellement, je ne reconnais pas du tout les dieux et que j'enseigne aux autres à faire de même ? » (Platon, Apologie de Socrate, 26c).

83 « J'étais descendu hier au Pirée avec Glaucon, fils d'Ariston, pour prier la déesse et voir, en même temps, de quelle manière on célébrerait la fête qui avait lieu pour la première fois. La pompe des habitants du lieu me parut belle, encore que non moins distinguée fût celle que les Thraces conduisaient. Après avoir fait nos prières et vu la cérémonie, nous revenions vers la ville » (Platon, République, L. I, 327b). Une allusion présente en 354a suggère qu'il s'agirait de la déesse lunaire Bendis. Son culte, selon P. Foucart, aurait été introduit en Attique par l'intermédiaire des marchands thraces, très nombreux au Pirée, sans doute entre 431 et -419 (P. Foucart, Des associations religieuses chez les Grecs, Charleston, Nabu Press, 2010, p. 131).

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Nil, avait une vue sur leurs institutions et l'ancienneté d'une civilisation dont cet auteur fait l'école de la Grèce. 11 semblerait qu'en fin des fins, Platon n'aurait eu aucune difficulté à trouver chez Hérodote une banque d'informations exploitables, à tout le moins pour ce qui concerne nombre d'éléments participants de l' « égyptisation » (le terme est de Froidefond) du récit du Tintée. 11 y a loin, pour autant, à ce que toutes les informations sur l'Égypte réparties dans les dialogues se retrouvent chez Hérodote. 11 nous faut donc chercher d'autres veines potentielles à l'intelligence que l'auteur pouvait avoir de la terre des pharaons.

Les dramaturges et les orateurs

Les dramaturges et orateurs grecs pourraient avoir constitué une importante source d'information pour un Platon en quête d'une meilleure connaissance de l'Égypte. Aux dires de MacEnvoy84, l'ancienneté de l'Égypte, ses hiéroglyphes mystérieux, ses traditions sacerdotales, la majesté de ses temples, ses richesses, son exotisme, sa sagesse légendaire seraient devenus des motifs récurrents dans la littérature grecque autant que par la suite, dans la littérature romaine85.

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe