I. Le voyage de Platon
...Tandis que leurs stèles sont recouvertes de
poussière, leurs chambres funéraires ont été
oubliées. Si on prononce parfois leur nom, c'est à cause de leurs
livres Qu'ils avaient fait du temps de leur existence. Il est bon d'avoir cela
à l'esprit : C'est pour les confins de l'éternité qu'ils
ont agi...
Papyrus Chester Beatty IV, vers 1200 ay. J.-C.
Introduction
Il conviendrait, plutôt que d'aborder de front la
délicate question de l'historicité du voyage de Platon, de
resituer au préalable la controverse dans son contexte et ses
évolutions. Nous sommes effectivement loin d'être les premiers
à nous l'être posée. Cette interrogation a fait l'objet de
prises de position plus ou moins affirmées (et plus ou moins
fondées), de la part de nombre d'auteurs depuis l'Antiquité ;
elle continue aujourd'hui même de diviser les historiens et les
commentateurs de Platon. C'est qu'elle n'est pas seulement -- bien qu'elle le
soit aussi -- une question de fait, mais également une question
politique. La pièce maîtresse d'une argumentation philosophique
plus générale. D'aucuns, en s'appuyant sur ce voyage, voudraient
faire de la Grèce une spoliatrice d'idées, et du « miracle
grec » une imposture que l'Occident moderne et colonial n'aurait fait que
prolonger. D'autres ont à coeur de rattacher leurs propres options
philosophiques à des traditions plus anciennes, leur conférant
ainsi le prestige de l'ancienneté et de l'antériorité.
Certains se prononcent à l'inverse contre la thèse du voyage de
Platon ; et conçoivent dans ses témoignages une même erreur
réitérée, reproduite à l'envi. Qu'il s'agisse de
défendre l'autonomie de la philosophie grecque ou de tenir une position
critique, pour lors, tout à fait respectable, ils rejettent sans
scrupule -- mais non pas sans quelques raisons -- toute référence
à cette expédition. Ces références,
argumentent-ils, sont par trop postérieures au supposé voyage de
Platon pour ne pas relever de la reconstruction. Nous constaterons à cet
égard qu'il n'en est rien. Mais n'anticipons pas. Dressons, pour
l'heure, un bref état des lieux de la situation.
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Platon s'est-il rendu lui-même en terre des pharaons ?
De manière surprenante au vu de la prétendue condescendance que
l'Antiquité gréco-latine était censée nourrir pour
les peuples «barbares », pour ce qui concerne les commentateurs
anciens, la chose semble peu disputée. L'importance des
références que Platon fait à l'Égypte autant que
l'égyptophilie des Grecs à l'époque hellénistique
pourraient possiblement suffire à rendre compte du fait que la tradition
antique postérieure à Aristote se soit, à l'exception de
Philodème, en grande majorité rangée dans le camp de ceux
qui tiennent pour véridique ce séjour en Égypte. Les
références respectivement relevées par
Geffcken42 et par K. Svoboda43 laissent peu de doute sur
cette situation de quasi-unanimisme. Prudence, toutefois, ne cédons pas
à l'argument de la foule. Ce plébiscite n'était pas
neutre. Des motifs rhétoriques et philosophiques se mêlaient bien
souvent aux données brutes de l'historiographie. Aussi nous faudra-t-il
toujours considérer ces témoignages avec circonspection. La
frontière est ténue qui sépare le souvenir de
l'affabulation.
Tout autre est le cas des commentateurs modernes. Les avis
semblent à cet égard beaucoup plus mitigés. Plus
nuancés aussi. Prise globalement, la critique se répartit en deux
camps opposés d'importance peu ou prou équivalente. Les partisans
du voyage de Platon peuvent notamment compter sur le concours de Bidez, Huit,
Picard, Robin, Svoboda, Vogt, Wilamovitz et Zucker. Leurs adversaires ne
comptent pas moins d'illustres signatures, parmi lesquelles celle de
Festugière, von Bissing, Ast, Kerschensteiner, Prachter, von Stein,
Viedmann, Zeller et quelques autres encore. Nous ne prétendrons pas
trancher définitivement entre ces deux positions. Notre contribution,
modeste, prétend avant toute chose actualiser la controverse. Nous
disposons dorénavant d'indices encore peu divulgués qui seraient
susceptibles de susciter quelque retournement de situation. Si bien que
l'examen que nous prétendons faire de ces nouveaux indices pourraient
éventuellement faire pencher la balance en la faveur de ceux qui veulent
voir davantage dans le séjour de Platon en Égypte qu'une fiction
rhétorique.
Problématique
Nous ne saurions prétendre faire l'impasse sur une
remarque, peut-être la plus importante, des adversaires de la
thèse du voyage. On ne peut évacuer d'un revers de main cet
argument faisant valoir que bien d'autres auteurs avant Platon ont
visité l'Égypte ; que donc Platon n'aurait pas eu
nécessairement l'usage, pour nourrir ses dialogues
d'éléments égyptiens, d'une excursion in personem
en terre des pharaons. H aurait pu reprendre des motifs déjà
présents chez ses contemporains. Cette
42 J. Geffcken, Griechische Literaturgeschichte,
Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1926, p. 55.
43 K. Svoboda, « Platon et l'Egypte », dans
Archiv Orientalni n°20, Prague, 1952, p. 28-38.
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objection est-elle recevable ? Sans doute ; mais
jusqu'à quel point ? H n'est d'autre méthode pour en juger que de
considérer minutieusement les témoignages d'autres auteurs ayant
mis par écrit leur expérience de la vallée du Nil. A cet
égard, les candidats ne manquent pas.
La tradition contemporaine et ultérieure aux
Dialogues mentionne toute une série de noms illustres de grands
personnages grecs ayant voyagé en Égypte : Anaximène,
Anaximandre, Thalès, Pythagore, Solon, Hérodote, Eudoxe,
Démocrite, Héraclite, Archytas de Tarente, Oenopide44
et bien évidemment Platon, tous sont de la partie ; Aristote
lui-même devait poursuivre dans cette voie. H n'y a guère de
philosophes importants auxquels on n'ait attribué un voyage
d'études en Égypte. Faits véridiques ou affabulations ?
Reconstruction ou témoignage ? Les avis restent partagés. Mais
au-delà des controverses, l'on ne peut nier que toutes ces traditions
doxographiques témoignent d'une mentalité largement
répandue, qui n'a pas attendu l'époque alexandrine pour se
manifester. Une certaine égyptomanie s'était effectivement
diffusée parmi les Grecs, qui préparait l'apparition à
cette époque du personnage du théôros. Voyageur
libéral, sans objet lucratif, ce personnage s'adonne à des
voyages d'études à des fins théoriques. Son rôle est
par ailleurs théorisé dans les Lois de Platon, qui le
rapproche de l'ethnologue comparatiste. Émergent dans son sillage de
nouvelles disciplines telles que l'histoire, la géographie,
l'ethnologie, la politologie ainsi qu'une forme embryonnaire
d'égyptologie antique45. L'esprit ionien et ses
méthodes d'enquête le cèdent peu à peu à de
nouvelles approches, à un nouvel esprit d'enquête.
Au We s. av. J.-C., le terme théôros est
élargi à la philosophie naissante : on qualifie alors le
philosophe de théôros par métaphore, parce qu'il
voyage dans le monde des idées. Platon le philosophe a-t-il
été, en pratique comme en idée, un
théôros ? Ses grandes expéditions qui suivent
immédiatement la mort de Socrate incitent à le penser. Platon
avait-il « vu de ses yeux vu » l'Égypte ? Ce n'est encore rien
dire que d'affirmer que la question divise. Peut-être, au reste, parce
que cette interrogation en dissimule une autre. Avant de nous demander si
Platon a réellement été en terre des pharaons, il
conviendrait d'interroger les sources disponibles en Grèce afin de
pouvoir estimer ce qu'un tel voyage lui aurait apporté. Ses
connaissances -- pour précises qu'elles puissent être -- ; son
« savoir de l'Égypte » dont témoignent les dialogues,
que ne l'aurait-il puisé à des sources helléniques ?
44 Pour un recensement plus détaillé
des Grecs illustres réputés -- à tort ou à raison
-- avoir effectué un voyage en Égypte, et sur l'évolution
de la perception par de l'empire des pharaons le monde hellénique, cf.
S. Wackenier « Les Grecs à la conquête de l'Égypte. De
la fascination pour le lointain à l'appréhension du quotidien
», dans Hypothèses n°1, 2007, article en ligne, p.
27-35.
H. Joly, « Platon égyptologue », dans
Etudes platoniciennes : La question des étrangers Librairie
philosophique, Paris, Vrin, 2000.
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Ses connaissances auraient-elles pu lui être
relayées par d'autres, sans qu'il lui soit besoin de consulter
lui-même les corpus égyptiens ? En somme, un « voyage de
Platon » était-il nécessaire ?
Répondre à cette question ne se peut faire que
de manière passablement prudente. La pauvreté des sources nous
interdit, peut-être pour jamais, d'en rien savoir d'irréfragable.
Il se pourrait, effectivement, que seule une part infime de la doxographie
d'époque ne nous soit parvenue, le reste ayant été perdu
dans les décombres des grandes invasions, ou dans les cendres de la
bibliothèque d'Alexandrie. H se pourrait que la littérature dont
aujourd'hui nous disposons soit par trop parcellaire, trop fragmentaire pour
nous permettre d'envisager une reconstitution de ce qu'aurait pu être le
paysage transculturel du pourtour méditerranéen46.
Aussi ne peut-on que regretter, après von Gutschmid47, la
destruction presque totale des fragments égyptiens d'Aristagoras qui
aurait visité l'Égypte sous Nectanébo
IeL, au moment même où Platon
composait le Phèdre. Il se pourrait, enfin, que les voyageurs
grecs n'aient rapporté que sous une forme orale leur périple
égyptien. Le livre était bien loin, dans le contexte de
l'époque, d'être un médium si populaire, si accessible,
qu'il peut l'être aujourd'hui. Raison pourquoi nous ne préjugerons
de rien. Nous ne cèlerons rien de nos réserves. Et c'est avec
humilité que nous entreprendrons, dans ce premier chapitre, d'arpenter
les vestiges de ces récits de voyages, en quête de quelques
éléments qui auraient pu éventuellement d'inspiration
à notre penseur.
Méthode et corpus
H s'agirait, pour procéder avec
rigueur, de faire la part entre -- d'un côté -- ce qui
s'avère déjà présent chez des auteurs contemporains
ou antérieurs à ses Dialogues, et -- de l' autre --,
s'il y a matière, ce que Platon ajoute à ce foyer de
représentation. Ainsi, envisager ce que Platon aurait pu retirer de ses
lectures, et exciper en creux ce qui n'y figure pas. De discerner l'emprunt et
l'authentique. Une telle méthode serait à même de
préciser quels éléments doivent nous intéresser. De
mieux faire ressortir les éléments qui pourraient être de
son cru -- tout en gardant présent à notre esprit qu'il aurait pu
glaner d'autres ressources et d'autres sources. Il y aura lieu alors, alors
seulement, de se demander si ces apports spécifiquement platoniciens
à la peinture que les aiguptiaka dressent de l'Égypte ne
serait pas le fruit d'un authentique voyage. En d'autres termes, s'il est plus
opportun de
46 Une analyse concise et synthétique de la
diversité et des modalités d'échange entre la Grèce
et l'Égypte à l'époque de Platon peut être
consultée dans un article de D. Mallet, « Les rapports des Grecs
avec l'Égypte (521 -- 331), dans Mémoire français
d'archéologie orientale, n°48, Le Caire, 1922.
47 A. F. von Gutschmid, Shriften
zurAegyptologie und zur Geschichte der Griechischen, Teubner, BG, 1888.
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faire état, pour reconduire la distinction de Luc
Brisson48, d'une Égypte de Platon ou d'une
Égypte selon Platon.
A) Sources et témoignages contemporains
Tout voyage commence par un premier pas. Ce premier pas nous
entraîne de plain-pied dans les essarts de la littérature
disponible à l'époque. Nous ne ferons pas l'économie des
grands classiques antérieurs à Platon. La bonne démarche
exige que nous nous adonnions à une lecture cursive des
différents auteurs référant à l'Égypte.
Parmi ceux-ci, les « historiens », dont Hérodote et Thucydide,
pour n'évoquer que les plus illustres d'entre eux. Homère bien
sûr, compilateur de mythes ; qu'il s'agisse d'un aède
étrangement prolifique ou d'un prête-nom s'avère ici sans
importance. De même encore, les dramaturges : Aristophane, Euripide. Plus
encore, l'orateur Isocrate. Sans oublier les « physiologues » (tels
que les nomme le Stagirite), les lumières grecques, ioniennes,
présocratiques, telles que Thalès, Anaximène, Anaximandre
ou Héraclite. Il faut enfin compter avec le vecteur de l'orphisme et du
pythagorisme auquel Platon pourrait avoir été initié.
D'aucuns prétendent à Pythagore d'étroites
affinités avec les sagesses égyptiennes. Platon est encore
susceptible de contact avec Archytas de Tarente, et de rapports certains avec
Eudoxe de Cnide. Voyons ce qui ressort des influences possibles de cette
pléiade antique sur la vision platonicienne du royaume nilotique.
Les poètes, historiens et chroniqueurs
a. Homère
D'Homère (VIIIe s. avant notre ère), nous
apprenons de l'Égypte qu'elle est le lieu où « les
médecins sont les plus savants du monde »49. Un homme
comme Hippocrate ne le dénirait pas5o
48 L'auteur ne se cache pas d'opter pour la première
solution : « Platon ne perçoit pas l'Égypte en
elle-même, mais à travers l'image, plus ou moins inversée
[...] qu'elle lui renvoie » (L. Brisson, « L'Égypte de Platon
», dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque
d'Histoire de la Philosophie, 2000.
49 Homère, Odyssée, IV, 231.
50 Concernant l'éventualité d'une
influence des papyrus médicaux et de la science pratique des chirurgiens
égyptiens sur la médecine hippocratique, cf. entre autres P.C.G.
Lefèbvre, « Essai sur la médecine égyptienne de
l'époque pharaonique », dans Revue belge de philologie et
d'histoire, vol. 35, n° 11957, Bruxelles, p. 159161 ; P.C.G.
Lefèbvre, N. Riad. La médecine égyptienne, Revue
d'histoire des sciences et de leurs applications, 1955, vol. 8, n° 3,
pp. 278-280 ; R.-A. Jean, Pour une histoire de la médecine
égyptienne, tome I, Paris, 1995 ; ou encore idem, «
La Médecine en Égypte ancienne », « La
médecine », et « La médecine
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Homère fait de l'Égypte le pays des confins, des
simples et des médecins ; des magiciens aussi, lorsque l'on songe que
c'est d'Égypte encore qu'Hélène de Troie
(Hélène de Sparte) rapporte l'opiacée surnaturelle qui
soulage l'âme mortelle des afflictions qui l'alourdissent51.
Diodore de Sicile en fait d'ailleurs longuement état dans le premier
livre de sa Bibliothèque historique, affirmant au passage la
réalité du voyage d'Homère en Égypte : « On
apporte divers témoignages du séjour d'Homère en
Égypte, et particulièrement le breuvage donné par
Hélène à Télémaque visitant
Ménélas, et qui devait lui procurer l'oubli des maux
passés. Ce breuvage est le népenthès dont
Hélène avait, selon le poète, appris le secret à
Thèbes par Polydamna, femme de Thonis. En effet, les femmes de
Thèbes connaissent encore aujourd'hui la puissance de ce remède,
et les Diospolitaines sont les seules qui s'en servent depuis un temps
immémorial pour dissiper la colère et la tristesse. Or, Diospolis
est la même ville que Thèbes »52. L'Égypte
appert alors à la frontière entre le rationnel et le surnaturel.
Ses arcanes jalousement gardés fascinent autant que ses prouesses et sa
longévité.
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