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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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UNIVERSITE MONTPELLIER III -- PAUL VALERY -- UFR1 LETTRES, ARTS, PHILOSOPHIE,

PSYCHANALYSE

PLATON, L'EGYPTE ET LA

QUESTION DE LAME

FREDERIC MATHIEU

21/05/2013

Mémoire présenté pour l'obtention du Master I de philosophie par Frédéric Mathieu sous la direction de M. Jean-Luc Périllié

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Au Pr. J.-L. Périllié, pour ses précieux conseils...

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Avant-Propos

Un esprit efficace est sourd à ce qu'il sait...

Papyrus Ramésséum II, vers 1800 avant J.-C.

«L'interprétation des monuments de l'Égypte mettra encore mieux en évidence l'origine égyptienne des sciences et des principales doctrines philosophiques de la Grèce ». C'est en ces termes que J.-Fr. Champollion, pionnier de l'égyptologie française, ouvre son maître-livre. Par ces propos, programmatiques et prophétiques, qu'il introduit sa Grammaire égyptienne (1836)1, premier codex moderne de langue hiéroglyphique. Des paroles audacieuses pour qui entend percer les secrets d'une civilisation de plus de 5000 ans, et dans l'aube de cette découverte, rendre à l'Égypte ce qui lui appartient. L'Égypte, berceau de l'Occident ? Témérité d'un liminaire qui résonnait comme une provocation. Et n'irait pas sans polémique. On sait combien ardue fut pour les chercheurs darwiniens contemporains de l'auteur la remontée aux origines, eux qui frayaient leur discipline avec pour seul mot d'ordre « tout sauf l'Afrique »2 ! Et l'Afrique s'imposa. Volens nolens, elle triompha des

1 J.-Fr. Champollion, Grammaire égyptienne ou principes généraux de l'écriture sacrée égyptienne, Paris, éd. Didot frères, 1836, p. 22. Et Champollion de récidiver dans sa correspondance : « Je le répète encore : l'art égyptien ne doit qu'à lui-même tout ce qu'il a produit de grand, de pur et de beau; et n'en déplaise aux savants qui se font une religion de croire fermement à la génération spontanée des arts en Grèce, il est évident pour moi, comme pour tous ceux qui ont bien vu l'Égypte, ou qui ont une connaissance réelle des monuments égyptiens existants en Europe, que les arts ont commencé en Grèce par une imitation servile des arts de l'Égypte, beaucoup plus avancés qu'on ne le croit vulgairement, à l'époque où les premières colonies égyptiennes furent en contact avec les sauvages habitants de l'Attique ou du Pelopônèse. La vieille Égypte enseigna les arts à la Grèce, celle-ci leur donna le développement le plus sublime: mais sans l'Égypte, la Grèce ne serait probablement point devenue la terre classique des beaux-arts. Voilà ma profession de foi tout entière sur cette grande question. Je trace ces lignes presqu'en face des bas-reliefs que les Égyptiens ont exécutés, avec la plus élégante, finesse de travail, 1700 ans avant l'ère chrétienne... Que faisaient les Grecs alors ! » (idem, « Quinzième lettre », Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, Paris, éd. Firmin Didot Frères, 1833, p. 302).

2 Cf. P. Picq, Nouvelle histoire de l'homme, Paris, Perrin, Tempus, 2005. « Tout sauf l'Afrique » est un précepte encore bien induré. S. Bessis, historienne spécialisée dans les rapports Nord-Sud, soupçonne qu'en effet, l'« une des civilisations les plus anciennes et les plus brillantes nées du génie humain [...] dont l'influence sur le monde Grec n'a pu être totalement niée [...], ne pouvait décemment être située sur un continent à la fois primitif, barbare et dépourvu d'histoire ». A telle enseigne qu' « aujourd'hui encore, la plupart des écoliers européens ou américains seraient bien en peine de dire sur quel continent se trouve

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réticences par la force des choses. Fallait-il, de la même manière, reconduire l'essentiel des sciences de la pensée grecque à des racines étrangères à la Grèce ? Et s'infliger, encore, une blessure narcissique ? Perpétuelle dialectique des sciences et de l'idéologie. De quel côté fallait-il mettre Champollion, chercheur qui ne laissait pas d'écrire : « je suis tout à l'Égypte, elle est tout pour moi »3 ? Quelle part pour le fantasme, et comment tendre à l'objectivité ?

Champollion, pour téméraires soient ses allégations, était pourtant bien loin d'être le seul à vouloir restituer à la terre noire des pharaons ce qui, songeait-il, était son dû. Les Grecs du V1Q siècle av. J.-C. jusqu'aux Romains de l'Antiquité tardive en passant par les philosophes de la période alexandrine n'ont eu de cesse que de revendiquer cette filiation. Platon est de ceux-là. Archè, un terme à double emploi : l'ancien fait loi. Plus ancienne la parole (orale, de préférence), plus hiératique sa vérité. La rupture fut brutale. Pour des raisons multiples et dont beaucoup restent à identifier, l'Europe va peu à peu renier cette tradition. L'orientalisme n'est plus la norme lorsqu'Ernst Renan, en plein XIXe siècle, introduit l'expression de « miracle grec ». La pensée grecque n'a plus de comptes à rendre à une quelconque sagesse venue d'Orient. Les nations se construisent par différenciation et développent pour ce faire des mythes qui se veulent fondateurs. Qui scotomisent l'interpénétration des peuples et des idées. Occultent les porosités. Désavouent tout échange ; bien plus encore s'il s'agit d'héritage, dès lors que toute oeuvre de don engendre obligation4. Une même logique s'impose à l'échelle de l'Europe qui marque ses distances vis-à-vis de l'Égypte. On prend à contre-pied le discours des Anciens. La science et la philosophie seront grecques, ou bien ne seront pas.

l'Égypte des pharaons » (S. Bessis, L'Occident et les autres : Histoire d'une suprématie, Paris, éd. La Découverte, 2003, p. 41).

3 J.-F. Champollion, H. Hartleben, R. Lebeau, Lettres et journaux écrits pendant le voyage d'Égypte, C. Bourgois, Paris, 1986

4 Voir les travaux de Marcel Mauss sur le « potlatch » et sa valeur de paradigme. Aux antipodes de Lévi-Strauss qui, donc, fait du don du « premier type » -- don non-compétitif -- le coeur de son étude, le type de don qui retient l'attention de Mauss relève du second type, lorsque les prestations de don et contre-don contractent un caractère agonistique. A l'origine cérémonie usant du don compétitif et de l'obligation de rendre comme d'une instance de légitimation des hiérarchies sociales, la pratique du « potlatch » devient chez Mauss un concept anthropologique. Il y a « potlatch » chaque fois qu'un donataire offre tellement au receveur que ledit receveur est incapable de lui rendre ; ou bien chaque fois qu'un receveur restitue plus au donataire que le don initial. Si le rapport dissymétrique de soumission induit par le « potlatch » peut exister entre deux individus, que n'en serait-il de même entre deux castes, tribus, ethnies, et plus généralement entre deux civilisations ? Cf. M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques (1925), Paris, Quadrige, Presses universitaires de France, 2007.

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C'est dans un tel contexte que sont venus s'ancrer des travaux salutaires tels ceux de Dodds5 et de Froidefond6. Travaux qui rétablissent une part de doute là où s'était encalminé l'axiome d'autonomie. Les plus récentes études ont entamé les certitudes les mieux ancrées, refroidissant dans la foulée quelques ardeurs -- mais ouvrant d'autres appétits. Nous ne croyons plus à l'heure actuelle en une « génération spontanée » de la science et de la philosophie aux entours de l'Attique. Plus d'exclusivité, mais des vagues d'acculturation. Ni deuil ni création : adaptations, réinventions. Ce qui ne saurait, pour rien au monde, réduire en une quelconque manière l'incontestable génie grec qui a su repenser ces différents apports pour aboutir à de nouvelles manières de concevoir le monde. La Grèce « à l'école de l'Égypte » n'est pas, pour ainsi dire, qu'un élève psittacin. Renvoyant dos à dos Renan et Champollion, nous voudrions faire voir que les extrêmes se touchent. Le tout ou rien ne fonde pas une véritable alternative. Il ne s'agit pas de tirer la couverture à soi ou de faire voeu de pauvreté, mais, dans un entre-deux, de souligner ce qu'ont de vrai -- et donc de faux -- ces deux exclusivismes. Au travers l'influence de doctrines égyptiennes sur le vivier de la philosophie grecque, nous voudrions faire cas de la rupture autant que de la continuité. Le cas platonicien nous a semblé, à bien des titres, emblématique de cette ambivalence.

Platon est un passeur, mais il est plus encore. Platon peut être un filtre dans l'histoire des idées, tout en fondant sur un terreau déjà fertile, ses propres intuitions. Précisons : notre propos n'est pas de minorer l'influence de Platon sur la philosophie occidentale. Aristoclès -- de son vrai nom -- ne faillit pas à sa réputation. Et son Socrate, son porte-voix, n'usurpe en rien son renom d' « inventeur de la philosophie » (encore que Pythagore en ait inauguré le terme), au point que l'on décline les «physiologues» et les «présocratiques» comme on décompte les années avant J.-C. C'est assez dire la valeur « fondatrice » que revêtent les Dialogues aux yeux des historiens de la philosophie. Un statut séminal qu'authentifie Whitehead de la manière sans doute la plus concise et la plus percutante, en affirmant que « la philosophie occidentale n'est qu'une suite de notes de bas de page aux Dialogues de

5 E. R. Dodds, Les Grecs et 1 irrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997. Une oeuvre originale et audacieuse qui permet à l'auteur de développer la thèse d'influences hyperboréennes ou Scythes sur la pensée de Platon. Platon aurait, en quelque sorte, réalisé l'hybridation de la tradition du rationalisme grec et des conceptions mystiques, magiques et religieuses dont l'origine remonte, via les orphiques (pôle dionysiaque), via Pythagore (pôle apollinien), à la culture chamanique septentrionale. Le titre peut être lu comme une habile provocation, l'association des Grecs et de la rationalité, longtemps conçu comme allant de soi, favorisant une certaine distorsion dans l'interprétation de ce que pouvait être la science ou la sagesse des Grecs à cette époque. Cette projection rétrospective n'est pas sans faire songer à celle qui sévit tout aussi violemment à propos des architectes de la révolution scientifique de la modernité (on ne relèvera jamais assez combien l'alchimie fut déterminante dans les travaux de Newton).

6 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, 1971.

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Platon »' (Nietzsche en aurait pleuré). Personne, cela étant, ne s'avancerait à dire que tout Platon n'est qu'une suite de notes au bas des papyrus égyptiens. Ceci posé, Platon lui-même est bien loin d'incarner l'aérolithe qu'on s'imagine parfois.

Nous supposerons que sa pensée n'a pas jailli toute en armure, telle Pallas Athéna, hors de sa propre tête, ni de celle de Socrate. Nous supposerons qu'elle n'était pas ce bloc achevé, monolithique, figé dans l'écrin d'une doctrine constante et immuable. C'est une « chose organique », pour recourir à l'expression de Dodds, le fruit d'un « bricolage évolutif » pour recourir à celle de feu François Jacob. Un organisme, donc, qui croit évolue d'une part selon sa propre loi interne, de l'autre en réaction et en interaction avec des facteurs extérieurs : les stimuli d'autres pensées. Et il eut bien d'autres pensées desquelles Platon aurait pu s'inspirer, lui qui vécut depuis la mort de Périclès jusqu'à la reddition face à l'hégémonie macédonienne. Assez pour disposer à l'éclosion d'une oeuvre. De nombreuses influences ont fait germer cette oeuvre, dont la nature exacte autant que l'étendue sont assez mal déterminées8. Pas plus en philosophie qu'en biologie, pour filer notre analogie, ne se peut soutenir l'idée de « génération spontanée ». Ex nihilo nihil. « Rien ne naît de rien, écrivait Démocrite, et tout s'enchaîne nécessairement ». Et Platon d'ajouter, dans son Épinomis (s'il est effectivement de lui), que « tout ce que les Grecs reçoivent des barbares, ils l'embellissent et le portent à sa perfection »9.

Certaines parmi ces influences -- celles d'Héraclite, de Parménide et surtout de Socrate --, ne sont pas négociables. Leur sort est arrêté. D'autres, plus insidieuses, suscitent à l'heure actuelle des débats passionnés. C'est notamment le cas des sectes orphiques et pythagoriciennes10. La Lettre VII, certains passages du Phèdre et de la République 11 renforcent l'hypothèse selon laquelle, comme l'atteste Aristote12 (son indiscipliné disciple) et, à sa suite, l'Ecole de Tubingen, Platon aurait été tenant d'une

A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai sur la cosmologie (1929), Paris, Gallimard, Bibliothèque de Philosophie, 1995, p. 63.

8 Se reporter à ce sujet à l'introduction de L. Brisson dans L. Brisson, Fr. Fronterotta (dir.), Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2006.

9 Platon (?), Épinomis 987d.

10 Cf. C. Mallan, Ch. Noë, O. Lahbib, « La parabole de la panégyrie : Platonisme ou pythagorisme ancien ? », article en ligne dans L'Enseignement philosophique, 2002, vol. 52, n° 4, p. 20-34 ; P. Boyancé, « Platon et les cathartes orphiques », article en ligne dans Revue des Études Grecques, t. 55, fasc. 261-263, juillet-décembre, 1942, pp. 217-235.

11 Platon, Lettre VIII. 340-345 ; Phèdre, 276e et République, 501e.

12 Au sujet de l'enseignement oral, « ésotérique » platonicien, se reporter à la réédition de l'ouvrage de M.-D. Richard, qui propose un aperçu synthétique, revu et corrigé des travaux de l'École de Tübingen : M.-D. Richard (dir.), L'Enseignement oral de Platon. Une nouvelle interprétation du platonisme (1986), pref. de P. Hadot, Paris, Cerf, 2006. Citons, de même, la proverbiale contribution de L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des nombres d'après Aristote. Etude historique et critique (1908), Paris, F. Alcan, Georg Olms, 1998, où ce dernier entreprend de reconstituer les éléments de la doctrine ésotérique platonicienne à partir

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doctrine réservée au premier cercle ; d'une sagesse tributaire, précisément, des courants pythagoriciens. Passées les illusions du « mirage grec », des chercheurs plus entreprenants ont ouvert d'autres pistes en direction de la périphérie. Ils ont rasé les marges de l'ékoumène ; tenté, toute précaution gardée, de définir le cadre géographique et conceptuel au sein duquel se seraient effectués ces échanges culturels. Puis étudié la réception de ces apports, souvent teintés de religion, dans le biotope intellectuel des Grecs. A telle enseigne que l'hypothèse d'inspirations externes à la philosophie proprement grecque sur la pensée de Platon se présente aujourd'hui comme davantage qu'une extrapolation gratuite. L'idée a fait son chemin. Elle a ses défenseurs, et non des moindres. Nous y reviendrons.

Les « Barbares » (Barbaroi) sont par ailleurs loin d'être absents des Dialogues de Platon : l'auteur mentionne le terme à raison d'environ 83 reprises d'après le décompte établi par L. Brandwood13, contre environ 135 occurrences se référant aux « Grecs » (Hellénès). La statistique est éloquente, bien qu'elle ne préjuge rien du traitement réservé à l'un et l'autre membre de cette combinaison. « Combinaison » ; car toute dichotomie suppose une mise en relation : l'on ne parle jamais de « Grecs » qu'autant qu'il y reste des «non-Grecs» pour en conscrire l'identité14. La question se pose incidemment de savoir à quels « Barbares » Platon fait référence et desquels notre auteur aurait pu « s'inspirer ». Barbares de quelles contrées ? Ce ne sont pas là les choix qui manquent. Les grands triomphes ne manquent pas d'artisans. On a parlé tantôt de la Perse, tantôt de l'Inde, tantôt de la Syrie, tantôt de l'Asie Mineure, de la Chaldée ou de l'Hyperborée. On a parlé de « migration » et d'« acculturation », de « transmission » de système de pensée des quatre coins du monde, et dont les Grecs, opportunistes, auraient fait la synthèse. La coupe est pleine. On ne compte plus les candidats à la « fécondation ». Mais aucun, semble-t-il, ne fut si peu et si négligemment analysé que l'Égypte dont cependant, les références abondent dans les dialogues platoniciens. Hormis la Perse, l'Égypte est en effet le pays foyer de « Barbares » le plus souvent cité dans l'oeuvre de Platon15. Il n'est qu'à prendre la mesure de la récurrence dans les Dialogues des allusions directes ou indirectes à ce « don du Nil », terre d'élection des sciences astronomiques16 et de la médecine (hippocratique, entre autres). D'aucuns

non plus des Dialogues, mais des allusions aristotéliciennes à la question des Nombres et des Idées. Enfin, l'article compendium de S. J. E. Strycker, « L'enseignement oral et l'oeuvre écrite de Platon », article en ligne dans Revue belge de philologie et d'histoire, t. 45 fasc. 1, 1967. Antiquité -- Oudheid, pp. 116-123.

13 L. Brandwood, A Word Index to Plato, Leeds, W. S. Maney and Sons, Maney Publishing, 1976.

14 C'est la valeur différentielle des systèmes sémantiques, mise en valeur par F. de Saussure, avec toutes les implications philosophiques que cette valeur comporte. Cf. F. de Saussure, Cours de linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1979.

15 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.

16 « Car c'est une ancienne contrée qui produisit les premiers qui s'adonnèrent à cette étude, favorisés par la beauté de la saison d'été, telle qu'elle est en Égypte et en Syrie, et contemplant toujours, pour ainsi dire, tous

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sont allés bien plus loin, accusant sans détour Platon d'avoir traduit sa République de fragments égyptiens ; à telle enseigne que son commentateur Crantor dut monter au créneau et prendre sa défense".

D'autant plus étonnante apparaît, par contraste, la rareté des travaux consacrés aux rapport entre le Logos grec et la pensée de l'Égypte antique. Certains d'entre eux, de manière significative, font prévaloir les influences des Grecs de l'Antiquité tardive sur la production culturelle et artistique de l'Égypte ptolémaïque18 ; peu s'intéressent aux périodes antérieures ou aux influences de l'Égypte pharaonique sur la production grecque. Question philosophique et historique qui connut néanmoins un certain renouveau avec la parution récente de l'oeuvre afrocentriste de Martin Bernal19. La somme est appréciable, mais non dénuée d'exclusivisme ; et l'auteur verse assez loisiblement dans les travers d'un kémétisme qui s'exposeront aux mêmes reproches qu'on pouvait faire à Champollion. Une certaine hellénophilie indo-européenne tardive aurait fait oublier, selon l'auteur, ce que la Grèce doit à l'Égypte. C'est-à-dire tout. C'est-à-dire trop pour être honnête...

Mentionnons également l'ouvrage plus nuancé de J. Albert Faure, L'Egypte et les Présocratiques 20. Faure, il est vrai, ne lisait pas l'égyptien dans le texte, ainsi qu'une méthode appointée l'eût immanquablement prescrit. Sans doute fut-ce sa limite ; sans doute est-ce également la nôtre ; sans doute, enfin, est-ce l'une des raisons au manque de recherche afférentes aux reprises helléniques de la veine égyptienne21. N'est pas Georges Dumézil qui veut. Il avait néanmoins pris connaissance de la

les astres à découvert, parce qu'ils habitaient toujours une région du monde bien loin des pluies et des nuages. Leurs observations, vérifiées pendant une suite presque infinie d'années, ont été répandues en tous lieux et en particulier dans la Grèce. C'est pourquoi nous pouvons les prendre avec confiance pour autant de lois » (Platon (?), Épinomis, 987a).

17 F. W. A. Mullach, Fragmenta philosophorum graecorum. Collegit, recensait, vertit annotationibus et prolegomenis illustravit indicibus (1875), t. III., D. 139, Paris, Didot, 1879.

18 Citons l'étude emblématique de Ph. Derchain, Les impondérables de l'hellénisation. Littérature d'hiérogrammates, Paris, Brepols, Monographies Reine Elisabeth, 2003.

19 M. Bernal, Black Athena. Les racines afro-asiatiques de la civilisation classique, 3 vol., Paris, Presses Universitaires de France, 1987.

20 J. A. Faure, L'Egypte et les Présocratiques Paris, Librairie Stock, 1923.

21 Un autre obstacle à cette recherche serait la difficulté du néophyte à faire la part, au sein d'un fonds de publication toujours plus abondant ayant trait à l'Égypte, entre les ouvrages fiables et la littérature plus folklorique. Pour ce qui concerne la question de la maîtrise conjointe du grec et de l'égyptien ancien, deux langues éteintes, celle-ci est aussi rare que peu encourageé. On pourrait aisément en dire autant de la double connaissance de l'égyptien et de l'hébreu ancien, qui permettrait d'avoir une meilleure compréhension de l'influence des motifs égyptiens sur l'élaboration des textes vétéro- et, dans une moindre mesure, néotestamentaires : monothéisme, Trinité, Dieu ressuscité, Création par le verbe, culte marial, etc. Le livre des Proverbes reprend ainsi expressément (de 22:17 à 23:11) les Maximes d'Aménémopé (-1200 avant J.-C.). L'Égypte ne fut pas sans raison le premier pays à s'être christianisé. Cf. à ce sujet G. Posener, P. Humbert, Recherches sur les sources égyptiennes de la littérature sapientiale d'Israël, dans Mémoires de l'Université de

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plupart des traductions disponibles à l'époque. Toute traduction -- transposition de signifiants d'un univers à l'autre -- implique déformation. Traduttore, traditore, clame l'adage cisalpin. Les impairs de la traduction n'empêchèrent pas toutefois la révélation de nombre d'analogies ; assez pour jeter une lumière nouvelle sur « ce que la Grèce doit à l'Égypte». Et susciter, peut-être, un regain d'intérêt pour ces doctrines plusieurs fois millénaires et partout diffusées qui prirent naissance et corps en terre des pharaons. Toujours est-il que son appoint ne contribue pas peu à notre tentative d'envisager ce que Platon a pu trouver et retenir pour sa chapelle d'une si ancienne et prestigieuse culture. Hormis ces deux auteurs -- Bernal et Faure --, nous ne pouvons guère citer que quelques noms à la périphérie, engagés pour leur compte dans cette périlleuse enquête ; essentiellement François Daumas, Roger Godel, François Hartog, Christian Froidefond déjà cité et Youri Volokhine. Ce modeste mémoire s'en voudrait un hommage autant qu'un prolongement.

Plusieurs facteurs motivent ce désinvestissement. Nous invoquions tantôt la barrière de la langue. Nous invoquions encore l'embarrassement du néophyte aux prises avec une somme considérable d'ouvrages consacrés à l'Égypte, mais dont la prodigalité n'a bien souvent d'égal que l'absence de valeur scientifique. Comment faire le départ entre ce qui relève de la spéculation, sinon du pur fantasme, et l'état véritable de nos connaissances ? L'histoire pharaonique s'étend au reste sur une période suffisamment vaste pour nous faire perdre pied : ce qui est vrai à une époque et en tel lieu ne le sera pas nécessairement à l'époque ultérieure ou en tel autre lieu. A ces causes objectives se pourrait ajouter la réticence des hellénistes à saborder leur monopole. D'où, en partie, une certaine forme d'hypercriticisme à l'oeuvre dans les milieux de la recherche intéressés aux matériaux antiques, peu désireux de voir le tout-venant marcher sur leurs plates-bandes. La « science normale », comme la défmit Kuhn22, aime à camper sur ses acquis et protège ses investissements. Le cas de Dumézil, encore une fois, a fait jurisprudence.

Ici n'est pas le lieu de mettre en branle une polémique. Nous laisserons la question des ferments subjectifs et objectifs des réticences qui se constatent à la sociologie des sciences, nous contentant, pour ce qui nous concerne, de faire valoir combien une lecture de Platon nourrie par l'hypothèse d'un réinvestissement de notions égyptiennes peut s'avérer enrichissante pour la compréhension de son oeuvre. Pour peu, il va sans dire, que l'on adhère au postulat que l'« implicite » peut être au moins aussi crucial que l'« explicite » pour travailler à cette compréhension. Un postulat que nous partageons avec W. Jaeger, introducteur en la matière de la notion d'« ésotérisme platonicien », et, à sa suite avec

Neuchâtel, vol. 10, n° 2, Syria, 1929, p. 166-167 ; J. Assman, Moïse JEgyptien, 1997, Paris, Aubier 2001, et idem, Le Prix du monothéisme, Paris, Aubier, 2007.

22 T. S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, en part. Chap. III : « La science normale. Résolution des énigmes », Paris, Flammarion, Champs, 1983.

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l'École de Tübingen, laquelle s'est illustrée via ses représentants -- dont K. Gaiser, H. J. Kramer et T. A. Szlezak -- par sa tentative de reconstitution du contenu achroamatique de la doctrine platonicienne. On ne peut, à notre sens, arraisonner Platon dans toute son épaisseur qu'une fois admise la pertinence du suggéré et du non-dit. Toute théorie, incluse la nôtre, fait fonds sur une trame de présupposés23. L'erreur -- ou la malhonnêteté -- serait de les dissimuler. D'autant qu'il se pourrait qu'à terme, les résultats de notre enquête entérinent in fine le bien-fondé de ces partis-pris. Les partisans de l'« ésotérisme platonicien » ne s'en sont pas cachés ; et bien leur en a pris.

Lucides, nous escomptons à notre tour et dans une même optique tirer parti d'une lecture méthodique de l'oeuvre de Platon pour colliger toutes les indications, tous les marqueurs, tous les indices passibles d'étayer la thèse d'investissements ou d'incorporations d'éléments égyptiens à la chair des Dialogues. Notre projet consisterait dès lors à proposer un recensement de différentes options de recherche pouvant conduire à postuler de putatives reprises de motifs « égyptianisants » -- tant par la forme que par le fond -- au sein des loci aegyptii. Il s'agirait d'instruire une lecture de Platon guidée par le fil rouge d'une Égypte inspirante ; Égypte présente dans les silences autant que dans les références ; Égypte comme pépinière d'idées, source d'imaginaire et matrice d'intuitions. Cela en évitant, autant que faire se peut, ces trois écueils que sont la pétition de principe, le rapprochement tous azimuts (syndrome de l'analogie sans frein) et l'excès de conjectures dont l'empilement nuirait à la viabilité. « Rasoir d'Occam » oblige, nous aurons soin de ne pas multiplier les hypothèses ad hoc.

L'esprit de cette étude se veut académique dans la méthode et respectueux -- sinon du style -- à tout le moins des formes. Il ne s'agit pas de battre la campagne, de spéculer sur du sable d'estran, mais bien d'ancrer notre propos dans une doxographie précise ; incessamment, d'en revenir au texte. C'est dans le texte même que nous puiserons la substance nécessaire à notre développement. Le contexte également peut éclairer notre démarche ; nous ne laisserons pas d'en tenir compte. Déterminer et développer les convergences entre les textes de Platon et les textes égyptiens ne peut se faire sans faire appel, enfin, à l'exégèse instruite d'un certain nombre de commentateurs, à même de pallier nos

23 Kurt Gödel a fait valoir dans un article de 1931 intitulé « Sur indécidabilité formelle des Principia mathematica et des systèmes apparentés », qu'aucun système n'est démontrable exhaustivement. Aucun système ne se soutient lui-même. Le coeur de sa démonstration consiste ainsi à dévoiler au sein de chaque appareil théorique la présence inévitable d'une proposition indécidable sans sortir du système. Tout système déductif est incomplet au sens où lui échappe toujours une vérité. Il pose des assertions gratuites -- ou alors fait faillite, lorsqu'il atteste des énoncés faux. Gödel a démontré ceci que l'on ne pouvait jamais être certain de rien en matière de mathématiques, dernier bastion de l'évidence -- ni donc en aucune science. On s'aperçoit ainsi et paradoxalement que le théorème d'incomplétude, moins que tout autre, ne peut s'exonérer des conséquences du théorème d'incomplétude. Il n'échappe pas à la proposition indécidable, rendant le théorème lui-même... indécidable. Toujours est-il qu'il ne peut y avoir de théorie sans postulats, de système sans présupposés.

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insuffisances. Nous procédons moins par démonstration (more geometrico) que par thésaurisation d'indices. Aucun n'est dirimant en soi, mais tous, s'accumulant, se superposent et se renforcent mutuellement pour composer un millefeuille argumentatif robuste. Un fétu de paille cède vite à la tension ; mille fétus de paille enchevêtrés tissent une botte solide. Les occurrences s'agglomérant comme des gouttes de rosée viennent grossir le ruisseau puis finissent en torrent. Du pur quantitatif, on glisse vers le qualitatif. Les conclusions de notre enquête nous rendront ainsi apte à jauger a posteriori de la pertinence a priori de ses prémisses. L'enjeu de ce mémoire est donc tout à la fois philosophique, historique et méthodologique.

Que l'on fasse nôtre une idée directrice : l'Égypte est, chez Platon, bien davantage qu'un recours rhétorique, une source d'inspiration. Celle-ci n'est à ce stade qu'une hypothèse de travail. Une béquille de lecture à valeur heuristique. Notre projet consiste à transformer cette hypothèse en thèse argumentée et viable. Ce n'est qu'alors, alors seulement que nous aurons acquis les matériaux et les outils à même de nous faire comprendre un peu mieux ce que Platon, ergo la Grèce, ergo notre Occident philosophique, doit à l'Égypte ; de nous instruire de ce qui, plus particulièrement, au sein d'une civilisation que l'on se représente à l'heure actuelle si éloignée des systèmes de pensée qui sont les nôtres, a pu intéresser Platon et enrichir sa réflexion. Sa réflexion et via cette réflexion, l'esprit pérenne de toute une tradition dont nous sommes héritiers. Libre au lecteur de se rallier ou pas à nos propositions ; au moins sera-t-il juge en connaissance de cause.

Options d'approche

Se pourraient distinguer à tout le moins deux stratégies d'approche visant à prendre en main les « extraits égyptiens » -- rebaptisés aiguptiaka ou loci aegyptii -- dans l'oeuvre de Platon : il s'agirait ou bien de penser l'Égypte à partir de Platon, ou bien de penser Platon à partir de l'Égypte. Les deux options peuvent être rapportées à l'alternative suivante.

-- Soit démontrer comment Platon mobilise les aiguptiaka pour étayer ses propres thèses, tout en reconnaissant les limites du « modèle égyptien ». C'est-à-dire dégager la fonction argumentative et le ressort critique des passages égyptiens dans l'économie rhétorique des Dialogues. Ce qui signifie considérer l'usage et la portée tant du logos que du muthos égyptien ; les apprécier d'abord comme une « boîte à outils », comme instruments ; soit, par exemple, comme une preuve de l'incarnation possible de la République sur le plan historique (la mémoire de l'expédition de Saïs véhiculée par

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Critias le jeune24 valide historiquement la construction dialectique de la kallipolis dans la République). Ou bien tantôt comme un modèle, tantôt comme anti-modèle législatif, éducatif, morale, artistique, etc. Une telle approche aurait le mérite de mieux nous faire entendre la pensée de Platon, ainsi que, sur le plan formel, de nous faire voir par quel ensemble de procédés l'auteur parvient à traduire cette pensée -- ce qui, du moins, peut en être traduit25. Elle conduirait surtout à reconstruire l'Égypte de Platon, en d'autres termes, l'Égypte telle que la concevait Platon. Sans rien ôter de son intérêt, une telle approche ne nous apprendra rien toutefois sur ce que Platon aurait pu retirer -- théoriquement parlant -- de son expédition.

-- Soit entreprendre une « remontée aux sources ». Prendre l'histoire rebrousse-temps. Faire le départ entre le rhétorique, l'emprunt, l'imprégnation, la falsification. Mettre en valeur les bouturages et les transpositions. Tenter de retrouver ce qu'aurait été la richesse des rapports culturels entre deux civilisations, leurs influences mutuelles ; ainsi, mettre en valeur une dialectique fructueuse entre la pensée grecque et égyptienne. Une dialectique au sens où l'entendait précisément Platon26, et dont Platon aurait été l'un des acteurs de premier plan. Une manière incidente de rappeler, contre une opinion encore courante, que la « pensée logique »27 ni la « raison » ni la métaphysique ne sont écloses ex nihilo sur les bords de l'Attique. L'objet d'une analyse serait moins dans cette perspective d'envisager l'Égypte telle que la concevait Platon, que d'ouvrir des chemins, d'exciper des indices, des faisceaux convergents d'indices rendant raison de ce que l'auteur pourrait avoir reçu d'une pensée trois fois millénaire ; pensée d'une civilisation qui, de longue date, avait commerce avec la Grèce28. Les passages égyptiens serviraient dès lors à l'instruction d'une analyse comparative des textes de Platon à la lumière d'authentiques textes égyptiens. Une analyse qui, sous un éclairage diffusionniste,

24 Platon, Timée 21c seq. ; Critias, passim.

25 L'écrit, de fait, est impuissant à rendre compte de la science véritable : « Cette science ne s'enseigne pas comme les autres avec des mots ; mais, après un long commerce, une vie passée ensemble dans la méditation de ces mêmes choses, elle jaillit tout-à-coup comme une étincelle, et devient pour l'âme un aliment qui la soutient à lui seul, sans autre secours [...] Je crois que de tels enseignements ne conviennent qu'au petit nombre d'hommes qui, sur de premières indications, savent eux-mêmes découvrir la vérité » (Platon, Lettre VIL 341d seq.). Ce qui se conçoit bien ne s'énonce pas du tout : « Concluons que tout homme sérieusement occupé de choses aussi sérieuses doit se garder de les traiter dans des écrits destinés au public, pour exciter l'envie et se jeter dans l'embarras » (ibidem).

26 Sur les différents stades, usage et acceptions de la dialectique dans les Dialogues de Platon, voir P. Janet, Essai sur la Dialectique de Platon, Paris, Joubert éditeur, 2009.

27 S'il ne fallait prendre qu'un exemple, songeons au syllogisme thématisé par Aristote. Ce mode de raisonnement par concaténation, comprenant majeure, mineure et conclusion, se trouve déjà mise en valeur dans les Textes des pyramides. Les égyptiens avaient identifié les différents paralogismes et les sophismes que dénonce le Stagirite dans 1'Organon.

28 Cf. C. Paparrigopoulos, « Grèce et Égypte aux temps pré-homériques », article en ligne dans Bulletin de correspondance hellénique, vol. 5, 1881. pp. 241-250 et Y. Garlan, Guerre et économie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1999.

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permettrait peu ou prou une relecture de Platon à partir de l'Égypte. C'est dans cet horizon que nous voulons inscrire notre recherche.

Méthodologie

Comment procéderons-nous ? Question préliminaire, assurément fondamentale que celle de la méthode. La méthode la plus adaptée à ce type de recherche nous semble consister à comparer minutieusement une collection d'éléments bien déterminés des dialogues de Platon avec les documents originaux qui nous sont parvenus de l'Égypte antique traitant de sujets analogues. Il s'agirait, en somme, de prélever certaines des idées phares dont l'histoire des idées fait de Platon l'introducteur dans la philosophie hellénistique de son époque, puis dans un second temps, de spécifier dans quelle mesure de tels apports pourraient être comptables de ferments égyptiens. Frayer cette lecture parallèle suppose, à l'évidence, d'avoir déjà relevé dans les dialogues des éléments typiques de la pensée platonicienne -- « typique » au sens où n'apparaissant pas chez ses contemporains et prédécesseurs grecs. Pourquoi sinon aller jusqu'en Égypte recueillir pro domo des conceptions présentes à domicile ? Notre recherche n'a d'intérêt qu'autant qu'elle fait valoir une migration de thèmes et de concepts. Les voyages forgent la jeunesse -- et les idées.

Ce qui nous introduit immédiatement à la question suivante : quels éléments de comparaison extraire des dialogues de Platon ? Quels passages retenir ? Au premier chef, ceux qui témoignent d'une originalité particulière relativement aux différents courants et systèmes de pensée qui avaient cours en Grèce. Ceux des aiguptiaka qui paraissent témoigner d'une extranéité. C'est ce pourquoi il incombera aussi, pour les discriminer, pour dégager ces éléments à première vue typiques, de mobiliser un corpus grec. Et de comprendre quelles doctrines, même et surtout minoritaires, pouvaient se rencontrer en Grèce qui ne seraient pas par conséquent à reverser au dossier égyptien. Une première grande étape requise pour justifier le rapprochement de l'Égypte et de Platon consiste donc à opérer au préalable une mise en perspective des conceptions platoniciennes telles qu'exprimées dans les aiguptiaka avec les traditions philosophiques à l'oeuvre dans le bassin grec. Nous obtiendrons par soustraction tout ce qui n'est pas soluble dans la pensée grecque, donc susceptible de racines étrangères. Faute de pouvoir traiter pour l'heure l'ensemble de ces éléments, nous avons fait le choix de nous en tenir essentiellement à deux principaux thèmes : à savoir la tripartition de l'âme et le jugement des morts. Bien d'autres pistes de recherche toutes aussi passionnantes pourraient être abordées, qu'il faudra réserver pour un prochain voyage. Nous en dirons deux mots en guise de conclusion.

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Une fois mené à bien ce premier tamisage, nous procéderons à la comparaison du noyau exogène mis en exergue dans les aiguptiaka avec une documentation témoignant de traditions égyptiennes. La mise en regard du corpus égyptien et du corpus platonicien sera l'occasion d'en dégager les divergences et les points contigus. S'il se trouve bien des rapports décelables entre ces éléments typiques des Dialogues de Platon et les doctrines suggérées par la littérature pharaonique, une influence peut être admise, sous condition que notre auteur ait bel et bien été en terre d'Égypte ou en contact d'une manière ou d'une autre avec des Égyptiens. Cette condition (non suffisante, mais nécessaire) doit également se justifier. Or, c'est précisément l'objet de notre premier chapitre que de la justifier. Le « chamanisme » de Platon29 ne l'allouait pas d'un corps astral : l'homme devait voyager, in corporaliter (comme l'écrivait Leibnitz), se rendre de lui-même à la rencontre des prêtres. Quant aux modalités de l'emprunt, nous parlons d' « influences » à défaut d'autres termes plus appropriés ; il eût été plus rigoureux de parler d'acculturation, ou d'appropriation, ou d'utilisation de documents consultés de visu ou rapportés par akoué auprès des initiés (officiants, drogman, etc.). Toute la difficulté consiste finalement en cela que nous ne savons pas, et ne saurons probablement jamais, de quelle manière Platon a pu entrer en connaissance de ces doctrines.

Plan de recherche

Ne différons pas plus l'exposition de notre plan. L'enjeu élucidé, la méthode précisée, reste à convenir de la manière selon laquelle s'articuleront les différentes parties de cette étude. Il est un fait, nous le disions, que l'idée même d'un rapprochement possible entre certaines idées présentes dans les

29 La première rencontre entre Platon et Archytas aurait eu lieu au cours du voyage en Sicile de - 390-389. Elle se trouve attestée par Cicéron au premier Livre de sa République (10, 16) et par Valère Maxime au huitième Livre de ses Faits et dits mémorables (7, ext. 1). Si l'on se range effectivement au témoignage de l'Arpinate, « Platon a d'abord fait en Égypte un voyage d'études. Puis il est allé en Italie et en Sicile pour s'informer de façon complète sur les découvertes de Pythagore. Là il a beaucoup fréquenté Archytas de Tarente et Timée de Locres ». D'après E. R. Dodds, d'accord avec M.-L. Freyburger-Galland (cf. M.-L. Freyburger-Galland, « Archytas de Tarente : Un mécanicien homme d'État », dans L.De Poli, Y. Lehmann (éd.), Naissance de la science dans l'Italie antique et moderne, Actes du colloque franco-italien des ler et 2 décembre 2000 tenu à l'Université de Haute-Alsace, Bern, 2004), Archytas de Tarente représentait selon Platon un modèle du philosophe-roi. Il s'ensuivit qu'auprès de lui « Platon effectua une hybridation de la tradition du rationalisme grec avec des idées magico-religieuses dont les origines les plus lointaines remontent à la culture chamanique septentrionale » (E.R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 207). Sur les contacts et les inspirations réelles ou supposées d'Archytas sur Platon, signalons notamment l'article de L. Brisson, « Archytas de Tarente », dans J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens Cah. de philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008 et celui de B. Mathieu, « Archytas de Tarente », dans la revue BAGB, 1987, p. 246-254.

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Dialogues et des doctrines de factures égyptiennes n'aurait de sens que si Platon a réellement subi des influences venant d'Égypte ; ce qui suppose que notre auteur se soit trouvé à un moment donné en contact avec de telles doctrines. Un voyage en Égypte eût été à cette fin l'occasion idéale. D'où l'importance d'asseoir la légitimité de notre enquête sur des données de nature historique et historiographique. C'est là pourquoi notre premier chapitre s'applique à estimer si oui ou non la conjoncture des relations entre les populations grecques et égyptiennes aurait permis qu'ait lieu une telle expédition. Puis à considérer les allusions qui s'y réfèrent chez un panel d'auteurs et des compilateurs sélectionnés au prorata de leur ancienneté et de leur crédibilité. L'examen minutieux des gousses d'indications relatives à l'Égypte figurant chez Platon nous fournira un autre angle d'attaque à même d'attester l'authenticité de ce voyage. Le dernier pan de ce chapitre s'intéressera enfin à la nature des sources que Platon aurait pu consulter une fois rendu sur place. Ce propos liminaire n'a rien de superflu : il conditionne l'acceptabilité de toute notre démarche. C'est à son aune que sont rendues plausibles et donc pensables les emprunts suggérés dans les chapitres attenants.

Les chapitres en question nous font entrer dans le vif du sujet. Leur propos général est d'établir de la manière la plus argumentée possible des rapprochements entre les dialogues de Platon et les doctrines traditionnelles de l'Égypte ancienne. Faute de pouvoir traiter intégralement l'ensemble des domaines qui seraient susceptibles d'intéresser une telle problématique, nous avons fait le choix de nous restreindre à de grandes thématiques en quoi consistent la tripartition de l'âme (chapitre II) d'une part, et d'autre part son jugement eschatologique dans le royaume des morts (chapitre III). Ces deux chapitres épousent la construction en deux périodes de la méthode précédemment décrite. Dégageant tout d'abord la valeur ajoutée de la pensée de Platon vis-à-vis de ses contemporains grecs, nous confronterons ensuite ces éléments à des sources égyptiennes. 11 va de soi, s'il se constate entre ces textes suffisamment de coïncidences, que l'antériorité du corpus égyptien ici mobilisé plaide en faveur d'une diffusion de l'Égypte vers la Grèce, de l'Égypte vers Platon, plutôt que le contraire30. Ce qui résout d'emblée l'énigme immémoriale de la poule et de l'ceuf. Plus mais de conflit de paternité : les Grecs en la matière, comme le fait dire Platon au prêtre de Saïs, « sont toujours des enfants »31

30 La Grèce influencera par suite profondément l'Égypte. L'avènement en -323 de Ptolémée IeL, ancien général d'Alexandre devenu empereur satrape (parfois considéré comme fondateur de la XXXIIe dynastie pharaonique), favorise l'interpénétration des cultures nord- et sud-méditerranéenne. Cf. B. Lançon, C.-G. Schwentzel, L'Egypte hellénistique et romaine, Paris, Nathan, 2003.

31 « -- Ah ! Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants, et il n'y a point de vieillard en Grèce. » A ces mots : « Que veux-tu dire par là ? demanda Solon. -- Vous êtes tous jeunes d'esprit, répondit le prêtre ; car vous n'avez dans l'esprit aucune opinion ancienne fondée sur une vieille tradition et aucune science blanchie par le temps » (Platon, Timée 21e-22a).

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Corpus et documents

Enjeu, méthode et plan ayant été fixés, nous reste enfin à circonscrire un cadre de recherche adapté à nos ambitions. Ce cadre fait principalement droit au corpus des Dialogues, concerne spécifiquement les passages égyptiens (aiguptiaka), et plus spécifiquement encore les aspects scientifiques, philosophiques et religieux des influences possibles de l'Égypte sur la pensée de Platon. Nous laisserons donc en friche les influences des autres civilisations barbares (gymnosophistes de l'Inde, mages perses, d'Asie Mineure, d'Iran ou de Chaldée, les chamans scythes ou saces ou hyperboréens), ainsi que les aspects pratiques, éducatifs et politiques de la pensée de Platon. Nous recourrons à plusieurs fonds documentaires pour conduire notre étude. Les passages égyptiens des dialogues de Platon seront mis en regard avec un corpus grec afin d'en exciper l'originalité. Il conviendra alors de comparer ces novations avec une troisième source documentaire, proprement égyptienne, pour décider dans quelle mesure celle-ci pourrait avoir alimenté celles-là. Les trois corpus auxquels nous devront faire appel se déclineraient ainsi de la manière suivante :

Corpus platonicien

Seront conviés pour notre étude l'ensemble des Dialogues se référant de manière explicite ou implicite à la vallée du Nil. Pour ce qui concerne l'ordre généalogique de ces dialogues, nous nous en référons à la chronologie et à la partition proposée par Luc Brisson32.

En dehors du Phédon qui peut fournir un contrepoint intéressant pour jauger la rupture de la pensée de Platon avec les dialogues ultérieurs à son possible voyage en Égypte, la période de jeunesse ne nous offre que relativement peu de matière exploitable et pertinente pour notre propos. Ressortissant à la période de transition (-390/-385), le Gorgias, en revanche, va s'avérer particulièrement prodigue en piste, tout comme l'Apologie de Socrate, et, dans une moindre mesure, le Ménexène et le Cratyle. Si l'on estime que le Gorgias a bien été écrit durant ou après les grandes pérégrinations de Platon33, tout aussi pertinents pour ce qui concerne notre problématique sont les dialogues rédigés durant la période de maturité (-385/-370) : le Phèdre, le Parménide, la République, et, ultimement, le Théétète. Le Phèdre, plus particulièrement, marque un tournant, bien relevé par

32 Chronologie liminaire à ses traductions des Lettres, de Phèdre, et du Timée/Critias, publiées dans la collection Garnier-Flammarion.

33 Marcel Détienne, entre autres auteurs, situe la période de composition du Gorgias au retour des premières grandes pérégrinations de Platon. Cf. M. Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque (1967), Paris, La découverte, 2006.

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Froidefond34, concernant la fréquence et l'emploi par Platon de l'exemple égyptien. D'épars et subsidiaire qu'il était jusqu'alors, il devient pièce maîtresse de l'argumentation. Les détails prolifèrent, ils s'accumulent et se précisent. Ils perdent en approximation ce qu'ils gagnent en importance. L'Égypte est, à compter du Phèdre, un thème recrudescent, croissant, exponentiel. Tout se passe comme si quelque événement, qui n'était pas que le caprice de l'âge, avait déterminé Platon à marquer cette rupture. Rupture que son oeuvre ultérieure ne fera qu'accentuer.

Témoins les dialogues de vieillesse (-370/-346) qui apparaissent également d'une importance cruciale dans la mesure où c'est à leur faveur que la pensée de Platon s'affirme de la manière la plus autonome. Le « Socrate 1 » de Luc Brisson cède place au « Socrate 2 », plus proche des préoccupations de l'auteur. La dialectique s'amende, se reformule. Platon, sans pour autant couper les ponts, prend ses distances vis-à-vis de son maître. Platon s'émancipant, trace son propre chemin. H n'est qu'à constater dans son dernier dialogue, les Lois, l'absence criante et plus que significative du personnage Socrate. Socrate est évincé. Socrate n'est plus de la partie : il s'est vu remplacé, pour ainsi dire mis en disponibilité, par la figure métonymique de l'Étranger. Qu'est-ce à comprendre ? Peut-être -- mais ce n'est là qu'une hypothèse -- que la référence prioritaire de notre auteur n'est plus alors Socrate, mais son savoir acquis à l'étranger. Il n'est plus par ailleurs question dans ce dialogue de ouï-dire (akoué) à propos de l'Égypte, mais bel et bien de « choses vues »35. Il va de soi que la multiplication des références à ce pays tout comme l'espace que lui consacrent les dialogues de vieillesse ne peuvent être considérés à l'exclusion de l'intérêt croissant que manifeste le Platon de la dernière période pour l'étranger en général. K. I. Vourvéris relève ainsi pas moins de vingt-deux passages émiettés dans les Lois se référant expressément à des coutumes et des peuples barbares, suivies de très loin par la République qui en compte six, et le Ménéxène cing36. Toujours est-il qu'alors Platon s'éloigne de son premier Socrate (censément le plus socratique des trois) qui, lui, n'a jamais voyagé que contraint par l'obligation de ses devoirs civiques et prétendait dans le Criton ne pas en éprouver le besoin37.

34 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.

35 Platon, Lois, L. II, 656e.

36 K. I. Vourvéris, Platon und die Barbaren, Athènes, O. Verlag, 1938.

37 L'allégorie de la Loi athénienne qui intervient dans le Criton (en 52b-c), ne cèle rien de ce caractère casanier : « ce qui te distingue, Socrate, [du citoyen ordinaire] c'est l'affection particulière que tu me portes, à moi, la Loi athénienne, et à la cité que je gouverne. Comment expliquer autrement le fait que tu sois resté sous ma gouverne pratiquement tous les jours de ta longue vie ? Tu n'as jamais franchi nos murs, que je sache, sauf pour une fête dans l'Isthme et pour quelques expéditions militaires. Il ne t'est jamais venu la curiosité de visiter un pays étranger, d'en observer les habitants et les coutumes. C'est à Athènes que tu as fondé ta famille, conçu et élevé tes fils, marquant ainsi ta préférence pour qu'ils s'y établissent. Bien plus, au cours de ton procès, tu n'as pas voulu proposer l'exil comme peine de substitution. Tu l'aurais pourtant obtenu avec mon accord, alors que je réprouve l'exil de l'évadé ».

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Dans les essarts des dialogues de vieillesse, les derniers fragments significatifs qu'il conviendrait d'examiner figurent dans le Philèbe et dans le Politique ; surtout, dans le Timée et dans les pages introductives du Critias. Le Politique a cela d'intéressant qu'il va jusqu'à faire cas de traditions orales (Politique, 264 b) se transmettant la sagesse de l'Égypte ; et le Timée de mentionner une documentation écrite conservée dans les temples égyptiens, engravant dans la pierre la vérité tout à la fois mythique et historique du récit de Critias. Détail notable, dans la mesure où Platon s'affirmait dans le Phèdre moins intéressé par les contingences des datations que par l'intemporalité des vérités extratemporelles, celles s'inscrivant dans l'éternité des idées, envisagées dans le non-temps du mythe. Cette vaste documentation se devra d'être complétée par les Lettres VII (-354) et VIII (-353)38, susceptibles d'apporter son contingent d'indications psychologiques et biographiques sur l'expérience platonicienne de l'étranger. Précieux indices nous renseignant autant sur les grandes pérégrinations, les intentions et les échecs de notre auteur que sur sa conception de ce qui pouvait ou ne pouvait (et ne devait) pas être divulgué.

Toujours est-il que la répartition autant que la multiplication exponentielle des passages égyptiens dans les dialogues conduit naturellement à poser le problème si controversé du voyage de Platon en Égypte. Comment s'explique une telle évolution ? Pourquoi une telle recrudescence ? 11 peut être opportun de signaler à cet égard que le moment de cette inflexion que marquent le Gorgias et le Phèdre par rapport aux oeuvres de jeunesse semble coïncider précisément avec la date que l'on suppose avoir été celle de ses pérégrinations en terre des pharaons.

Corpus grec

Le « corpus grec » proprement dit rassemble les oeuvres et les fragments des autres auteurs grecs contemporains ou antérieurs à Platon. Nous ferons part essentiellement à deux bibliothèques. La première a pour fonction principale de conférer au voyage de Platon (chapitre I) une assise historiographique. Elle fait valoir une solide tradition d'auteurs se référant ce voyage d'études comme à une chose acquise -- ce qui ne signifie pas qu'elle le soit en effet. Quelle part pour la légende et quelle part pour l'histoire ? L'affaire est trouble. Les biographes de Platon ne le savent que trop bien. La prudence nous enjoint par conséquent à nous montrer spécifiquement critiques envers ces références. Nombre d'auteurs fondent en effet leur témoignage sur le sol meuble du témoignage d'auteurs qui les ont précédés. Or, détrompons Goebbels, un mensonge répété mille fois n'en fera pas une vérité. D'autres auteurs prennent goût à la légende et s'approprient, et romantisent, et répercutent

38 Platon, Lettre VII (-354) et VIII (-353).

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ces témoignages par « mode » ou pour soutenir des causes de facture plus « philosophiques ». Ainsi en irait-il des penseurs concordistes de l'École d'Alexandrie39. L'ombre du Trismégiste a suscité plus de rencontres initiatiques et plus d'oecuménisme que jamais dans l'histoire, et que jamais l'histoire n'en eut autorisé.

Prendre conscience de ces biais rhétoriques est une étape indispensable à l'examen de ces témoignages. Mais cette conscience ne doit pas nous faire sombrer dans les abîmes d'un scepticisme hyperbolique. Qu'il y ait des intérêts, c'est là chose évidente ; qu'ils invalident ab ovo toute attestation, d'où qu'elle émane, du voyage de Platon n'est pas chose conséquente. De l'intérêt ne s'ensuit pas nécessairement la falsification. Aussi conviendra-t-il de bien discriminer d'entre toutes ces déclarations celles recevables de celles qui le sont moins ; de ne rien prendre pour argent comptant, mais de ne pas non plus expédier le bébé avec l'eau du bain. C'est dans cette perspective que seront décortiqués les témoignages respectivement livrés par Apulée (De la doctrine de Platon), Aristophane (Assemblée des femmes, Ploutos, Thesmophories), Cicéron (De Respublica, De Platone, De Finibus, Tusculanes), Clément d'Alexandrie (Stromates), Diodore de Sicile (Bibliothèque historique), Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres), Lucain (Pharsale), Olympiodore le Jeune (Commentaire sur le Gorgias de Platon, Vie de Platon), Pausanias (Périégèse), Philostrate (Vie d'Apollonios de Tyane), Pline l'Ancien (L'Histoire naturelle), Plutarque (Isis et Osiris, Vie de Solon, Le démon de Socrate), Quintilien (Institution oratoire), Saint Jérôme (Lettre V), Strabon (Géographie), Valère Maxime (Faits et dits mémorables), et diverses autres biographies et fragments anonymes. Chacune de ces dépositions, en tant qu'elles suppléent aux indices directement extraits des Dialogues de Platon, sont susceptibles de raffermir la thèse d'un fructueux pèlerinage en terre égyptienne.

Le second choix de textes constitutifs du corpus grec se focalise autour des thématiques de la tripartition de l'âme (chapitre II) et du jugement des morts (chapitre III). La bibliothèque grecque a néanmoins son lot de rayons vides. Les textes dont nous disposons ne sont jamais que fragmentaires. Les limites de notre examen seront par conséquent pleinement comptables de l'incomplétude d'une documentation qui devait être assurément beaucoup plus vaste à l'époque de Platon. Nous ne saurons jamais quels ouvrages sur l'Égypte Platon a consulté, ni s'il a jamais recueilli le témoignage d'un autre voyageur qui l'aurait renseigné sur ces sujets. Sujets qui mobilisent précisément les Lamelles d'or et les Hymnes Orphiques, l'Iliade et l'Odyssée d'Homère, le Livre II de l'Enquête d'Hérodote, les

39 Sur la conception syncrétique ou concordiste de l'école d'Alexandrie, voir notamment le recueil Alexandrin. Hellénisme, judaïsme et christianisme à Alexandrie, mélanges offerts au P. Claude Mondésert, Paris, Cerf, 1987, ainsi que A.-J. Festugière, Études de religion grecque et hellénistique, Paris, J. Vrin, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, 1972.

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Olympiques de Pindare ainsi que diverses tragédies, dont celles d'Eschyle (Agamemnon, Suppliantes, Euménides), d'Euripide (Hélène), sans omettre le Busiris d'Isocrate. Autant de sources non égyptiennes éventuellement inspiratrices de certains thèmes présents dans les aiguptiaka.

Cette collection s'emploie à distinguer des sources d'inspiration possible qu'un Platon qui serait demeuré en Grèce, en Italie et en Sicile -- qui n'aurait donc pas emprunté les chemins de l'Égypte -- aurait pu consulter. Des sources locales qui rendraient compte des éléments les plus originaux des aiguptiaka, tout en faisant l'économie de la thèse du voyage. 11 s'agirait, en d'autres termes, de prendre appui sur cette bibliothèque pour tenter d'infirmer la nécessité pour Platon d'avoir recours aux doctrines égyptiennes. C'est alors, paradoxalement, en constatant ce qui dans les aiguptiaka s'avère soluble dans la pensée grecque, qu'apparaîtront avec le plus d'éclat les éléments rétifs à cette réduction. C'est-à-dire ceux, récalcitrants, typiques et atypiques, des éléments qu'un Platon sédentaire n'aurait pu recueillir en Grèce. Toute la difficulté consistera dès lors à décider s'il s'agit d'inventions ou bien d'inspirations (plus ou moins libres) de textes égyptiens ; et tout l'enjeu du corpus égyptien, notre troisième bibliothèque, de procurer de quoi prêter la main à la seconde option. Platon écrit en grec et pour des Grecs ; Platon est Grec, mais tout Platon n'est pas de substrat grec.

Corpus égyptien

Mettre en exergue l'impossibilité de rapporter intégralement Platon à des doctrines locales, c'est déjà suggérer qu'il a fallu que notre auteur (sauf à miser sur l'« éclair de génie », étant à l'exégèse philosophique ce que le Dieu bouche-trou est à la science) s'imprègne d'une pensée étrangère à celles qui florissaient dans l'écosystème grec. D'autres que lui auraient pu y pourvoir. D'autres que lui auraient pu s'initier, puis rendre compte au futur maître de l'Académie : hypothèse supplétive (qui nonobstant ? pourquoi ? Où sont les preuves ?). Sans oublier les indices du voyage ; et l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Admettons donc que Platon soit allé en Égypte et qu'il ait pu, là-bas, bénéficier de l'entretien des prêtres. Qu'y aurait-il appris ? Quels documents aurait-il consultés ? Nous touchons là à la question des sources.

Le corpus égyptien que nous étudierons pour tenter d'y répondre met en correspondance deux ensembles de textes. Le premier, transversal, servira d'éclairage pour l'ensemble de notre étude, autant pour ce qui concerne la tripartition de l'âme (chapitre II) que le jugement des morts (chapitre III). 11 se compose des Textes des Pyramides (Ancien Empire, -2 500 ans), des Textes des Sarcophages (Moyen Empire, -2 000 ans), du Livre de sortir au jour, dit également Livre des Morts (Nouvel Empire, -1 550). A ces textes égyptiens se pourraient ajouter les Hiéroglyphica d'Horapollon (T moitiée du Ve

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siècle), dont l'intérêt consiste en ce que l'auteur, à la frontière entre les cultures grecques et égyptiennes, est l'un des seuls à proposer une interprétation héllénisante de notions égyptiennes. Ce premier fonds documentaire rendra possible un point de vue général sur ce que pouvaient être les principales doctrines, la pensée religieuse et la métaphysique de l'Égypte pharaonique à l'époque de Platon. Il n'offre cependant qu'un aperçu trop vaste pour être mis en perspective avec des éléments textuels précis empruntés aux Dialogues. Raison pourquoi il se doit d'être complété par un second ensemble plus détaillé, et susceptible de se prêter au jeu de l'analyse comparative.

Un second lot de textes ressortissants au corpus égyptien collige divers Enseignements relevant principalement du genre littéraire des « Sagesses ». Ces documents à vocation pédagogique étaient fort répandus parmi la caste des scribes égyptiens. Ils étaient disponibles et consultables près des temples. Des « maisons de vie » associées à ces temples avaient à charge de les reproduire et de les diffuser aux quatre coins de l'Égypte. Elaborées sur une durée de plusieurs siècles sous le contrôle d'une élite culturelle proche du pouvoir, les Sagesses égyptiennes n'étaient pas uniquement porteuses de la doctrine morale et politique d'État : elles témoignaient encore de conceptions métaphysiques et de gloses funéraires, de mythes étiologiques et eschatologiques de haute volée40. Motifs, notions et mises en scène rappelant étrangement certains passages existant chez Platon. Platon, qu'il ait ou non consulté de lui-même ce corpus de Sagesses, ne pouvait ignorer, à supposer qu'il se rendit en terre des pharaons, sa teneur doctrinaire. L'âme et son sort après la mort n'auraient pas pu laisser de marbre un Platon endeuillé par la mort de son maître. Et il n'est pas un prêtre, un officiant qui ne fut à même de l'en instruire.

Les textes relatifs à la tripartition de l'âme, dont nous allons traiter dans le chapitre II, comprennent l'Enseignement de Ptahhotep (XI-XIIe dynasties41), l'Enseignement d'Ani (XIXe

4° Cf. R. B. Parkinson, « Teachings, Discourses and Tales from the Middle Kingdom », dans S. Quirke (éd.) Middle Kingdom Studien New Malden, 1991, pp. 106-107 (iii).

41 Le premier recensement chronologique des dynasties pharaoniques fut proposé par le prêtre égyptien Manéthon à la demande de Ptolémée deuxième du nom. Le document original n'a pas passé l'épreuve du temps, mais sa teneur a pu en grande partie être reconstituée à partir d'abrégés utilisés par les chronographes romains et byzantins. Il se présente sous la forme d'une liste faisant valoir une litanie de rois, lesquels se répartissent en trente dynasties couvrant toute l'histoire de l'Égypte, à savoir 3000 ans, depuis l'époque thinite (-3150) jusqu'à la Basse Époque (-332 : consécration des empereurs Lagides). La difficulté rencontrée par les égyptologues dans leurs tentatives pour établir un catalogue plus rigoureux des pharaons d'Égypte tient pour partie au caractère lacunaire et contradictoire des informations qui nous sont parvenues. Il existe en effet des divergences entre les sources ; en sorte que certains règnes se chevauchent plutôt que de se succéder. Autres raisons mettant à mal ces tentatives : les martelages, les omissions délibérées, les points aveugles de la chronologie, comptables des périodes de troubles et d'aggiornamento. N'en déplaise à Platon, l'histoire politique de l'Égypte n'a pas été qu'un long fleuve tranquille... L'atteste avec brio P. A. Clayton dans son ouvrage Chronique des Pharaons, Paris, Casterman, 1995.

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dynastie), ainsi que l'Enseignement d'Aménémopé (XXe dynastie, époque ramesside). Pour ceux qui ressortissent au jugement eschatologique, objet du troisième axe de notre étude, nous évoquerons principalement le Conte du Paysan éloquent (ou Conte de l'Oasien), l'Enseignement pour le roi Mérykarê et l'Enseignement d'Ani. Seront enfin considérées la stèle de Bah, contemporain d'Amenhotep III (-1392-1355) et les inscriptions du tombeau de Pétosiris, grand prêtre du dieu Thot dans la cité d'Hermopolis (XXXe dynastie). Cette seconde partition du corpus égyptien nous procurera un socle de comparaison d'après lequel tisser des jeux correspondances entre les Dialogues de Platon et leurs possibles inspirations. Inspirations qui, de possibles, tendront vers le probable. A tout le moins, si les textes s'y prêtent...

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"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent"   Victor Hugo