c. Eschyle
On a souvent relevé l'atmosphère religieuse qui
entourait les tragédies d'Eschyle et d'Euripide533. Ces deux
illustres poètes auraient été profondément
sensibles aux questions morales et théologiques de
527 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement
de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans De l'humanisme
à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191.
528 E. Rohde, op. cit., p. 368.
529 Pindare, Olympiques II: A Théron, v. 104-109,
trad. A. Puech, op. cit.
538 O. P. Lagrange, « L'Orphisme », article en ligne
dans Échos d'Orient, vol. 37, n°189, p. 207-208.
531 Pindare, Olympiques II: A Théron, v. 84,
trad. A. Puech, op. cit.
532 W. K. Guthrie, Orphée et la religion grecque.
Etude sur la pensée orphique, Paris, Bibliothèque historique,
Payot, 1956, p. 262
533 Pour ce qui concerne cette «
solennité » rappelant par de nombreux aspects la lourdeur
hiératique de certains cultes et mystères grecs, nous renvoyons
notre lecteur aux analyses qu'en propose P. Decharme, dans La critique des
traditions religieuses chez les Grecs des origines au temps de Plutarque,
Paris, Alphonse Picard et Fils, 1904, p. 99-107.
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leur époque. Ils témoignent en particulier d'un
souci permanent de sauvegarder la justice quel qu'en soit le prix, signe d'une
conscience morale plus aiguisée sans doute que la majorité de
leurs contemporains. Eschyle, pour ne citer que lui, était à cet
égard lucide sur cet isolement spirituel : « à
l'écart des autres, je demeure dans la solitude de ma pensée
»534. H déplorait, à l'instar de Socrate
s'entretenant avec Calliclès, de voir l'injuste récompensé
et le juste châtié. La loi terrestre est loin d'être
infaillible. A quoi bon lors être moral si la morale dessert ? Ne vaut-il
pas mieux paraître juste, porter le masque et servir en
sous-main ses propres intérêts ? Rien n'est moins sûr. D'une
part, parce que servir ses intérêts exige d'abord de savoir quels
ils sont ; or ils ne sont jamais contraires à la justice. Ensuite et
plus encore, parce que ceux qui se glissent entre les mailles de la justice des
hommes ne sauraient échapper, en dernier ressort, à la justice
rendue dans le royaume des morts. Le jugement des enfers apparaît alors
comme un moyen ultime de rendre la justice : tout homme paie le prix de ses
fautes ; aucun n'échappe à la justice divine. L'action humaine,
si elle n'est sanctionnée sur terre, le sera fatalement au-delà
de la mort. Aussi Platon aurait-il pu trouver dans les conceptions respectives
d'Eschyle et d'Euripide de la psychostasie une précieuse source
d'inspiration. Une vision extensive de la rétribution irriguant les
Dialogues, oeuvres fictives, mais s'affichant aussi et plus encore dans ses
écrits autobiographiques (ou considérés comme tels), telle
que la Lettre VII :
L'aveugle ne voit point que toutes ses violences sont
autant d'impiétés, que le malheur est inséparable de toute
injustice, et qu'une loi fatale condamne l'âme injuste à
traîner avec elle cette impiété partout où elle
séjournera dans ce monde et pendant ses courses errantes sous cette
terre, fournissant partout la carrière la plus honteuse et la plus
misérable.535
Probablement composées dans les années 466
à 463 avant J.-C., les Suppliantes, pièce du
poète Eschyle ont significativement pour décor l'Égypte.
Né en Égypte de la nymphe Io, Danaos s'apprête à
marier ses filles, les Danaïdes, avec les fils de son frère
Ægyptos. Rétives à ce mariage, les Danaïdes s'enfuient
jusqu'au pays d'Argos, poursuivies par les Ægyptiades humiliés.
Craignant pour la chair de sa chair, Danaos s'indigne du crime qu'ils
s'apprêtent à commettre, tout en sachant qu'il s'était
engagé et ne peut rien contre eux. La justice des hommes s'avère
donc impuissante. Les criminels seraient donc relaxés ? Cela, sans doute
Eschyle ne pouvait-il l'admettre. Raison pourquoi il introduit le motif du
jugement eschatologique : « là-bas aussi les fautes, selon un
récit (logos), un autre Zeus les juge chez les morts [avec] des
sentences définitives »536. Si d'aventure les
Ægyptiades parvenaient à leur fm et n'étaient pas traduits
devant le tribunal des hommes, au moins devront-ils répondre de leur
crime
534 Eschyle, Agamemnon, v. 757, trad. P. J. de la Combe,
Paris, Bayard Centurion, Nouvelles traduction, 2005.
535 Platon, Lettre VIL 335b-c.
536 Eschyle, Suppliantes, v. 230-231, trad. P. Mazon,
Paris, Belles Lettres, 2003.
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dans l'Hadès. La justice est donc sauve ; et la morale
rendue d'autant plus nécessaire. Cette préoccupation
réapparaît clairement dans une autre pièce d'Eschyle, les
Euménides, quelque 35 années plus tard : « immense,
Hadès, sous terre, exige des humains de terribles comptes et son
âme, qui voit tout, de tout garde fidèle empreinte
»537. Rien n'interdit de penser que le terme «
récit » (logos) employé dans les Suppliantes
fasse référence à quelque mythe de tradition orphique
ou pythagoricienne dont Eschyle aurait eu connaissance. Toujours est-il que ni
Pindare ni Eschyle n'identifie clairement ce juge des enfers538.
L'un utilise le pronom indéfini « on » ; l'autre tantôt
« Hadès », tantôt « un autre Zeus ». Si tous
deux se réfèrent à une hypothétique tradition
orphico-pythagoricienne, il semble que cette tradition n'ait pas
déterminé de manière dogmatique un juge attitré
pour les âmes.
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