b. Pindare
Pindare, auteur du Ve s. avant J.-C., s'illustre dans le
registre de la poésie lyrique. Au nombre de ses oeuvres figurent les
quatorze odes des Olympiques célébrant des
athlètes, à l'occasion de leurs victoires aux Jeux. La
deuxième Olympique fait allusion au sort des âmes dans
l'après-vie : « Et vous dont les âmes habitèrent
successivement trois fois le séjour de la lumière et trois fois
celui des Enfers sans jamais connaître l'injustice, bientôt vous
aurez parcouru la route que traça Zeus »514 On notera
que l'auteur parle d'habiter « trois fois » la Terre et les Enfers. H
semble ainsi partager avec les pythagoriciens la croyance en la
métempsycose ou transmigration des âmes. H faudra d'autre part,
pour « parcourir la route que traça Zeus » que trois vies
successives se soient écoulées « sans jamais connaître
l'injustice ». Cette condition pour la libération ultime du cycle
de réincarnation recoupe ici encore la doctrine orphique ou
pythagoricienne. Croyance qui se retrouve expressément dans la bouche du
Socrate de la République : « Et aussi bien, si chaque fois
qu'un homme naît à la vie terrestre il s'appliquait sainement
à la philosophie, et que le sort ne l'appelât point à
choisir parmi les derniers, il semble, d'après ce qu'on rapporte de
l'au-delà, que non seulement il serait heureux ici-bas, mais que son
voyage de ce monde en l'autre et son retour se feraient, non par l'âpre
sentier souterrain, mais par la voie unie du ciel »515 Aussi,
« si donc vous m'en croyez, persuadés que l'âme est
immortelle et capable de supporter tous les maux, comme aussi tous les
biens, nous nous tiendrons toujours sur la route ascendante, et, de toute
manière, nous pratiquerons la justice et la sagesse »516
Loin d'être unique, cette croyance partagée est
encore loin d'être la seule qui puisse relier le récit de Pindare
et les mythes eschatologiques de Platon. Nous avons encore relevé, chez
ce dernier, la participation de Rhadamanthe au jugement des âmes : «
Lors donc que les hommes arrivent devant leur juge, par exemple ceux d'Asie
[524e] devant Rhadamanthe, Rhadamanthe les faisant approcher, examine
l'âme d'un chacun, sans savoir de qui elle est »51. De
même que le roi Minos jugeait seul dans les enfers d'Homère, c'est
Rhadamanthe avec Pindare qui s'emploie à cette charge : «
Bientôt vous parviendrez au royaume de Kronos, dans ces îles
fortunées [...] Ainsi, dans sa justice, l'a voulu
514 Pindare, Olympiques H: A Théron, v.
104-109, trad. A. Puech, Paris, Les Belles Lettres, Cuf Grecque, 1970.
515 Platon, République L. X, 619 d-e. Nous
soulignons.
516 Platon, République L. X, 621c. Nous
soulignons. 51 Platon, Gorgias, 524 d-e.
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Rhadamanthe, qui siège à la droite de
l'époux de Rhéa, puissante déesse dont le trône
domine celui des autres Immortels »518. Platon, dans le
Gorgias, associe ces deux figures, Minos et Rhadamanthe, leur
associant un troisième juge. Ce motif des trois juges semble
épouser le schéma conceptuel de la tripartition
indoeuropéenne, dont nous avons précédemment montré
quelle importance il pouvait jouer dans les Dialogues, relevé son
existence dans le pythagorisme et suggéré son éventuelle
fondement égyptien. Sans doute est-ce ainsi qu'il nous faudrait
interpréter le choix de l'auteur de s'en tenir à un triumvirat,
quitte à éliminer parmi ces « véritables juges »
le personnage de « Triptolème et ceux des demi-dieux qui ont
été justes quand il vivait » qu'il mentionnait pourtant
à la fin de l'Apologie de Socrate519 Notons toutefois que le
jugement dans l'Apologie n'est présenté que comme une
éventualité, destiné à montrer que le sage n'a rien
à redouter de la mort (« un beau risque »).
Sans évoquer explicitement un éventuel jugement des
âmes, Pindare poursuit :
ôza Pavôvzcov,uèv
gv- Bàà' a6rix' àirôAa voi
tppéveç 7cotvàç grioav, re( à'
gv râàe Aaôç àpxâ gulirpec
xarà yâç àaxécÇei ztç
gxOpâ 26yov tppàoaiç àvegica ·
520
Ce vers a fait l'objet de nombreuses interprétations
depuis l'Antiquité, changeant parfois sensiblement l'esprit de la
formule. On trouve entre autres celle de J. Girard, proposée dans son
étude portant sur Le sentiment religieux en Grèce
521 ou celle de E. Rohde522 qui prend à
contre-pied l'exégèse d'Aristarque qui comprenait ces «
crimes » jugés « sous terre » comme étant ceux
commis dans le royaume souterrain. Le sens de ài aa Ivoi n'est en effet
pas clair ; et il est difficile, dans de telles conditions, de décider
absolument quelles fautes seront châtiées. Le Liddell-Scott
propose ici de traduire « faible », mais relève
également le sens exactement contraire chez les lyriques et les
518 Pindare, Olympiques II: A Théron, v. 104-109,
op. cit.
519 Platon, Apologie de Socrate, 41a.
528 Pindare, ibid. Les divergences de traduction nous
ont parus suffisamment significatives par leurs enjeux pour motiver le choix de
reproduire directement le texte grec.
521 J. Girard, Le sentiment religieux en Grèce
d'Homère à Eschyle, étudié dans son
développement moral et dans son caractère dramatique, Paris,
Hachette, 1887, p. 267.
522 E. Rohde, Psyche. Le culte de l'âme chez les
Grecs et leur croyance à l'immortalité, trad. A. Peymond,
Paris, Le chemin des philosophes, 1999, p. 434, note 3.
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élégiaques523. L'opposition de tv et
SE rend en revanche compte avec plus d'évidence de la typologie des
fautes, lesquelles se répartissent entre crimes inexpiables et fautes
vénielles, entre châtiment d'expiation et châtiment
éternel destiné à servir d'exemple. Ainsi lit-on dans le
Gorgias que « pour gagner à la punition et satisfaire aux
dieux et aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir
s'expier »524 ; qu'en conséquence, «pour ceux qui
ont commis les derniers crimes, et qui pour cette raison sont incurables, on
fait sur eux des exemples » ; que « leur supplice ne leur est
d'aucune utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison ; mais
il est utile aux autres »525. Pareilles affirmations ne sont
pas sans faire écho aux propos rapportés de l'au-delà par
Er le Pamphilien, et qui concluent la République.
Il y avait encore, selon son récit, de plus grandes
peines pour l'impie, le fils dénaturé, l'homicide qui tue de sa
propre main, et de plus grandes récompenses pour l'homme religieux et le
bon fils. Il avait été présent, ajoutait-il, lorsqu'une
âme avait demandé à une autre où était le
grand Ardiée. Cet Ardiée avait été tyran d'une
ville de Pamphylie, mille ans auparavant ; il avait tué son vieux
père, son frère aîné, et commis, à ce qu'on
disait, plusieurs autres crimes énormes. Il ne vient point, avait
répondu l'âme, et il ne viendra jamais ici : nous avons toutes
été témoins à son occasion d'un affreux spectacle.
Lorsque nous étions sur le point de sortir de l'abîme souterrain,
après avoir accompli nos peines, nous vîmes tout à coup
Ardiée et un grand nombre d'autres, dont la plupart étaient des
tyrans comme lui ; il y avait aussi quelques particuliers, qui, dans une
condition privée, avaient été de grands
scélérats. Au moment qu'ils s'attendaient à sortir,
l'ouverture leur refusa le passage, et toutes les fois qu'un de ces
misérables dont les crimes étaient sans remède, ou
n'avaient pas été suffisamment expiés, essayait de
sortir, elle se mettait à mugir [...] Tels étaient à peu
près les jugements des âmes, leurs châtiments, ainsi que les
récompenses qui y correspondent.526
523 H. G. Liddell, R. Scott, A Greek-English lexicon,
Toronto, Robarts, 1901. Voir également j. Rumpel, Lexicon
Pindaricum, Toronto, BiblioLife, Lipsiae B.G. Teubneri, 1929.
524 Platon, Gorgias, 525b.
525 « Or quiconque subit une peine, et est
châtié d'une manière raisonnable, en devient meilleur, et
gagne à la punition, ou il sert d'exemple aux autres, qui,
témoins des tourments qu'il souffre, en craignent autant pour eux, et
s'améliorent. Mais pour gagner à la punition et satisfaire aux
dieux et aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir
s'expier [...]. Pour ceux qui ont commis les derniers crimes, et qui pour cette
raison sont incurables, on fait sur eux des exemples. Leur supplice ne leur est
d'aucune utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison ; mais
il est utile aux autres, qui contemplent les tourments douloureux et
effroyables qu'ils souffrent à jamais pour leurs crimes, en quelque
sorte suspendus dans la prison des enfers, et servant tout à-la-fois de
spectacle et d'instruction à tous les criminels qui y abordent sans
cesse » (Platon, Gorgias, 525b-d).
Platon, Gorgias, ibid.
526 Platon, République L. X, 615b-616b. Nous
soulignons.
161
Fr. Daumas suggère que cette partition
suggérée par Pindare, ainsi reconduite par Platon dans le Gorgias
et dans la République, pourrait être directement inspirée
de la doctrine orphique ou pythagoricienne527. Bien que les choses
n'aient sans doute pas été aussi bien arrêtées que
l'aurait souhaité Rohde528, celle-ci admet effectivement une
récompense allant jusqu'à la délivrance définitive
pour les justes et un châtiment, pouvant lui également être
définitif, pour les injustes.
Concernant le sens global du passage de Pindare que nous avons
choisi de restituer en grec, la traduction donnée par A. Puech, aux
éditions Budé (1922), recoupe en cet endroit celle de Schroeder
et de la collection Teubner : «Éclairé par cet esprit
investigateur, il saura les secrets de l'avenir, les châtiments qui
attendent les crimes commis sur la terre et la sentence que prononce au fond
des enfers un juge inexorable »529. Nous souscrivons volontiers
à l'interprétation de P. Lagrange, selon lequel le sens de ce
fragment ne signifierait rien moins « que, parmi les morts, les coeurs
faibles ont déjà ici subi leur peine, mais que les crimes commis
dans le royaume de Zeus, sous terre on les juge en prononçant une
sentence soumise à l'affreuse nécessité
»530 Cette interprétation illustre effectivement que les
exigences morales depuis Homère se sont faites plus pressantes dans la
conscience des Grecs. Demeure toutefois un point aveugle dans l'eschatologie de
Pindare : si Rhadamanthe rend effectivement la justice dans l'île des
Bienheureux, il ne lui revient pas de décider quelles âmes peuvent
y avoir accès531, ni si celles-ci doivent subir des
épreuves ou disposer d'une connaissance particulière. Gageons,
avec Guthrie532, qu'un poète mercenaire ne se serait pas
risqué à effrayer ceux qui le rétribuaient pour ces
éloges publics.
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