a. Homère
Platon lui-même évoque Homère dans le
Gorgias, et ce dès les premières lignes du mythe :
« Zeus, Poséidon et Hadès partagèrent ensemble, comme
Homère le rapporte, l'empire qu'ils tenaient des mains de leur
père »509 Le juge Minos mentionné par Platon est
également présent dans l'Odyssée, introduit par l'auteur
lors de la catabase d'Ulysse, descendu dans l'Hadès, où ce
dernier converse avec sa mère et ses anciens compagnons d'armes, puis
avec le devin Tirésias -- aveugle clairvoyant -- qui lui apprend comment
rentrer chez lui. Minos nous est alors dépeint dans un
célèbre vers : « Et je vis Minôs, l'illustre fils de
Zeus, et il tenait un sceptre d'or, et, assis, il jugeait les morts. Et ils
508 L. Ruhl, De Mortuorum Judicio, Paris, I.
Ricker, 1903.
509 Platon, Gorgias, 523a.
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s'asseyaient et se levaient autour de lui, pour
défendre leur cause, dans la vaste demeure d'Hadès »510
C'est à ce passage que se réfère Platon lorsqu'il
décrit la scène de la psychostasie : «Pour Minos, il est
seul assis, et a inspection sur eux : il a un sceptre d'or, comme Ulysse dans
Homère rapporte qu'il l'a vu, tenant un sceptre d'or, et rendant la
justice aux morts »51 Des lors, l'exégèse
tendancieuse que fait Platon de ce passage d'Homère pourrait laisser
accroire que le roi légendaire de Crète exercerait une seule et
même juridiction aussi bien dans l'Odyssée que dans le
Gorgias ; qu'il s'agirait par conséquent du même Minos.
Platon n'a donc pas eu besoin de consulter les archives égyptiennes ou
même de s'initier à une quelconque doctrine
étrangère à la Grèce pour donner vie au personnage
du souverain juge des enfers.
Toutefois, certaines nuances existent qui nous retiennent
d'assimiler radicalement ces deux Minos, a fortiori, ces deux versions
du jugement des âmes. Il est, à tout le moins, deux
éléments propres à disqualifier cette identification. En
premier lieu, Minos juge seul dans le récit d'Homère ; il est
flanqué, dans le Gorgias, par deux autres assesseurs : «
J'étais instruit de ce désordre avant vous : en
conséquence j'ai établi pour juges trois de mes fils, deux
d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, savoir, Éaque. Lorsqu'ils
seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie »512 Nous
parlons d'« assesseurs » pour bien marquer la hiérarchie des
juges et leurs disparités d'attribution : « Rhadamanthe jugera les
hommes de l'Asie, Éaque ceux de l'Europe : je donnerai à Minos
l'autorité suprême pour décider en dernier ressort dans les
cas où ils se trouveraient embarrassés l'un ou l'autre
»513 Minos y fait office d'ultime instance judiciaire.
Le second élément mettant à mal
l'identification du Minos de Platon et du Minos d'Homère, de la
psychostasie selon Platon et selon Homère, tient à ce fait que
dans la vie crépusculaire que mènent les ombres, les âmes
ne cessent jamais dans l'Odyssée de s'affronter et de plaider leur
cause. Minos, ancien souverain, continue d'exercer l'une des fonctions
centrales du roi antique qui est de rendre la justice. Mais il le fait
précisément comme le ferait tout roi chez les vivants. Le Minos
homérique n'est pas comme chez Platon, une âme jugeant les
âmes dans toute leur transparence ; il appert bien plutôt comme une
transposition dans l'au-delà du Minos prosaïque. C'est, plus
largement, tout l'au-delà dans la vision d'Homère qui peut
être considéré comme un décalque du séjour
des vivants. Il s'agit là de conceptions que partageaient probablement
la plupart des contemporains de Platon. S'il y a donc bien dans
l'Odyssée une référence à un jugement des
âmes, ce jugement diffère sensiblement de la
510 Homère, Odyssée, chant XI, v. 569.
511 Platon, Gorgias, 526d.
512 Platon, Gorgias, 524a.
513 Platon, Gorgias, ibidem.
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psychostasie évoquée par Platon. H faut chercher
ailleurs que chez Homère la raison de ces différences.
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