c. Une justice post-mortem ?
Les tablettes de Thourioi, entièrement
rédigées au féminin, renseignent sur les espoirs et sur la
destinée des esprits parvenus dans le royaume souterrain. Celle-ci nous
portent aussi à faire la connaissance de la maîtresse des lieux,
la déesse Perséphone. C'est sous son aube, sous sa tutelle que la
doctrine orphique place le séjour des bienheureux que,
déjà, Platon évoquait dans l'Apologie de
Socrate477.
Pure parmi les purs, je viens vers vous, ô Reine des
Enfers, Euklès et Eubouleus, et vous tous Démons
glorieux. Car j'appartiens à votre lignée
bienheureuse. J'ai payé le prix de mes actions injustes. Mais la
Moire m'a accablée, ainsi que d'autres Dieux immortels, Et la Foudre
venue des étoiles ... D'un pied rapide, j 'ai atteint la couronne
désirée. Je me suis plongé dans le sein de la
Déesse souterraine,
476 Platon, République, L. X, 621a-c.
47 « Car les habitants de cet heureux
séjour, entre mille avantages qui mettent leur condition bien au-dessus
de la nôtre, jouissent d'une vie immortelle, si du moins ce qu'on en dit
est véritable » (Platon, Apologie de Socrate, 41c).
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Et je me tiens suppliante devant la chaste
Perséphone Afin que bienveillante, elle m'envoie au séjour des
purs 478
L'Hadès Perséphone est signalé comme la
divinité tutélaire qui transparaît à travers toute
la documentation orphique comme celle en charge des enfers. Comme en
témoignent les lamelles retrouvées à Hipponion,
Pételia et Pharsale, Hadès qui, pour la majorité des
Grecs, occupait cette fonction, n'en est nullement absent. Le fait est qu'il se
trouve à plusieurs reprises qualifié de « souverain des
morts » (chthoniôn basileus)479. Mais sa
fonction n'a plus rien de l'importance qu'elle s'était progressivement
acquise ; Hadès devient ou redevient un souverain passif, un
gestionnaire peu disposé à l'action, conformément à
la vision qu'en renvoyaient communément les textes primitifs aux
époques classiques et archaïques. La toute puissante
Perséphone l'a supplanté aussi bien dans les hymnes que dans les
lamelles orphiques, où elle intervient au titre de maîtresse des
lieux -- dans les enfers, mais également dans le séjour des
vivants. Elle est à la fois une déesse toute puissante
(pantokrateia), agissante à l'échelle du
cosmos480, la « nourrice et la destructrice de toutes choses
»481, et la déesse de la vengeance
(praxidikè)482. Or, Perséphone, devenue
souveraine du royaume des enfers, reste également celle de la
végétation ou de la renaissance de la végétation
associée aux saisons. Végétation, mort, renaissance, ces
trois attributions recouvrent précisément comme nous aurons
l'occasion de nous en apercevoir les trois affectations dévolues
à Osiris, son analogue dans le panthéon égyptien.
Coïncidence troublante, quoiqu'explicable par les universaux de la
psychologie.
Perséphone règne en souveraine sur le
séjour des morts ; c'est chose acquise483. Mais en quoi
consiste cette régence ? Cette souveraineté se manifeste d'abord
par le fait qu'elle est en mesure d'assigner des tâches aux autres dieux.
C'est elle qui assigne à Hermès son rôle de psychopompe,
l'investissant du « pouvoir et [du] privilège de mener au coeur des
ténèbres les âmes immortelles des humains
»484. Elle a donc vocation à distribuer les rôles
dans l'au-delà ; raison pourquoi elle figure également au sommet
de la hiérarchie des créatures infernales. Nombre de
divinités secondaires sont invoquées, parmi lesquelles les
Érynies, et des daimones peuplent le séjour des morts ou
ses accès, ainsi que le mentionne le papyrus de Derveni485.
Si le rôle des Érynies, déesses de la rétribution
nées
478 Thurii II A 2, trad. G. P. Carratelli, op.cit.,
p. 103.
479 Hipponion, I A 1; Pételia, I A 2;
Pharsale, I A 3, trad. G. P. Carratelli, op.cit. 48°
Hymnes Orphiques, 29, 10 trad. G. P. Carratelli, op. cit.
481 Ibid. 29, 16, trad. G. P. Carratelli, op.
cit.
482 Ibid., 29, 5, trad. G. P. Carratelli, op.
cit.
483 737 Rome I C 1 ; Hymnes Orphiques, 29, 6,
trad. G. P. Carratelli, op. cit.
484 Hymnes Orphiques, 57, 11, trad. G. P. Carratelli,
op. cit.
485 Le Papyrus de Derveni, trad. F. Jourdan, op.
cit.: colonnes I et II pour les Erinyes et colonne VI pour les
daimones.
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du sang d'Ouranos, n'est pas explicitement
déterminé, celui des daimones qui sont des «
âmes vengeresses », est de barrer le chemin qui mène vers
l'au-delà486. C'est en partie grâce à sa
connaissance ésotérique et aux enseignements orphiques que le
défunt pourra venir à bout de ces obstacles pour parvenir
jusqu'à la déesse. Déesse qui, plus encore, sera
chargée de faire la part entre les âmes méritantes et
celles qui doivent être châtiées. Précisément,
nous abordons ici le thème du jugement infernal auquel le mythe de la
fin du Gorgias 487 donne corps et représentation.
La présence de divinités secondaires telles que
les Érynies, tout comme la description de Perséphone comme une
divinité vengeresse, est susceptible de corroborer l'idée d'une
justice postmortem. Toutes sont effectivement liées à la
notion de châtiment. Comme le mentionne le papyrus de Derveni, les
sacrifices destinés à écarter les daimones sont
accomplis « comme on s'acquittait d'une dette expiatoire
»488. Il y a obligation de rachat, exigence de
réparation. Le terme par ailleurs employé pour désigner
cette dette est poinè, dont F. Jourdan remarque
significativement qu'il se réfère à un crime de
sang489. S'il n'est pas fait mention, à proprement parler du
moins, de juges infernaux dans ce même papyrus ou dans les lamelles d'or
comme c'est le cas chez Platon dans les dialogues de l'Apologie de
Socrate49° et du Gorgias491, il n'en demeure pas
moins que la nécessité d'expier ses fautes dans l'au-delà
y figure bel et bien. Même formulée en termes de vengeance, la
notion de justice infernale est ici indéniable. Nul n'est besoin, par
conséquent, d'en appeler à la consultation d'un corpus
égyptien pour expliquer la présence chez Platon, chez un Platon
sans doute rompu aux éléments orphiques présents dans le
pythagorisme, d'un jugement eschatologique.
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