d. Séjour des éternels
Qu'en sera-t-il, alors, de l'immortalité de l'âme
une fois celle-ci « purifiée » par les eaux de
Mnénosyne ? Il semblerait que là encore, l'Égypte ne soit
pas requise pour expliquer la présence de
486 M. Detienne, La démonologie d'Empédocle,
Paris, Les Belles Lettres, 1959.
487 Platon, Gorgias, 523a seq.
488 Le Papyrus de Derveni, trad. F. Jourdan, op.
cit. : colonne VI, 1-4, 5.
489 F. Jourdan, op. cit., p. 38, note 5.
490 « Car enfin, si en arrivant aux enfers,
échappés à ceux qui se prétendent ici-bas des
juges, l'on y trouve les vrais juges, ceux qui passent pour y rendre la
justice, Minos, Rhadamanthe, Éaque, Triptolème et tous ces autres
demi-dieux qui ont été justes pendant leur vie, le voyage
serait-il donc si malheureux ? » (Platon, Apologie de Socrate,
41a).
491 « J'ai établi pour juges trois de mes fils,
deux d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, Éaque. Lorsqu'ils
seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie, à un endroit
d'où partent deux chemins, dont un conduit aux îles
fortunées, et un autre au Tartare » (Platon, Gorgias,
523e-524b).
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cette thématique dans les dialogues de Platon. Les
lamelles découvertes à Thourioi et à
Phères492 mentionnent l'existence d'un séjour
éternel pour les initiés venus à bout de leur
épreuve de purification terrestre et de leur cycle de
réincarnation. Le terme utilisé pour désigner ce lieu est
celui de leimôn, «prairie » 493 Ce territoire sous la
protection de Perséphone offre de continuer à vivre dans
l'au-delà comme un être social, en disposant de toutes ses
facultés. Il est un lieu où l'on célèbre des rites
et où l'on consomme du vin comme dans la vie terrestre : « Tu as le
vin en prix, ô bienheureux, et sous terre t'attendent les rites
sacrés que les autres bienheureux [célèbrent] »,
lit-on dans la lamelle de Pélinna494 Un lieu où les
plus méritants sont rassemblés, les initiés, les sages,
les justes ; un lieu où l'on aurait tout le loisir de s'adonner à
l'entretien philosophique. C'est donc un lieu plein de promesses, qui fait
inexorablement songer à l'Île des Bienheureux à laquelle
aspirait Socrate dans les derniers passages de l'Apologie :
Combien ne donnerait-on pas pour s 'entretenir avec
Orphée, Musée, Hésiode, Homère ? Quant à
moi, si cela est véritable, je veux mourir plusieurs fois495
Ô pour moi surtout l'admirable passe-temps, de me trouver là avec
Palamède, Ajax fils de Télamon, et tous ceux, des temps anciens,
qui sont morts victimes de condamnations injustes ! Quel agrément de
comparer mes aventures avec les leurs ! Mais mon plus grand plaisir serait
d'employer ma vie, là comme ici, à interroger et à
examiner tous ces personnages, pour distinguer ceux qui sont
véritablement sages, et ceux qui croient l'être et ne le sont
point. À quel prix ne voudrait-on, pas, mes juges, examiner un peu celui
qui mena contre Troie une si nombreuse armée, ou Ulysse ou Sisyphe, et
tant d'autres, hommes et femmes, avec lesquels ce serait une
félicité inexprimable de converser et de vivre, en les observant
et les examinant ? Là du moins on n'est pas condamné à
mort pour cela ; car les habitants de cet heureux séjour, entre mille
avantages qui mettent leur condition bien au-dessus de la nôtre,
jouissent d'une vie immortelle, si du moins ce qu'on en dit est
véritable 496
Pour ce qui touche à l'immortalité de
l'âme, Platon n'aura de cesse de l'affirmer. Ainsi, entre autres,
à l'occasion du Phèdre où l'auteur fonde cette
caractéristique sur son privilège d'être à
soi-même la source de son propre mouvement et plus
généralement, le principe du mouvement de tous les corps : «
en conséquence, s'il est vrai que ce qui se meut soi-même n'est
point autre chose que l'âme,
492 Thurii, II B 2 ; Phères, II C 2,
trad. G. P. Carratelli, op.cit.
493 A. Motte, Prairies et jardins de la Grèce
Antique. De la religion à la philosophie, Bruxelles, Palais des
Académies, 1973, p. 92-146
494 Pélinna, II B 3, trad. G. P. Carratelli,
op.cit.
495 Sans doute serait-ce forcer le texte que de vouloir lire
dans cette expression une référence aux doctrines de la
réincarnation...
496 Platon, Apologie de Socrate 41a-c.
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il résulte de cette affirmation que
nécessairement l'âme ne peut avoir ni naissance ni fin
»497 ; ou encore : «Je pars de ce principe. Toute
âme est immortelle [...] Telle est la nature de l'âme. Si donc il
est vrai que tout ce qui se meut soi-même est âme, l'âme ne
peut avoir ni commencement ni fin »498 Ni naissance, ni fin, car
l'âme est incorruptible dès lors qu'elle n'est pas divisible, ou
tout du moins sa partie rationnelle. Ce n'est qu'une fois définitivement
libérée de sa prison de chair qu'elle pourra jouir pleinement de
cette éternité. Elle en jouira dans la contemplation des
vérités qu'elle connaissait avant chaque hypostase. Or, il n'en
va pas autrement chez les orphiques, selon lesquels cette immortalité
s'acquiert par la consommation des eaux de Mnemosyné et coïncide
avec l'obtention de la mémoire. Une eau dont les effets s'apparentent
à une purification en tant que les initiés, plus proches de la
déesse, sont dits « non souillés »
(euagès).
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