b. L'au-delà
Les lamelles d'or orphiques retrouvées dans les tombes
semblent ne laisser aucune ambiguïté quant à l'existence
d'une après-vie, et même de vie après la vie. Leur
présence aux côtés des initiés s'explique à
l'aune de leur utilité comme aide-mémoire susceptible de les
guider au cours de leur voyage dans l'au-delà. Les lamelles d'or
indiquent à l'initié le bon chemin à suivre. Parmi les
plus anciennes lamelles orphiques qui nous sont parvenues figure celle
d'Hipponion, datée de la fin du Ve ou du début du We s. avant
J.-C. Ce document, exhumé d'une sépulture, décrit les
principaux moments, les seuils et les rencontres qui attendent le défunt
au cours de son passage dans l'autre monde. Ce de la même manière,
nous le verrons, que les textes des Sarcophages. Mais n'anticipons
457 D'après les estimations proposées par A.-F.
Morand, Etudes sur les Hymnes Orphiques. Religions dans le monde
gréco-romain, Boston, Brill, Leiden, 2001.
458 M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, Tel,
Gallimard, 1998, p. 167.
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pas. H est dédié à la déesse de la
mémoire : « Ceci est consacré à Mnémosyne,
quand tu seras sur le point de mourir »459 ; or nous ne savons
que trop quelle importance pouvait revêtir la mémoire chez Platon.
H s'agit en l'occurrence du souvenir des enseignements prodigués par la
secte au cours des Teletai, des Mystères. H s'agit plus encore
de la réminiscence des cycles antérieurs et du souvenir de
l'origine de la « souffrance et de la lourde perte »460
C'est qu'en effet, le défunt initié aura besoin de recourir
à ces enseignements lorsqu'il se retrouvera devant les deux grands
fleuves des enfers orphiques : à gauche, le fleuve Léthé,
symbolisant l'oubli ; à droite, la source de Mnémosyne,
allégorie de la remémoration :
Tu iras dans la demeure bien construite d'Hadès :
à droite il y a une source,
À côté d'elle se dresse un cyprès
blanc ;
c'est là que descendent les âmes des morts et
qu'elles s 'y rafraîchissent.
De cette source tu ne t'approches surtout pas.
Mais plus loin, tu trouveras une eau froide qui coule
Du lac de Mnémosyne ; [...]
Ils te donneront à boire (l'eau) du lac de
Mnémosyne.
Et toi, quand tu auras bu, tu parcourras la voie
sacrée.461
A travers les nombreuses indications qui sont données
dans cet extrait se brossent une véritable topographie des enfers. Le
rapprochement avec le thème du jardin funéraire égyptien
constitué d'arbres et de sources a notamment été
esquissé par J. Assmann462 ; et ce rapprochement semble d'autant plus
éloquent qu'il rend raison d'un imaginaire eschatologique grec
antérieur aux textes des lamelles d'or orphiques. Mais plutôt que
les influences possibles de l'Égypte sur les doctrines orphiques --
dossier qui vaudrait d'être ouvert, mais qui n'est pas notre propos --
voyons comment cette géographie a pu influencer Platon. Les fleuves
précédemment cités, celui de la mémoire et de
l'oubli, occupent dans cet espace une fonction centrale. La présence de
ces fleuves est attestée de manière analogue par les lamelles
d'or trouvées à Pétélia, Pharsale et
Entella463 D'autres lamelles moins détaillées
reprennent ces descriptions à différentes époques :
«Donnez-moi donc à boire (l'eau) de la source qui coule
pérenne, à droite, là où (est) le cyprès
»464. Le fleuve ou le lac de Mnémosyne
459 Hipponion, I A 1, trad. G. P. Carratelli, op.
cit., p. 35.
460 Ibid.
461 Ibid.
462 J. Assmann, Mort et au-delà dans
_l'Égypte ancienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, p.
340-345.
463 Pétélia, I A 2 ;
Pharsale, I A 3 ; Entella I A 4, trad. G. P. Carratelli,
op. cit., p. 60-61, 68, 72.
464 Eleuthérna, I B 1, trad. G. P.
Carratelli, op. cit., p. 76. Voir également les autres lamelles
d'or trouvées à Eleuthérna, I B 2, I B 3, I B 5, I B 6,
op.cit., p. 79, 81, 84, 86 ; celles exhumées à
Mylopotamos, I B 4, p. 83 et celles de Thessalie, I B 7, op.cit., p. 95.
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apparaît comme un élément récurrent
dans toutes ces descriptions orphiques. En quoi cette conception de l'enfer se
distingue-t-elle de celle que pouvait en avoir le commun des Grecs ?
H est un fait que l'élément humide dans
l'au-delà a toujours occupé dans la pensée des Grecs une
place prépondérante (l'enfer commun des Grecs était
veiné de fleuves), faisant ainsi écho au système de valeur
mis en lumière par M. Détienne (l'humide est du côté
de la mort465) Les textes attiques datés du Ve s. avant J.-C.
mentionnent effectivement au moins un fleuve ou un lac infernal, « espace
entre deux mondes » puisqu'il entoure l'Hadès : il s'agissait de
l'Achéron, tel que l'évoque entre autres Aristophane et
Euripide466 Les traditions les plus anciennes font également
état de trois autres fleuves, à savoir le Cocyte, le
Pyriphlegethon et le Styx. Hésiode, pour décrire ce dernier dans
sa Théogonie, recourt à l'expression de hudôr
psuchron, « eau spirituelle » 467. L'apparition du
lac de Mnémosyne dans les enfers orphiques pourrait à cet
égard rendre raison d'un amalgame entre le caractère lacustre de
l'Achéron et la froideur des eaux du Styx. Ses aigues mortes seraient
une extrapolation orphique des éléments humides qui structurent
l'au-delà depuis les textes les plus archaïques. Les dieux
eux-mêmes jurent par le Styx. La valeur de serment par l'eau du Styx
corrobore cette proximité du fleuve et de la mort en cela que l'eau du
fleuve, en cas de parjure, occasionne chez le dieu un sommeil (temporaire) plus
profond que la mort, soit une mort symbolique comme le précise
Hésiode468. Si le fait de consommer de l'eau du Styx a valeur
d'ordalie pour établir le parjure chez les dieux, boire celle de
Mnémosyne chez les orphiques signifie se soumettre à une
épreuve similaire en tant qu'elle discrimine l'initié du
non-initié.
L'initié se distingue du profane à l'aune de sa
capacité à percevoir les bénéfices de l'eau de la
bonne source. Le profane n'a en revanche accès qu'aux rives du fleuve
que l'auteur de l'hymne orphique à Mnémosyne469
désigne par l'expression de kakès Lèthès.
La valeur négative du Léthé est ainsi largement
soulignée par les inscriptions funéraires de l'époque.
Anne-France Morand précise effectivement dans son Étude sur
les hymnes orphiques470 que la consommation de son eau signifie
la perte de souvenirs pour le défunt. H y a lieu d'insister sur cette
opposition d'effet entre d'une part les eaux du fleuve Léthé et
d'autre part celles du lac de Mnémosyne. Celle-ci met en valeur toute
l'importance que revêt la mémoire comme critère distinctif
entre le sage et le profane, l'initié et le non-initié dont le
destin est suspendu à leur capacité à se souvenir. Cette
opposition entre deux eaux
465 M. Detienne, Les jardins d'Adonis, La Mythologie des
Aromates en Grèce Ancienne, Paris, Gallimard, Bibliothèque
des histoires, 1989.
466 Euripide, Alceste, 435-437 ; Aristophane,
Grenouilles, 137.
467 Hésiode, Théogonie, v. 785-786, trad.
A. Bonnafé, Paris, Rivages, 1993.
468 Hésiode, ibid.
469 Hymnes orphiques, 77, 3-4, trad. G. P. Carratelli,
op. cit.
470 A.-F. Morand, Etudes sur les Hymnes Orphiques,
Paris, Brill, 2001, p. 223-224.
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infernales révèle l'importance attribuée
à la mémoire, la distinction entre l'initié et le
non-initié reposant sur la capacité à se souvenir.
Capacité qui fait écho à la notion de réminiscence
dans les dialogues platoniciens. Notons que si la réminiscence consiste
chez Platon à se ressouvenir des idées éternelles que
l'âme a contemplé avant de retomber dans la matière («
recollection 0471, une doctrine analogue est déjà
promulguée par les orphiques, puis par les pythagoriciens, qui
prête à certains hommes exceptionnels (théos
anêr) le privilège de se rappeler de leurs existences
individuelles passées. On peut, à cette enseigne, émettre
l'hypothèse que Platon s'est approprié une idée
pythagoricienne en substituant au souvenir de ses vies antérieures celui
des « formes intelligibles » : « La science occulte que le
chamane acquiert en transe devient une vision de la vérité
métaphysique ; sa recollection de vies terrestres antérieures est
devenue la recollection de formes incorporelles qui sert de fondement à
une nouvelle épistémologie ; tandis qu'au niveau mythique son
« long sommeil » et son « voyage aux enfers » sert
directement de modèle aux expériences d'Er, le fils
d'Arménius »472. Le fait que ce soit
précisément le théorème de Pythagore que le Socrate
maïeuticien du Ménon permet à un esclave de se
remémorer pourrait dès lors être interprété
comme une forme d'hommage implicite473 : « comprennent les
initiés ».
La fonction d'aide-mémoire rempli par les lamelles d'or
enterrées avec le défunt prend alors tout son sens : le mort
étant mis en demeure de se souvenir absolument de la bonne source et du
bon chemin tant qu'il n'a pas bu l'eau. Inutile de préciser que dans la
vision de l'au-delà partagé par la majorité des Grecs, il
n'était nullement question pour le défunt d'avoir à boire
de son « eau froide »474, de se rappeler ou d'oublier, d'être
mis à l'épreuve pour gagner son salut. Or, tous ces
éléments typiques de l'eschatologie orphique -- le lac,
l'invitation à boire, l'oubli et la mémoire, la destinée
du sage et celle de l'impétueux ; ajoutons-y la métensomatose --
se retrouvent chez Platon, notamment à la fin de la
République, dans la vision rapportée par Er le
Pamphilien :
Le soir venu, elles [les âmes] campèrent au
bord du fleuve Amélès, dont aucun vase ne peut contenir l'eau.
Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de
cette eau, mais celles que ne retient point la prudence en boivent plus qu'il
ne faudrait. En buvant on perd le souvenir de tour . Or, quand on se fut
endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de tonnerre éclata,
accompagné d'un tremblement de terre, et les âmes, chacune par une
voie
471 Platon, Phédon, 76a.
472 E.R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, chap. VII :
« Platon et l'âme irrationnelle », Berkeley, Champs-Flammarion,
1997, p. 208.
473 Platon, Ménon, 80e.
474 Hipponion, I A 1; Pétélia, I
A 2; Pharsale, I A 3; Entella, I A 4, trad. G. P. Carratelli,
op. cit.
475 Cf. Virgile, Énéide, L. VI, v. 714.
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différente, soudain lancées dans les espaces
supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des
étoiles. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché
de boire de l'eau; cependant il ne savait point par où ni comment son
âme avait rejoint son corps; ouvrant tout à coup les yeux,
à l'aurore, il s'était vu étendu sur le bûcher. Et
c'est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l'oubli
et ne s 'est point perdu; et il peut nous sauver nous-mêmes si nous y
ajoutons foi; alors nous traverserons heureusement le fleuve du
Léthé et nous ne souillerons point notre
âme.476
Hormis la réaffectation du fleuve responsable de
l'oubli au fleuve Amélès et la disparition de celui de
Mnémosyne faisant que l'amnésie de l'âme sera seulement
plus ou moins grande en fonction de sa vie passée et qu'il n'y a pas de
fleuve de la réminiscence, on croirait ce passage transposé des
lamelles orphiques. Il y a ainsi force raison de croire cette
représentation qu'offre la République de l'autre monde
et des épreuves qui y attendent les trépassés
inspirée de l'orphisme (ou du pythagorisme), sans donc qu'il soit besoin
ici de faire appel à des mythes égyptiens. Le décor est
donc posé, et le décor est grec. Qu'en est-il des épreuves
en elles-mêmes ?
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