WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

( Télécharger le fichier original )
par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

III. Le jugement des âmes

...La vertu est pour l'éternité. Elle descend dans la tombe avec celui qui la pratique... Son nom n'est pas effacé sur la terre, On s 'en souvient à cause de la justice...

Conte du Paysan éloquent, vers 1900 avant J.-C.

Introduction

Le dialogue du Gorgias recèle des pages particulièrement frappantes aux yeux de qui s'intéresse aux récits mythologiques de l'Égypte ancienne. Le mythe final du jugement des âmes y apparaît comme une quasi-transposition de la pesée du « coeur » devant d'Osiris tels que le concevaient les Égyptiens. Loin de se contenter de restituer une mouture vague du thème passablement commun de la psychostasie, il pourrait témoigner d'élaborations littéraires bien plus approfondies remontant aux dynasties héracléopolitaines. Une objection, bien relevée par l'égyptologue Fr. Daumas dans un article qu'il consacre à la question435, se présente cependant immédiatement à notre esprit. Ce mythe, à la faveur duquel Socrate s'efforce avec un succès mitigé de convertir Calliclès à la justice, emprunte généreusement à l'imagerie orphique et pythagoricienne. L'on a maintes fois fait remarquer que ces emprunts n'étaient pas rares ; qu'ils se multipliaient dans le Gorgias. La chose est entendue. A ceci près qu'il n'est en rien exclu que les orphiques et pythagoriciens aient eux-mêmes hérité de ces images de leurs contacts avec des étrangers, nomades ou voyageurs du Nil. Hérodote n'affirmait-il pas, au Livre II de son Enquête, que, pour sa part, les « prétendus mystères orphiques et bachiques » sont « en fait égyptiens » ?

435 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans De l'humanisme à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191.

137

Comparaison n'est pas raison ; toujours est-il que les allégations de l'historien, qu'elles se trouvent avérées ou non, n'étaient pas sans fondements. Ainsi a-t-on pu relever -- exemple parmi d'autres -- des convergences frappantes entre le mythe du dépeçage (dia-sparagmos) par les titans originels de la cosmogonie orphique (à distinguer de celle d'Hésiode) ; le dépeçage, donc, de l'infortuné Zagreus, avatar archaïque du Dionysos mystique, avec celui d'Orphée par les bacchantes (quoique le Dionysos d'Orphée doive être distingué de celui d'Euripide) et celui d'Osiris par son frère Seth. Trois meurtres fondateurs identifiés par R. Girard à des rites de bouc émissaire. Bon nombre de similitudes entre ces épisodes ont pu laisser conjecturer la possibilité d'imprégnations de motifs égyptiens sur la doctrine orphique436 Olympiodore rapporte, dans le même esprit, que c'est après avoir été initié au pythagorisme et afin d'accomplir un «pèlerinage aux sources » que Platon prit la décision de se rendre en Égypte437. Et nombreux furent les partisans de l'orientalisme à alléguer ces références pour étayer la thèse de l'« Égypte à l'école de la Grèce ». Quant à la connaissance que pouvait avoir Platon de cette sanglante mythologie, nous savons par son disciple Xénocrate qu'il rendait les orphiques comptables de l'assimilation du corps à une prison, en référence à Dionysos et aux titans. Dodds dresse à ce sujet la liste des allusions que fait Platon au mythe dans ses Dialogues438 et en conclut, contre Linforth, qu'il serait difficile de ne pas songer que « l'histoire dans son ensemble était connue de l'auteur et de son public »439

Gardons-nous bien toutefois d'évacuer trop diligemment cette objection qui voudrait faire de la doctrine orphique ou pythagoriciennes la référence ultime, non-égyptienne, de la conception platonicienne du jugement post-mortem. Notre défense s'appuie sur l'hypothèse selon laquelle l'orphisme et le pythagorisme aurait pu faire usage de traditions égyptiennes. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Il se pourrait, bien au contraire, que les deux sectes ne soient jamais entrées en contact avec les Égyptiens ou ne leur en soient aucunement débitrices. Aussi bien l'hypothèse du « monomythe » avancée par Campbell440, que la postulation par Lévi-Strauss d'unités structurantes du mythe (« mythèmes ») servant de fondement universel à la constitution des grandes gestes cosmogoniques441 ; à quoi s'ajoutent enfin celle de schémas archétypaux -- pour ne pas dire, « transcendantaux » -- constitutifs de l'« inconscient collectif » -- forme laïcisée de l' « intellect agent » --

436 Sur la question des sources égyptiennes possibles de ce mythe au fondement de la « cosmo-théogonie orphique », cf. M. P. Nilsson, « Early Orphism », dans Harvard Theological Review, n°28, Harvard, 1935, p. 181-230.

437 Olympiodore, Commentaire du Gorgias, L. XLI, 7.

438 Platon, Ménon, 81b-c ; Lois, L. III, 701c, 854b, passim.

439 E. R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, chap. IV : « Les chamans grecs », Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 158-160.

44° J. Campbell, Le Héros aux mille et un visages, Paris, Editions Oxus, 2010.

441 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, chap. XI : « La structure des mythes » (1958), Paris, Pocket, Evolution, 2003.

138

théorisé par Jung442, renforceraient plutôt l'idée selon laquelle ces imageries se seraient constituées de manière indépendante. Il nous faut donc, ici encore, prendre parti. Ne rien celer de nos parti-pris. Nous nous voulons, en cette matière, diffusionnistes ; et croyons disposer de suffisamment d'indices pour fonder notre approche. Or, l'éventualité de sources égyptiennes (ou chamaniques) ayant pu inspirer l'orphisme n'étant pas notre propos, nous laisserons de côté cette piste, tenant, pour les besoins de la démonstration, l'orphisme et le pythagorisme pour ce qu'ils étaient à l'époque de Platon : des doctrines grecques, frayant en Grèce.

Partant, la seule démarche qui nous paraisse valide pour aborder la question d'influence de conceptions non-grecques dans les dialogues platoniciens consisterait, en une première lecture, à d'exciper dans le mythe du Gorgias les éléments qui ressortissent à ces doctrines ou à des éléments typiquement grecs. Ce recensement acte, à confronter les motifs résiduels, irréductibles aux doctrines philosophiques grecques (dont les doctrines orphiques et pythagoriciennes), aux textes égyptiens. Leurs ressemblances, s'il s'en constate, seront autant d'indices susceptibles de plaider en faveur de l'idée d'un usage, d'une reprise par Platon de conceptions proprement égyptiennes. En d'autres termes, après avoir interrogé la pertinence d'éventuelles sources grecques au mythe du jugement décrit dans le Gorgias, nous procéderons à la même analyse concernant d'éventuelles influences égyptiennes.

Problématique

Le mythe en question parachève le dialogue du Gorgias. Après avoir tenté de convaincre Calliclès par le logos que la justice est le plus grand des biens, Socrate propose de parfaire son argumentaire au moyen d'un récit eschatologique, savoir d'un « conte » dont le noyau de vérité ne réside pas tant dans la factualité que dans la signification. Ce mythe final commence en 522e pour s'achever au terme du dialogue. A Calliclès faisant valoir qu'un homme qui se comporterait toujours avec justice risquerait la condamnation au tribunal des hommes (si fait), Socrate rétorque qu'il serait réhabilité au tribunal des dieux. La mort n'est pas un mal (c'est un « pari », mais pascalien). L'injustice en est un. Voyons comment Socrate introduit son récit :

-- Socrate : Ce qui fait peur, c'est de commettre l'injustice, puisque le plus grand des malheurs est de descendre dans l'autre monde avec une âme chargée de crimes. Je veux, si tu le trouves bon, te prouver par un récit [logonj que la chose est ainsi [... j Écoute donc, comme on dit, un beau récit [màla kalou logou], que tu prendras, à ce que j'imagine, pour une fable

442 C. G. Jung, Métamorphoses de l'âme et ses symboles, Paris, Le Livre de Poche, Références, 1996.

139

[mûthon] et que je crois être un récit très véritable ; je te donne pour certain ce que je vais dire.443

L'appel au mythe est ainsi justifié à différents niveaux. Le mythe vient au renfort du discours rationnel pour suppléer ses déficiences, transcender ses limites. En cela n'est-il pas moins véridique que le discours est, au contraire, bien plus proche de la vérité. C'est un « récit très véritable » ; et lorsque le sensible n'est jamais que probable, objet d'opinion raisonnable, ce que Socrate s'apprête à révéler est donné pour « certain ». Le mythe, ensuite, a, par définition, une fonction collective. En l'occurrence, universelle puisqu'il concerne l'au-delà, qui est l'affaire de tous les hommes et non d'une classe particulière. A travers lui, Socrate lui-même dit s'adresser à « tous les autres hommes, autant qu' [il] peut »444. La portée du message s'étend bien au-delà du personnage de Calliclès. Hormis son extension et sa capacité à se saisir de ce qui manque au discours rationnel, un tel recours au mythe se justifie encore par l'impuissance qui est celle de Socrate à persuader son interlocuteur. Devant la moue dubitative, sinon moqueuse de Calliclès, le philosophe s'explique : « peut-être, alors, que tu prends cela comme un conte de bonne femme que tu méprises ; et sans doute il n'y aurait rien de bien extraordinaire à le mépriser, si, cherchant par une autre voie, nous n'avions trouvé des arguments meilleurs et plus vrais... »445. L'intervention du mythe revêt ainsi une valeur rhétorique, philosophique et sans doute édifiante, pareil à ces « nobles mensonges » administrés par le législateur de la république en vue d'améliorer les hommes446. Or, tout cela peut être vrai, sans pour autant que Platon ait eu besoin de façonner lui-même l'allégorie dont il se sert. Notre propos consiste à nous interroger, précisément, sur les limites de cette nature « artificielle » du récit du Gorgias. S'agit-il véritablement d'un mythe fabriqué de toutes pièces pour les besoins de la cause ? Ou bien plutôt, comme le suggère Fr. Daumas447, d'un emprunt fait à quelque doctrine religieuse déjà constituée ? A supposer qu'il en aille bien ainsi, de quelle doctrine s'agirait-il ? A quel ensemble de traditions réattribuer ces éléments ? Traiter un tel problème requiert un examen des sources grecques concernant le jugement des âmes avant Platon, puis des sources égyptiennes. Alors seulement nous doterons-nous d'indices suffisamment solides pour étayer une hypothèse.

443 Platon, Gorgias, 522e-523a.

444 Platon, Gorgias, 526e.

445 Platon, Gorgias, 527a.

446 Platon, République, L. III 414b-414c. Sur l'usage du mensonge, de la fiction et de la ruse à des fins apologétiques dans le projet d'instauration de la bonne politéia, cf. S. Margel, « De l'ordre du monde à l'ordre du discours. Platon et la question du mensonge », dans Kairos n°19 : « Platon », 2002.

44' Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans De l'humanisme à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191.

140

Méthode et corpus

La méthodologie demeure ainsi la même qu'au chapitre précédent. Nous procéderons par voie comparatiste. Il s'agira de confronter les apparentes innovations de Platon à un corpus de textes égyptiens qu'il aurait pu connaître, de première main ou par ouï-dire. Puis d'en tirer les conséquences, avec toujours, la prudence qui s'impose. Notre entreprise comprendra donc deux principaux volets. H conviendra, en une première lecture, d'extraire dans le mythe du Gorgias ce qui ressortit à des thèmes hélléniques ; ensuite de confronter les éléments qui n'en sont pas comptables à des textes égyptiens. Cette enquête en deux temps va donc mobiliser, en sus du dialogue de Platon, un corpus grec et corpus égyptien.

-- Le corpus grec se compose d'une sélection de textes attestant, avant Platon et de la manière la plus explicite, de l'existence d'un jugement des âmes. Parmi ces textes, l'Iliade et l'Odyssée d'Homère, Les Suppliantes et Les Euménides, d'Eschyle, la Deuxième Olympique de Pindare, et l'Hélène d'Euripide. Notons que si la psychostasie est évoquée dans cette dernière une vingtaine d'années seulement avant la rédaction du Gorgias, elle l'est par l'entremise d'une prêtresse égyptienne, Théonoé, ce qui ne saurait être anodin. En marge des tragiques et des compilateurs de mythes, nous reviendrons sur l'éventualité d'une reprise par Platon de thèmes orphiques et pythagoriciens en mettant à contribution le peu de documents qui nous soient parvenus de sectes censément discrètes et hermétiques (avant la lettre). A l'exception des Hymnes orphiques, la grande majorité des connaissances que nous avons de l'eschatologie de la secte lors nous ont été livrées par le truchement de lamelles d'or, certaines retrouvées en Grande-Grèce (Pétilia, Thourioi), d'autres en Crète (Éleutherna). Les lamelles d'or sont de ces témoignages écrits inattendus dans un monde grec alors largement dominé par l'oralité. Leur existence prend sens dans le prolongement de pratiques spécifiques aux premières sectes orphiques. Ces sectes semblent s'être adonnées très tôt à des rites funéraires qui déparaient d'avec la coutume locale. En fait de crémation, les initiés se voyait inhumés « à l'égyptienne », avec, à portée de main, un recueil de formule , les fameuses « lamelles d'or ». Celles-ci se présentaient la forme de tablettes censées servir à leurs propriétaires pour s'orienter au cours de leur voyage dans l'au-delà. Viatique ou pis-aller, les lamelles d'or, sous cet aspect, semblent assumer la même fonction « sotériologique » que celle remplie par Livre de sortir au jour (Livre des Morts) des anciens Égyptiens. Les nombreuses convergences entre ces deux corpus ont ainsi fait l'objet d'édifiantes analyses de T. Gomperz448. Pour en rester au corpus grec proprement dit, la récente

448 T. Gomperz, Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique, t. I : Les commencements trad. A. Reymond, Paris, Payot, 1908-1910

141

édition des Fragments orphiques d'Alberto Bernabé449 nous sera d'un précieux secours, qui consacre un chapitre à la question des sources égyptiennes, insistant notamment sur les témoignages de Diodore de Sicile.

-- Le corpus égyptien est constitué principalement par le chapitre CXXV du fameux Livre de sortir au jour (Livre des Morts), dont nous avons relevé les similarités formelles et fonctionnelles avec les lamelles d'or. Transposition sur papyrus des Textes des Pyramides, déposée dans le sarcophage entre les mains du roi ou dans la tombe du dignitaire défunt, ce Livre des morts, à la fois guide de l'au-delà, manuels d'instruction et recueil de stances sacrées, était la garantie de son admission à l'immortalité divine. Il revêtait ainsi pour le défunt une fonction remémorative de première importance. Le chapitre CXXV nous introduit au thème de la psychostasie ; il est celui qui prête au jugement post-mortem, à partir de la XVIIIe dynastie (au XVe siècle avant notre ère), son imagerie la plus populaire. Chapitre qui met en scène le rite de la pesée de la conscience (ib) et de la plume de Maât (droit, justice, vérité) devant Osiris. Chapitre qui donc tient lieu de pendant égyptien au jugement des âmes exposé par Platon à la fm du Gorgias. Tant s'en faut néanmoins que les premières occurrences du jugement égyptien remontent à leur transposition dans le Livre de sortir au jour. Un large faisceau d'indices nous conduit à penser qu'il était déjà bien connu -- au moins dans ses grandes lignes --, sinon du tout-venant, des élites vivant au Moyen-Empire (~ 2000-1800 avant J.-C.). En témoignent certains textes littéraires tels que le Dialogue d'un homme avec son ba ou le Conte du Paysan éloquent ; l'attestent encore des stèles telles celle dite de Bah, contemporaine d'Amenhotep III (-1350). Assez pour nous fournir une base précise et consistante à notre mise en perspective.

A) La psychostasie selon les Grecs

Le mythe est structuré de la manière la plus conventionnelle, et s'ouvre sur un rappel de la démiurgie ou départage du monde45° Sont alors convoquées un certain nombre de figures du panthéon grec : le titan Prométhée ; Kronos (Saturne) et les kronides Jupiter, Neptune, Pluton ; les juges Minos, Éaque et Rhadamanthe. Homère est mentionné, manière d'autorité venant solenniser le récit de Socrate. Nous voyons également reproduite la topologie des enfers grecs. Les deux chemins bifurquent

449 A. Bernabé, F. Graf et alii, The Orphic Gold Tablets and Greek Religion. Further Along the Path, Cambridge, Radcliffe G. Edmonds III, 2011.

45° Comme a tenté de le démontrer M. Eliade dans ses Aspects du mythe, Paris, Gallimard, Idées, 1963. Cette « refondation du monde » exprime la dimension étiologique du mythe ; retour aux sources qui a pour principales fonctions de légitimer ce qui existe (ordre social ou naturel) et de régénérer ce qui dysfonctionne. Voir également idem, La Nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions, Paris, Gallimard, Les Essais, 1971.

142

: l'un conduit l'homme juste au séjour mérité de l'île fortunée (l'île des Bienheureux) ; l'autre le précipite au fin-fond du Tartare. Autant par les personnages que par les lieux qui y sont mentionnés, le mythe eschatologique du Gorgias semble typiquement s'inscrire dans la continuité de la tradition de la mythologie grecque. La Grèce s'offrira donc comme un premier moment de nos investigations.

Des sources « religieuses »

La plus grande part des témoignages que nous a légués l'antiquité grecque sur l'existence d'un sentiment religieux et de doctrines de l'au-delà est composée d'inscriptions funéraires (peu nombreuses, en raison des rites d'immolations) et d'une documentation littéraire et artistique bien peu disserte sur le sujet. Les documents faisant état de telles préoccupations sont moins effectivement de nature religieuse que culturelle en général, et s'inscrivent la plupart du temps dans le sillage des poèmes homériques. Au point que la rareté de cette documentation a pu faire douter de l'existence d'un rapport véritablement fondé entre la religion et la vision de l'au-delà. On ne peut par conséquent se contenter des seuls enseignements de la religion officielle, s'il en fut jamais une. Une approche plus pertinente se doit de combiner non seulement les éléments de croyances, mais encore la culture partagée de certaines communautés religieuses, n'hésitant pas à chercher à la marge de telles communautés. Communauté dont l'adhésion se fait par choix, et dont les pratiques, les doctrines et préceptes ne reflètent pas nécessairement celles adoptées par la majorité des Grecs.

N'y a-t-il en Grèce des doctrines religieuses peu ou prou comparables à l'exposé de la « fable très véritable » de Platon ? Une première piste de réponse nous conduirait interroger d'éventuelles sources orphiques et pythagoriciennes. D'autres cultes pourraient être cités, parmi lesquels les mystères d'Éleusis, d'Isis ou de Dionysos ayant pris pied en Grèce. Nous nous tiendrons toutefois aux deux courants cités, dont nous avons quelques raisons de croire que Platon aurait été un initié451 ou, tout du moins, un sympathisant comme le suggèrent ses contacts avec Archytas de Tarente452. Pour plus d'un

451 Cf. J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008.

452 Pythagoricien, disciple de Philolaos, Archytas de Tarente aurait effectivement compté parmi les intimes de Platon. Le doyen de l'Académie lui aurait plusieurs fois rendu visite au cours de ses voyages en Italie et en Sicile entre 390 et 350 avant J.-C. C'est d'ailleurs Archytas, si l'on en croit la lettre reproduite par Diogène Laërce en ouverture de sa biographie de Platon, qui lui aurait permis de se soustraire au sort que lui réservait Denys de Syracuse (Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, L. III, 6). Pour ce qui concerne la nature et la portée des influences possibles d'Archytas sur la pensée de Platon, les opinions divergent. D'aucuns voudraient faire d'Archytas un maître de Platon ; d'autres un de ses disciples ; sans doute faut-il y voir une controverse entre commentateurs mettant aux prises défenseurs du pythagorisme et

143

historien, Platon a en effet puisé dans cet ésotérisme une grande partie de l'imagerie littéraire qu'il met en scène dans le Gorgias. Il se pourrait qu'au-delà de l'imagerie, se retrouve également dans le mythe des éléments de doctrine propres à ces deux courants : l'orphisme et le pythagorisme.

a. La tradition orphique

L'existence de communautés orphiques ayant soutenu l'idée d'une transmigration des âmes est attestée à compter du VIe ou du Ve s. avant J.-C.453 Le terme « orphikoi », « les orphiques », apparaît en effet expressément sur une plaquette en os retrouvés à Olbia454 Selon F. Jourdan, cette époque coïnciderait historiquement avec la constitution de la théogonie orphique dont serait inspiré le papyrus de Derveni455 Ce papyrus, retrouvé en 1962 dans une nécropole macédonienne, contient les fragments de commentaires d'un poème orphique énumérant la généalogie des dieux. H constitue à l'heure actuelle le plus ancien manuscrit retrouvé en Europe. Plusieurs autres feuillets remontant à cette même époque ont été retrouvés dans des localités voisines. Qu'il s'agisse d'objets cultuels, de papyrus ou de ces fameuses lamelles d'or retrouvées dans diverses sépultures456, toujours est-il que les témoignages qui nous sont parvenus de la communauté orphique primitive demeurent essentiellement de nature funéraire. Ce qui n'est pas pour nous surprendre : le mythe orphique étant à l'origine un mythe eschatologique.

On signalera une seconde source de renseignements, bien plus tardive, laquelle est constituée par les hymnes orphiques. Ces morceaux poétiques datant de l'époque romaine, probablement rédigés

partisans du platonisme. Les fragments d'Archytas ont été rassemblés dans l'édition de référence de H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, Bd. I, Archytas, Berlin, BiblioLife, 1903, p. 421-439 et 502-503.

453 Cf. W. Burkert, Les Cultes à mystères dans l'Antiquité, Paris, Vérité des mythes, Les Belles Lettres, 2003,

P.

83.

454 A. S. Rusjaeva, « Orphisme et culte de Dionysos à Olbia », dans Vestnik Drevnej Istorii (Revue d'histoire ancienne), Moscou, 1978, p. 87-104 et L. Zhmud, « Orphism and graffiti from Olbia », dans Hermes n°120, 1992, p. 159-168, avancent concurremment que ces précieux documents dateraient du du Ve siècle avant J.-C.

455 Le Papyrus de Derveni, trad. F. Jourdan, Paris, Les Belles Lettres, Vérité des mythes, 2003, p. 19. Un aperçu sur les défis, sur les limites sur les controverses liées à la reconstruction des théories orphiques peut être consulté dans l'ouvrage de M. L. West, The Orphic Poems, Oxford, Clarendon Press, 1983, et complété par la critique de L. Brisson, « Les théogonies orphiques et le papyrus de Derveni : notes critiques », dans Revue d'Histoire des Religions (RHR), n°202, 1985, p. 389-420.

456 L'ensemble des citations extraites des lamelles d'or orphiques mobilisées dans ce chapitre sont empruntées à l'édition et à la traduction de G. P. Carratelli, Les lamelles d'or orphiques. Instructions pour le voyage d'outre-tombe des initiés grecs Paris, Les Belles Lettres, Vérité des mythes, 2003.

144

entre les IIIe et Ve s. après J.-C.457, ont été découvert en Crète. Tous semblent destinés à aiguiller l'âme du défunt au cours de son voyage dans le monde souterrain. Le continuum entre ces textes et les lamelles précédemment citées semble avéré, tant par la concordance des tournures employées que par les formes de la composition, les références et les contenus de ces lamelles. Pour Th. Gomperz, ces fragments mis ensemble constitueraient les reliques lacunaires d'un ouvrage que nous pourrions à bon droit désigner sous l'expression de « Livre des Morts » orphique, comparable au Livre des Morts égyptien.

Pour ce que nous en apprennent ces précieux documents, la secte orphique se définissait par l'adhésion de l'initié, un message qui se voulait d'abord strictement religieux, apolitique458, mais qui n'était pas sans implications sur la conduite morale des initiés et donc sur leur pratique de la citoyenneté. Nous savons également que les orphiques nourrissaient une conception très spécifique de l'au-delà. Une conception, pour peu que l'on suppose que la doctrine orphique ait pu influencer d'une manière ou d'une autre la doctrine pythagoricienne, et la doctrine pythagoricienne, la pensée de Platon, dont l'analyse pourrait s'avérer très intéressante. Une conception qu'il conviendra de comparer à la vision que notre auteur avait de l'au-delà à fin de constater si la présence d'éléments communs s'avère suffisamment édifiante pour nous permettre de considérer le mythe final du Gorgias complétée par certains passages de la République, et, au-delà, les conceptions de Platon concernant le destin de l'âme après la mort, comme une simple adaptation de mythes exclusivement orphiques, ou si trop d'éléments subsistent pour pouvoir l'y réduire. Est-il besoin de recourir à l'Égypte pour découvrir les germes du mythe platonicien ?

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery