a. L'âme bipartite
Nous commencerons par supposer que les pythagoriciens n'ont
pas divisé l'âme en trois parties. Cette opinion n'est pas
majoritaire, mais elle existe, et bien que démentie par un
Diogène Laërce, se doit d'être considérée.
Supposons donc que la tripartition ne s'applique pas à l'âme chez
Pythagore, il n'en demeure pas moins que Platon s'inspire des pythagoriciens
dans son anatomie de l'âme, que ce soit à propos du dualisme ou de
l'harmonie. Que faut-il en comprendre ?
Platon, en effet, à côté de notre
âme (psyché) impérissable, en distingue une partie
mortelle placée en nous par les dieux382, création
eux-mêmes du Dieu unique. Taylor explique ainsi cette distinction de deux
parties en l'âme -- l'une mortelle, l'autre immortelle -- par
référence à des doctrines d'origine
pythagoricienne383. Que l'homme ait possédé «
deux âmes », l'une d'extraction divine, l'autre de facture terrestre
et corruptible, était déjà en vérité, si
l'on en croit les sources tardives, une doctrine enseignée par
Phérécyde de Syros, l'oncle maternel de Pythagore, au
sixième siècle avant J.-
C. De même pour Empédocle au Ve siècle,
à qui nous devons l'essentiel de nos renseignements sur le puritanisme
grec primitif. Platon le cite expressément et à plusieurs
reprises dans le courant de la République. Celui que Nietzsche
taxait de « figure la plus bariolée de la philosophie ancienne
»384 distinguait en effet la psyché proprement dite,
valeur vitale qui se résorbe après la mort, du « soit
occulte », assimilée à un daimon, et qui permane
par-delà ses incarnations. Ledit daimon était ainsi
dépositaire de la divinité en l'homme. La première
partition de Platon entre partie mortelle et partie
382 Platon, Timée, 69c.
383 A. E. Taylor, Plato, Londres, Methuen, 1952, p.
120.
384 F. Nietzsche, cité par V. Grigorieff, dans Philo
de base, Paris, Editions d'Organisation, Eyrolles Pratique, 2003, p.
18.
121
éternelle de l'âme pourrait-elle être
tributaire de ses inspirations ? Un tel lignage intellectuel serait des plus
plausible selon François Daumas, dans la mesure où --
Cicéron lui-même s'en porterait caution -- les pythagoriciens
segmentaient l'âme en deux parties : « alteram rationis
participem... »385. Il y a donc tout lieu de croire que
Platon a su tirer les fruits de pareilles conceptions.
Platon franchit toutefois un pas supplémentaire, qui
lui permet de concilier dans le Timée cette distinction avec le
schème de la tripartition. En effet, « si l'on n'a que deux choses,
il est impossible de les combiner convenablement sans une troisième ;
car il faut qu'il y ait entre les deux un lien qui les unisse
»386. Les dieux ont placé l'âme mortelle dans le
thorax. Au-dessous du thorax, ils ont placé l'âme des passions
séparées de la première par le diaphragme. Le coeur est au
point de liaison et permet à la raison d'agir sur les passions. Telle
est, du moins, la psychologie la plus tardive du Timée, par
laquelle Platon tâche de concilier la tripartition de l'âme et le
caractère immortel essentiel de la psyché. C'est ainsi
que se dessine une anthropologie plus complexe que celle présente chez
les pythagoriciens :
Et comme il convient qu'il y ait en eux [les mortels]
quelque chose qu'on appelle divin et qui commande à ceux d'entre eux qui
sont disposés à suivre toujours la justice, je vous donnerai
moi-même la semence et le principe. [..] Après ces semailles, il
confia aux jeunes dieux le soin de façonner des corps mortels. [..] Ils
prirent le principe immortel, [..] et dans ce corps, ils
enchaînèrent les cercles de l'âme immortelle ". Et pour
l'âme naturelle : " ceux-ci prirent le principe immortel de l'âme,
ils façonnèrent ensuite autour de l'âme un corps mortel, et
lui donnèrent pour véhicule le corps tout entier, puis, dans ce
même corps, ils construisirent en outre une autre espèce
d'âme, l'âme mortelle, qui contient en elle des passions
redoutables et fatales, d'abord le plaisir, le plus grand appât du mal,
ensuite les douleurs [..] la témérité et la crainte [...],
puis la colère, et l'espérance facile à duper. Alors,
mêlant ces passions avec la sensation irrationnelle et l'amour qui ose
tout, ils composèrent, suivant les lois de la nécessité,
la race mortelle.387
Tout en conservant à l'âme sa partie mortelle et
son autre immortelle, Platon assimile la partie immortelle à la raison
et distingue deux sous-parties dans la partie mortelle. H recourt d'autre part
à une terminologie spécifique pour désigner ces trois
parties. Une différence majeure s'observe donc ici
385 Sur la partition de l'âme chez Pythagore, cf. A. E.
Chaignet, Pythagore, t. II, Paris, 1873, p. 183-184.
386 Platon, Timée, 31b.
387 Platon, Timée, 42a-42d et 69a-70a. Un
éclairage de bon aloi sur toutes ces théories passablement
complexes qu'expose Platon dans le Timée nous est offert par T.
H. Martin dans ses Études sur le Timée de Platon (1841),
2 vol., Paris, Ladrange, 1981, p. 148-149.
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entre la doctrine de Platon et celle de Pythagore, et l'on
serait en droit de se demander pour quelle raison le premier a besoin de
rajouter cette seconde strate de division. Surtout, d'où lui serait
venue l'idée de cette tripartition ; ou plus exactement, de transposer
le schème indo-européen de la tripartition à l'âme.
Ce à quoi ne peut répondre la seule référence au
pythagorisme. Et l'on serait par conséquent d'autant plus
légitime à nous demander si notre auteur n'aurait pas
été chercher les éléments de sa psychologie
à l'ombre des temples égyptiens. Non que la tripartition soit un
schème égyptien. Sans être une détermination de la
pensée comme elle peut l'être, aux dires de Dumézil chez
les Indo-Européens, elle s'y retrouve toutefois dans une certaine
mesure. Spécifiquement dans les corpus de documents sacrés
touchant à la métaphysique388.
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