b. L'âme tripartite
Diogène Laërce a prétendu de Pythagore
qu'il avait postulé l'immortalité de l'âme bien avant
Platon : « l'âme, enseignait-il, diffère de la vie. Elle est
immortelle »389. Dont acte. Mais à tout prendre, une
telle croyance en l'immortalité était déjà
présente implicitement chez les Grecs de l'époque archaïque,
c'est-à-dire bien avant que Pythagore ne s'en fasse le prophète.
A preuve les rites antiques, les pratiques funéraires, les offrandes
faites aux morts. A preuve encore Homère qui, au chant XI de
l'Odyssée dépeint les âmes défuntes comme
des ombres errantes et « encapuchonnées de nuit
»390 L'innovation de Pythagore ne consiste donc pas avoir
introduit l'idée de survie après la mort. Cette croyance
religieuse, nous pourrions dire, au mieux, que Pythagore l'aura
théorisée -- certainement pas qu'il en fut l'inventeur. Tout
autre pourrait être, toujours selon Diogène Laërce, le cas de
la tripartition dans son application à l'âme. Ainsi l'atteste cet
extrait de l'oeuvre que le biographe consacre à Pythagore : «
L'âme de l'homme est divisée en trois parties : la conscience,
l'esprit et le principe vital »391. Supposons donc, avec
Diogène, que la tripartition figure également
388 Métaphysique dont l'ancienneté le dispute
à la sophistication. On ne peut que déplorer la rareté des
publications se consacrant à la question. Citons, parmi les exceptions,
les travaux de M. Bilolo, Métaphysique Pharaonique Ille
millénaire avant j.-C. Prolégomènes et Postulats majeurs,
Kinshasa-Munich, Publications Universitaires Africaines & Menaibuc,
2003. Cette réticence qui se constate aussi bien chez les philosophes
que chez les égyptologues à entreprendre une reconstitution d'une
pensée riche et trois fois millénaire s'expliquerait en partie
par une certaine méconnaissance (bilatérale, les torts sont
partagés) des avancées de disciplines en apparence si
éloignées. C'est dire que les égyptologues n'ont pas
nécessairement de formation philosophique, ni les philosophes de bagage
égyptologique. Contre la réclusion des disciplines et
l'hyperspécialisation devront s'abattre des frontières et
naître de nouvelles audaces. Ce serait ouvrir un nouvel horizon pour une
philosophie en perte de vitesse (et de prestige), toujours plus creuse à
mesure qu'elle se fait chaque jour plus exclusive, de plus en plus
autotélique.
389 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences
des philosophes illustres, L. XVIII : Pythagore, § 28.
390 Homère, Odyssée, chant XI.
391 Diogène Laërce, ibid., § 104.
123
transposée à l'âme dans la doctrine de
Pythagore. Cela pourrait certes expliquer qu'elle se retrouve chez Platon en
l'absence de voyage en Égypte (à supposer, bien sûr, que
Platon ait bien été initié à la sagesse des
pythagoriciens), mais cela ne nous dit rien de la manière dont Pythagore
lui-même serait parvenu à former cette idée. La même
question que nous nous sommes posée à propos de Platon se
reposerait par conséquent à propos de Pythagore : s'il maniait
consciemment ou pas le schème de la tripartition, d'où lui serait
venue l'idée de l'appliquer à l'âme ? Faut-il, au reste,
que la tripartition de l'âme ait quelque chose à voir avec le
schème indo-européen mis en exergue par Dumézil ? Ne
pourrait-elle provenir directement de doctrines égyptiennes ?
Et voilà Pythagore embrigadé parmi les
théoros. De ceux ayant su profiter de leurs contacts
privilégiés avec les autres civilisations pour s'initier
auprès de maîtres étrangers. Nombre d'auteurs ont
évoqué et crédité la thèse d'un voyage de
Pythagore en terre des pharaons. Ainsi de Diodore de Sicile : « Pythagore
a, dit-on, appris chez ces mêmes Égyptiens ses doctrines
concernant la divinité, la géométrie, les nombres et la
transmigration de l'âme dans le corps de toutes sortes d'animaux
»392. n se pourrait que de tels témoignages ne soient
pas fiables et que le voyage de Pythagore appartienne à la
légende. Toujours est-il que si Pythagore en personne n'a pas
voyagé, il est probable que le pythagorisme ait été
influencé par la pensée égyptienne, de la même
manière qu'il a sans doute été par l'orphisme, mais aussi
par le chamanisme apollinien des Hyperboréens (Aristée de
Proconnèse, etc.)393, et peut-être également par
les mathématiques et l'astronomie de Babylone. En d'autres termes, que
Platon ait ou non trouvé chez Pythagore ou chez les pythagoriciens
l'inspiration de la conception de l'âme ne retire rien au fait que cette
application spécifique de la tripartition (ou cette
tripartition sans lien avec le schème de Dumézil) soit, en
dernier ressort, comptable d'une anthropologie d'origine égyptienne.
Quoi qu'il en soit, il faudra bien, pour que Platon ou
Pythagore, ou que Platon par Pythagore tire profit d'une
pensée égyptienne de la tripartition de l'âme, que cette
tripartition existe dans la pensée égyptienne. Après avoir
investi et souligné les apories de la piste pythagoricienne, il convient
donc d'investiguer la piste d'un corpus égyptien.
392 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique,
L. I, 97, 2 (trad. F. Hoefer, 1851). 393E. R. Dodds, op.
cit.
124
|