d. Déclinaisons
Platon met ainsi en valeur une constitution « tripartite
» de l'âme qu'il développe en particulier dans le
Phèdre et dans La République.
Dans la République ; en conférant
à cette tripartition une valeur politique ou psychopolitique. La justice
en l'individu sera ainsi conçue comme l'harmonie réglée,
hiérarchisée des trois parties de l'âme respectueuses de
leur fonction. De même qu'en l'âme le nous, ou la raison,
en tant qu'il a seul rapport à l'intelligible, est la plus noble des
parties, est la plus digne de gouverner, ce sont, en la cité, les
gardiens initiés en rapport avec des formes intelligibles qui doivent
régir les deux autres classes : celle des auxiliaires et celle des
producteurs. Nous sommes au coeur de l'idéologie trifonctionnelle telle
que thématisé par Dumézil.
Dans le Phèdre ; moyennant l'allégorie
d'un attelage composé d'un cocher qui représente
l'élément rationnel (logistikon), d'un cheval blanc
docile qui figure la partie irascible (thumoeidès) et d'un
dernier coursier, récalcitrant, incarnant les élans irrationnels
du désir qui peut entraîner l'âme au vice.
Déjà dans le Gorgias s'esquissait derrière l'image du
tonneau percé une ébauche de ce qui
376 Ibid, 254b.
119
deviendrait avec les dialogues de la maturité cette
partie responsable du désir passionnel, l'epithumétikon.
Platon entend que le thumos se mette au service de
l'élément rationnel afin de maîtriser les pulsions de
l'épithumia et d'ainsi redresser le char.
Toute la difficulté consiste en ce que la conception
platonicienne de l'âme est loin d'être figée. Nombre
d'évolutions, d'envergure substantielle, s'observent entre les
différents dialogues. Ces évolutions, revirements et mutations
ont d'ailleurs fait l'objet de nombreuses controverses parmi les commentateurs
de Platon. Au point que Frutiger consacre à la question de leur
conciliabilité et de leurs incohérences un ouvrage
détaillé, dont le chapitre intitulé « les parties de
l'âme » est des plus éloquents37. Si,
d'après le Phédon, rédigé vers 385 avant
J.-C. Platon semble admettre une seule âme378, il admet dans
la République, écrite vers 370 avant J.-C., soit environ
une quinzaine d'années plus tard, la partition de cette âme en
trois principes dont l'un seulement est éterne1379.
Tripartition, nous l'avons vu, reprise à l'occasion du Phèdre
380. Comment s'explique un tel bouleversement ? Ne pourrait-on
pas envisager qu'il soit comptable d'une nouvelle conception de l'âme que
Platon, dans l'intervalle, aurait pu connaître au cours de son voyage en
Égypte ?
Légitimer cette hypothèse présupposerait
d'une part, que cette tripartition de l'âme n'existe pas
déjà en Grèce, et d'autre part qu'elle se retrouve
à cette époque dans des doctrines ou des textes égyptiens.
Tels sont les deux points qu'il nous reste à examiner.
Tripartition selon les pythagoriciens
On a soutenu que la tripartition de l'âme telle que la
recompose Platon, loin d'être originale, aurait été un
réinvestissement de thèses déjà présentes
chez Pythagore. Platon aurait hérité de ce trope sous sa forme
explicite, théorisée, de ses contacts avec les sectes
pythagoriciennes. De tels emprunts sont par ailleurs fréquents dans
l'oeuvre de Platon381. Bien qu'il ait soin, pour des raisons que
nous n'abordons pas ici, de taire le nom de ses inspirateurs. Une telle
problématique peut être divisée en deux moments : d'abord,
y a-t-il effectivement des traces de la tripartition chez Pythagore ou chez les
pythagoriciens ; ensuite, y a-t-il application de la tripartition à
l'âme ?
37 P. Frutiger, Les mythes de Platon :
étude philosophique et littéraire, Paris, Alcan, 1930, p.
76-96.
378 Platon, Phédon, 65a, 77a, 80a, 105c,
passim.
379 Platon, République, L. N, 436-441.
38° Platon, Phèdre, 246a, 253c.
381 Cf. J.-L. Périllié (dir.), Platon et les
pythagoriciens, Cahiers de philosophie ancienne n°20, Bruxelles,
Editions Ousia, 2008.
120
A la première question, nous devons répondre par
l'affirmative. On retrouve bien chez les pythagoriciens des occurrences de la
tripartition, avec ses trois fonctions hiérarchisées. Le cas de
la médecine est exemplaire qui se répartit selon ce qu'en
décrit Jamblique entre (a) médecine par incantations relevant des
roi-prêtres ou philosophes, (b) médecine par les herbes relevant
des producteurs, et (c) médecine par incisions et cautérisations,
apanage des guerriers (Jamblique, Vie de Pythagore, écrit vers 310
après J.-C., trad., Les Belles Lettres, 1996). Et plus encore celui de
la politique. Pythagore subdivise la société en trois fonctions
sociales - comme tous les Indo-Européens : producteurs, guerriers,
rois-prêtres. Mais les pythagoriciens vont-ils jusqu'à transposer
cette tripartition à l'âme ? Rien n'est certain ; et nous ne
prétendrons pas répondre de manière tranchée
à cette question. Aussi nous importera-t-il d'explorer les deux
possibilités.
|