c. Le Phèdre
Platon reconduit dans le Phèdre sa
théorie de la tripartition de l'âme en recourant à une
allégorie. L'âme libérée du corps y est
assimilée à un attelage céleste formé par deux
coursiers conduits par un cocher. Au terme d'un développement sur la
nature et le destin des âmes, Platon revient sur la comparaison pour en
expliciter le sens : «En commençant ce discours nous avons
distingué dans chaque âme trois parties différentes, deux
coursiers et un cocher : conservons ici la même figure
»370. Platon (Socrate) vient en effet de distinguer en
l'âme ce qui est proprement divin, le nous, l'esprit ou le
logistikon, la partie rationnelle dont le siège corporel est la
tête, du thumos ou ardeur qui siège dans
366 Ibid., L. IV, 435e-436a.
367 Ibid., L. IV, 441 e.
368 Selon les Lois, par un « Collège de
veille » (Platon, Lois, L. X, 908b et 909a). Le choix
d'enregistrer cette expression en lieu et place de la traduction
conventionnelle de vux.TEptvèg m ÀAoyoç, jusqu'alors rendu
par « Conseil nocturne », fut arrêté sur une proposition
récente de L. Brisson. Cf. « Le Collège de veille »,
dans F. Lisi (éd.), Plato's Laws and its Historical Significance.
Selected Papers from the International Congress on Ancient Thought,
Salamanca, Sankt Augustin, 2000, p. 161-177.
369 « Or, les races humaines ne verront pas leurs maux
cesser, avant que, ou bien ait accédé aux charges de
l'État la race de ceux qui pratiquent la philosophie droitement et
authentiquement, ou bien que, en vertu de quelque dispensation divine, la
philosophie soit réellement pratiquée par ceux qui ont le pouvoir
dans les États » (Platon, Lettre VIL 326b).
378 Platon, Phèdre, 253d.
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la poitrine et correspond aux passions nobles telles que
l'honneur ou la résolution. Ces deux principes sont à distinguer
d'une partie tierce dont le siège est le ventre, qui est la cause des
appétits et des pulsions irrationnelles : l'épitumetikon.
Si aux deux parties supérieures de l'âme (le logistikon
et le thumos) s'associent respectivement les vertus cardinales de
la sagesse et le courage, les deux autres vertus invoquées par Platon
doivent habiter l'âme tout entière : la modération pour
tempérer chaque partie et la justice pour veiller à ce que
chacune de ces parties respecte l'ordre qui lui est assigné et ne
déborde pas de son rôle. Voyons maintenant comment se traduit
cette typologie selon la métaphore du char ailé.
Ce char, comme attendu, est constitué de trois
éléments : un cocher, deux chevaux. Si, pour les dieux, tant les
coursiers que les cochers sont « excellents et d'une excellente origine
» ; si pour les dieux, donc, l'attelage s'élève sans
difficulté dans les hauteurs du ciel et s'y maintient, « chemine
dans les hauteurs et administre le monde entier »37, il n'en va
pas de même des hommes et des autres créatures, chez qui « il
y a mélange »372 : les deux chevaux ne sont pas
d'égale dignité ; ainsi « l'attelage est pénible et
difficile à guider »373. Difficulté qui
proviendrait de ce que le cocher, se laissant déborder par la fougue du
second, ne parviendrait pas à gouverner correctement son char. Le
premier des coursiers nous est effectivement décrit comme un cheval de
race, « d'une noble contenance, droit, les formes bien
dégagées, la tête haute [...], aimant l'honneur avec une
sage retenue, fidèle à marcher sur les traces de la vraie gloire
»374. C'est un cheval docile et qui répond sans regimber
aux seules exhortations de la voix du cocher. La logique voudrait que ce
destrier correspondît à la partie de l'âme susceptible de
venir au renfort de la raison, mais également, si elle est
débordée, de suppléer à la partie concupiscible :
il s'agit du thumos. Un second cheval progresse à ses
côtés sous le joug du cocher. Lui est décrit aux antipodes
du précédent, tant physiquement que par son caractère.
Gêné dans sa contenance, il est « épais, de formes
grossières, la tête massive, le col court, la face plate, la peau
noire, les yeux glauques et veinés de sang, les oreilles velues et
sourdes, toujours plein de colère et de vanité, n'obéit
qu'avec peine au fouet et à l'aiguillon »375. Pareil
tableau suggère que ce coursier réfère à la partie
de l'âme responsable du désir irrationnel :
l'épitumétikon.
Le cocher, pour sa part, doit prendre l'ascendant sur ses deux
destriers pour diriger le char ; il correspond à la partie rationnelle
de l'âme chargée, pour le meilleur, de gouverner aux autres : il
figure le logistikon. L'analogie pourrait donc être
analysée, décomposée, de la manière suivante :
371 ibid., 246c.
372 zbid, 246b.
373 /bid" 246a.
374 /bid" 253e.
375 /M d" 254a.
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Parties de l'âme
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Logistikon
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Thumos
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Épithumetikon
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Éléments de l'attelage
|
Cocher
|
Cheval docile
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Cheval rétif
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Chaque fois qu'un désir vient à poindre, que la
vue d'un objet propre à exciter l'amour embrase l'âme du cocher,
tandis que le cheval docile se retient contre son mouvement et reste digne, le
cheval impétueux déploie toutes ses forces à
entraîner le char vers l'objet désiré, et manque
incessamment de le faire chavirer. Chez qui le cocher est exercé et
mène bien son attelage, le bon cheval se fera un allié pour la
raison et ne cédera pas aux tentations. Chez qui l'attelage sera mal
gouverné, sa résistance sera vaine et le cheval rétif,
image du désir irrationnel, l'emportera à terme, causant «
les disgrâces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le
joug et au cocher, les entraîne vers l'objet de ses désirs et
après une volupté toute sensuelle »376. Recourant
à l'allégorie, Platon avance ainsi une définition de
l'homme juste comme étant celui en qui les trois parties de l'âme
composent une harmonie hiérarchisée : soumettre le désir
au courage et le courage à la raison s'énonce alors comme un
défi éthique et plus encore, comme un programme à
observer.
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