b. La République
Un autre texte qui devra retenir notre attention sera la
République, qui déploie le motif de la tripartition en
lui prêtant une structure dynamique et dialectique. Nous retrouvons ainsi
les trois parties de l'âme telle que déclinées dans le
Phèdre. Au sujet des deux premières, du logistikon
et de l'épithumetikon, Socrate affirme que nous avons
« raison de penser que ce sont deux principes distincts l'un de l'autre,
et d'appeler raisonnable cette partie de l'âme par laquelle elle raisonne
; et déraisonnable, siège du désir, compagne des
excès et des voluptés, cette autre partie de l'âme qui
aime, qui a faim et soif, qui est la proie de tous les désirs
»361. Quant à l'ardeur qui sert d'intermédiaire
entre ces deux principes, celle-ci est présentée comme «
l'auxiliaire naturel de la raison, à moins qu'elle n'ait
été corrompue par une mauvaise éducation ». Ayant son
siège dans le coeur362, elle
35° « Quand un Grec de l'époque
archaïque versait des liquides dans un tube entre les dents d'un cadavre
en décomposition, nous ne pouvons que dire qu'il se gardait bien, et
pour cause, de savoir ce qu'il faisait ; ou encore, pour l'exprimer plus
abstraitement, qu'il ignorait la distinction entre le cadavre et l'âme --
qu'il agissait comme s'ils étaient « consubstantiels ».
D'avoir formulé cette distinction avec clarté et
précision, d'avoir démêlé l'âme d'avec le
cadavre, est assurément une réalisation des poètes
homériques [...] Mais il ne faut pas supposer que la distinction, une
fois exprimée, ait été universellement, ni même
généralement reçue » (E. R. Dodds, Les Grecs et
l'irrationnel, chap. V : « Les chamans grecs », Berkeley,
Champs-Flammarion, 1997, p. 141).
360 W. K. Guthrie, Orphée et la religion
grecque. Etude sur la pensée orphique, trad. S. M. Guillemin,
Paris, Payot, 1956.
361 Platon, République, L. IV,
439d.
362 Ibid., 440b. La notice que P. Chantraine consacre
à la notion de « thumos» dans son Dictionnaire
étymologique de la langue grecque, t. II, Paris, Klincksieck, 1970,
p. 446, stipule que ce principe se référerait à «
l'âme, le coeur, en tant que principe de vie [... ] ; ardeur, courage,
siège des sentiments et notamment de la colère ». Et
d'ajouter que « chez Platon, le thumos ou thumoidès
est l'une des trois parties de l'âme, siège des passions
nobles ».
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constitue nécessairement la troisième partie de
l'âme, et sert de médiation entre les deux
précédentes363.
Cette psychologie établie, Platon se fera fort de
conférer une dimension politique à ces principes en tissant une
analogie entre le bon gouvernement de l'âme et le bon gouvernement de la
cité. Cette méthode macrogrammatique ou paradigmatique permet de
concevoir l'harmonie de la cité sur le modèle de l'âme
humaine :
Si l'on ordonnait à des gens qui n'ont pas la vue
très perçante de lire au loin des lettres tracées en
très petits caractères, et que l'un d'eux se rendît compte
que ces mêmes lettres se trouvent tracées ailleurs en gros
caractères sur un plus grand espace, ce leur serait, j'imagine, une
bonne aubaine de lire d'abord les grandes lettres, et d'examiner ensuite les
petites pour voir si ce sont les mêmes. [..] La justice, affirmons-nous,
est un attribut de l'individu, mais aussi de la cité entière
[...] Or, la cité est plus grande que l'individu [..] Peut-être
donc, dans un cadre plus grand, la justice sera-t-elle plus grande et plus
facile à étudier. Par conséquent, si vous le voulez, nous
chercherons d'abord la nature de la justice dans les cités ; ensuite
nous l'examinerons dans l'individu, de manière à apercevoir la
ressemblance de la grande dans la forme de la petite. 364
Au risque d'employer un terme anachronique, on pourrait
avancer que la description de la polis bien ordonnée consiste
en une «projection » de l'âme bien ordonnée. Bien plus :
non content d'être le reflet l'un de l'autre à la manière
dont se dessine une figure fractale, un hologramme, l'ordonnancement de la
cité influence jusqu'au caractère de l'homme qui y réside
tout comme cet homme qui y réside influence l'âme de la
cité, formant ainsi une sorte de cercle vertueux. Les lois sont à
l'image des citoyens. Ce qui rend l'individu juste rend l'État juste ;
par contraposition, l'État dans lequel vit un individu dont l'âme
sera mal ordonnée, disharmonieuses, héritera des mêmes
vices.
On distinguera en conséquence trois sortes d'individus
-- ou, sur le plan du mythe, trois races d'hommes365 -- selon qu'en eux
prédominera le logos, le thumos ou
l'épitumétikon. Notons que c'est
précisément dans cette troisième catégorie que
Platon range sans hésiter les Égyptiens. Ce qu'il fait sans
ambages, à trois reprises au moins, et dans des oeuvres aussi
différentes et aussi éloignées chronologiquement que la
République et les Lois. Ainsi lit-on dans la
République qu'« il serait ridicule
363 Platon, République, L. IV, 440e.
364 Platon, République, L. I, 368d.
365 ibid., 415a, 447b, 581c, passim.
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de prétendre que cette énergie passionnée
qu'on attribue à certains peuples, comme les Thraces, les Scythes et en
général les habitants du nord, ou ce goût de l'instruction
qu'on peut croire naturel aux habitants de ce pays, ou cette avidité de
gain qui caractérise les Phéniciens et les Égyptiens,
n'ont pas passé de l'individu dans l'État »366.
Ce qui laisse incidemment penser que l'Égypte de l'époque ne
saurait constituer aux yeux de Platon un État bien gouverné.
Inversement, la politeia parfaite ne pourra s'obtenir
que par la domination du meilleur : « N'appartient-il pas à la
raison de commander, puisque c'est en elle que réside la sagesse, et
qu'elle est chargée de veiller sur l'âme tout entière ? Et
n'est-ce pas à la colère d'obéir et de la seconder ?
»367. De la même manière qu'en l'homme juste, la
partie rationnelle (logos) doit guider l'âme,
suppléée par l'ardeur (thumos), et dominer les
appétits, de même la belle cité doit être
gouvernée par les hommes du logos : par les gardiens ou
même, selon les Lois 368, par un «
collège nocturne », voire par un putatif philosophe-roi ou un
roi-philosophe comme le prescrit la Lettre VII 369 En vertu
de la correspondance ou du parallélisme qui existe entre l'individu et
la cité, la loi rendra la cité d'autant plus stable que la nature
aura fait davantage prédominer dans l'âme de celui-là sa
partie rationnelle.
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