a. Dans le Timée
Le nom de « Neith » est une transposition directe de
l'Égyptien Nt ; il s'agit d'une déesse que Grecs et
Égyptiens ensemble identifient à Athéna : « pour ceux
de cette cité314 la déesse fondatrice a pour nom, en
égyptien, Neith et, en grec à ce qu'ils disent, Athéna
»315 Notons ceci de remarquable que la prononciation de «
Neith » et « Athéna », à cette époque, est
quasi similaire, favorisant d'autant leur amalgame. Pour autant, fort rares
sont les auteurs, comme le remarque P. Marestaing316, à avoir
usé comme Platon de son nom égyptien. La grande majorité
des auteurs faisant mention de la déesse de Saïs,
d'Hérodote317 à Pausanias318 en passant par
Plutarque319 et Cicéron320, l'évoquent sous
son nom grec.
314 La « cité » en question désigne le
grand centre religieux de Saïs, devenue « Sais » sous la plume
de Platon. Cette dénomination rend compte de manière
phonétique de l'égyptien S3w, « Saou ».
315 Platon, Timée, 21e.
316 P. Marestaing, Les écritures égyptiennes et
l'antiquité classique, Paris, Paul Geuthner, 1915, p. 34.
317 Hérodote, L'Enquête, L. II, 28, 56,
170, 176.
318 Pausanias, Périégèse ou
Description de la Grèce, L. II, 36.
319 Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres,
t. I : Vie de Solon, et idem, De Iside et Osiride, Traité
d'Isis et d'Osiris L. X, 9, 32, 62.
328 Cicéron, De natura deorum. De la nature des dieux, L.
III, 23.
104
L'emploi des noms communs originaux est moins courant dans les
dialogues que celui des noms propres ; l'on n'en relève toutefois un
certain nombre d'occurrences. Platon retient les termes « exotiques »
de produits égyptiens, parmi lesquels l'huile de ricin, appelée
« kiki »321, renvoyant à l'égyptien «
k3k3 ». Huile dont Diodore offre le mode d'emploi : « [les
Égyptiens] se servent, pour entretenir la lumière de leurs
lampes, au lieu d'huile, d'une liqueur grasse extraite d'une plante
appelée par eux kiki »322. Il est
néanmoins loin d'être certain que ce vocable soit une
découverte de Platon, dans la mesure où il figure
déjà chez Hérodote323. Quant à l'«
ibis », constituant l'une des représentations de Thot, il s'agit
bien évidemment aussi d'un terme d'origine égyptienne.
b. Dans le Phèdre
Platon évoque, dans le Phèdre
324 et le Philèbe 325, le mythe de
« Theuth » dont il fait l'inventeur et le patron des arts, des
lettres (grammata), de la phonétique, et de tout ce que nous
dirions aujourd'hui relever des sciences exactes (mathématiques,
géométrie, astronomie, etc.). Le « Theuth » platonicien
a pour équivalent en égyptien hiéroglyphique le
théonyme Dhwty, «Djéhouty », qui donne en
copte (égyptien tardif vocalisé) « Thoout », «
Thot », « Thaut ». C'est à Hermès que ce
maître ès sagesse fut assimilé dans le panthéon
grec. Or, pas plus qu'il ne le fait pour Neith, Platon, quelles qu'aient
été ses intentions, n'use du nom grec de cette divinité.
On relèvera effectivement avec F. Zucker326 que cette
orthographe particulière, typiquement égyptienne, est
étrangère à la phonétique grecque. La même
remarque peut être reconduite au sein du même dialogue pour ce qui
concerne la mention du pharaon Thamous327. Le nom « Thamous
» pourrait dériver -- mais ce n'est qu'une hypothèse parmi
d'autres -- de l'anthroponyme Thoutmès ou Thoutmosis,
en égyptien ancien «Dhwty-ms », littéralement
« Thoth est né ». Il s'agit là encore d'une
transposition directe du nom royal que portèrent quatre rois de la
XVIIIe dynastie ; parmi ceux, précisément, qui
contribuèrent le plus à l'éclat et à la
renommée de Thèbes et d'Amon de Karnak328.
321 Platon, Trimée, 60a.
322 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique,
L. I, 34.
323 Hérodote, L'Enquête, L. II, 94.
324 Platon, Phèdre, 274c-275b.
325 Platon, Philèbe, 18b.
326 F. Zucker, Athen und Aegypten bis auf den Beginn der
hellenistischer Zeit, Festschrift Schubart, 1950, p. 146-165.
327 Platon, Phèdre, 274d.
328 T. Obenga, L'Égypte, la Grèce et l'école
d'Alexandrie, Paris, L'Harmattan, 2005.
105
Le dossier du voyage
Platon fait ainsi montre au sujet de l'Égypte de
connaissances hétéroclites, parfois étonnamment
précises329. Ces connaissances disséminées dans
ses dialogues relèvent de domaines disparates, parmi lesquels l'histoire
et la géographie33o, la culture et les arts331, la
musique332 la religion et la mythologie333,
l'organisation sociale et les institutions politiques334, les
méthodes d'enseignement335, etc. D'autres allusions éparses
renvoient au sacerdoce d'Achoris, aux pratiques d'embaumement, au « dieu
chien » Anubis, au prix de la traversée d'Athènes jusqu'au
delta du Nil et même aux élevages de poissons sur les rives
nilotiques336 Platon possède aussi une certaine connaissance
de la Haute-Égypte, comme en attestent ces précisions sur la
cité de Thèbes qu'il dit être la patrie du dieu Ammon et
une ancienne capitale de l'empire337. A l'époque où il
rédige ses dialogues, l'auteur disposait donc effectivement de
renseignements inédits, ne figurant dans aucun témoignage
écrit d'un autre grec qui nous soit parvenu, qu'il s'agisse
d'historiens, de chroniqueurs, de dramaturges ou bien encore de philosophes de
ses amis. Tant et si bien que l'on se trouve en dernière analyse,
fondé à supputer que Platon les a recueillis sur place, en se
rendant lui-même en terre des pharaons.
Certains commentateurs dans le sillage de J. Kerschensteiner
suggèrent toutefois qu'il aurait pu avoir accès à une
source livresque qui se serait égarée ou qu'il aurait « omis
» de mentionner. Il est vrai, pour le reste, que l'art rhétorique
de Platon est extrêmement subtil ; et s'il sait feindre avec brio le
naturel dans la conversation, ses paroles sont parfois à double entente,
et ne revêtent pas la même signification selon les interlocuteurs.
Ce que Platon passe sous silence est parfois tout aussi
révélateur que ce qu'il dit explicitement338. C'est
que, comme l'avait bien mis en lumière Helmut von den
329 Cf. K. Svoboda, op. cit., p. 31-38 et H. von den
Steinen, « Plato in Egypt », dans Bulletin of the Faculty of Arts
(BFAC), Fouad I University, vol. XIII, Le Caire, 1951.
338 Platon, Phèdre, 257d ; Timée,
21e.
331 Platon, Timée; Lois; Epinomis, passim.
332 Platon, Lois, L. VII, 799a-b.
333 Platon, Phèdre, 274 c sq. ; Timée,
21d-22d ; Philèbe, 18b ; Lois, L. II, 657b.
334 Platon, Timée, 26b sq. ; Politique,
290 d-e. 338 Platon, Lois, L. VII, 819 b-c.
336 « Ceci, dont tu as, je pense, entendu parler maintes
fois. Car je sais bien qu'évidemment tu n'as pas pu voir de tes yeux les
poissons qu'on élève au bord du Nil ou dans les étangs du
grand roi [le roi de Perse]. Mais peut-être en auras-tu vu dans des
fontaines ? » (Platon, Politique, 264 b-c, trad. A.
Diès).
337 Platon, Phèdre, 274d. Sur Thamus/Thamous
et Ammon, cf. Hérodote, L 'Enquête, L. II, 42 et
Plutarque, De Iside et Osiride, Traité d'Isis et d'Osiris, L.
X, 9.
338 Cf. J.-L. Périllié (dir.), Platon et les
pythagoriciens, Cahiers de philosophie Ancienne n°20, Bruxelles,
Editions Ousia, 2008.
106
Steinen, Platon suggère aux initiés bien
davantage qu'il n'en dit au profane339. A supposer qu'il y ait bien
dans les Dialogues des références à un auteur auquel
Platon aurait emprunté la plupart des informations qu'il y
délivre à propos de l'Égypte, quel pourrait être cet
auteur ? Heidel avance qu'il pourrait bien s'agir d'Hippias34o Cette
objection peut être combattue par trois voies différentes.
D'abord, en faisant voir que si Hippias pouvait effectivement instruire Platon
en matière politique et scientifique, l'extrême diversité
des informations inédites qui apparaissent dans ses dialogues ne peut
être comptable d'une source aussi spécialisée. Rien dans
cette objection, qui ne remette en cause de manière conséquente
le voyage de Platon. Ensuite, qu'une semblable hypothèse n'est
étayée par aucun document, aucune doxographie ; elle est toute
arbitraire. Et cela contrairement au voyage de Platon, pour litigieux que
soient les documents et témoignages dont il a fait l'objet. Bien pis :
supputer un informateur caché qui aurait dispensé Platon de se
rendre en Égypte nous obligerait enfin à réfuter
scrupuleusement et un à un, d'Hermodore à Strabon en passant par
Cicéron, chacun des témoignages attestant ce voyage. Ce qui ne
serait guère économique, et nous mettrait en porte-à-faux
avec le principe du rasoir d'Occam. Arguer des divergences entre ces
témoignages ne serait pas une stratégie beaucoup plus pertinente.
Nul ne remet en doute l'existence historique d'un Socrate maître de
Platon au prétexte que le portrait que nous en ont légué
Aristophane et Xénophon diffèrent de manière
significative.
Synthèse
Le contexte politique, géographique et culturel des
relations gréco-égyptiennes, les témoignages directs ou
indirects d'auteurs se référant aux pérégrinations
de Platon, à quoi s'ajoutent les allusions et références
inédites à l'Égypte pharaonique dans ses propres dialogues
; tout cela, et plus encore, laisse à penser que Platon a
véritablement voyagé en Égypte. Ce point est capital pour
ce qui concerne notre problématique. Il n'y aurait aucun sens à
rapprocher les dialogues de Platon de corpus égyptiens s'il n'y avait
eu, d'une manière ou d'une autre, contact entre ces deux corps de
doctrine. Une seule même caractéristique peut apparaître
dans un contexte évolutif en deux lieux différents et, cependant,
n'impliquer aucune filiation. Nous tenons au contraire à un
modèle diffusionniste. Corroborer ainsi le voyage de Platon apparaissait
dès lors comme un préalable nécessaire. Ce postulat lui
seul nous autorise à justifier l'assomption d'hypothèses
concernant la possible influence ou le possible usage que fait Platon de
traditions égyptiennes. Reste à savoir de quelles conceptions
précises il est question.
339 H. von den Steinen, « The Symbolism of the Initial
Hint in Plato's Dialogues», dans Bulletin of Faculty of Arts (BFAC), Fouad
I University, vol. XI, Le Caire, 1949, p. 29-62.
340 W. A. Heidel, Hecataeus and the Egyptian
Priests in Herodotus, Book II, Memoirs of the American Academy of Arts and
Sciences, vol. XVIII, part. 2, Boston, 1935, p. 89.
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C'est à déterminer quels pourraient être ces
emprunts que nous allons donc consacrer la suite de notre enquête.
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