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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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a. Dans le Timée

Le nom de « Neith » est une transposition directe de l'Égyptien Nt ; il s'agit d'une déesse que Grecs et Égyptiens ensemble identifient à Athéna : « pour ceux de cette cité314 la déesse fondatrice a pour nom, en égyptien, Neith et, en grec à ce qu'ils disent, Athéna »315 Notons ceci de remarquable que la prononciation de « Neith » et « Athéna », à cette époque, est quasi similaire, favorisant d'autant leur amalgame. Pour autant, fort rares sont les auteurs, comme le remarque P. Marestaing316, à avoir usé comme Platon de son nom égyptien. La grande majorité des auteurs faisant mention de la déesse de Saïs, d'Hérodote317 à Pausanias318 en passant par Plutarque319 et Cicéron320, l'évoquent sous son nom grec.

314 La « cité » en question désigne le grand centre religieux de Saïs, devenue « Sais » sous la plume de Platon. Cette dénomination rend compte de manière phonétique de l'égyptien S3w, « Saou ».

315 Platon, Timée, 21e.

316 P. Marestaing, Les écritures égyptiennes et l'antiquité classique, Paris, Paul Geuthner, 1915, p. 34.

317 Hérodote, L'Enquête, L. II, 28, 56, 170, 176.

318 Pausanias, Périégèse ou Description de la Grèce, L. II, 36.

319 Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres, t. I : Vie de Solon, et idem, De Iside et Osiride, Traité d'Isis et d'Osiris L. X, 9, 32, 62.

328 Cicéron, De natura deorum. De la nature des dieux, L. III, 23.

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L'emploi des noms communs originaux est moins courant dans les dialogues que celui des noms propres ; l'on n'en relève toutefois un certain nombre d'occurrences. Platon retient les termes « exotiques » de produits égyptiens, parmi lesquels l'huile de ricin, appelée « kiki »321, renvoyant à l'égyptien « k3k3 ». Huile dont Diodore offre le mode d'emploi : « [les Égyptiens] se servent, pour entretenir la lumière de leurs lampes, au lieu d'huile, d'une liqueur grasse extraite d'une plante appelée par eux kiki »322. Il est néanmoins loin d'être certain que ce vocable soit une découverte de Platon, dans la mesure où il figure déjà chez Hérodote323. Quant à l'« ibis », constituant l'une des représentations de Thot, il s'agit bien évidemment aussi d'un terme d'origine égyptienne.

b. Dans le Phèdre

Platon évoque, dans le Phèdre 324 et le Philèbe 325, le mythe de « Theuth » dont il fait l'inventeur et le patron des arts, des lettres (grammata), de la phonétique, et de tout ce que nous dirions aujourd'hui relever des sciences exactes (mathématiques, géométrie, astronomie, etc.). Le « Theuth » platonicien a pour équivalent en égyptien hiéroglyphique le théonyme Dhwty, «Djéhouty », qui donne en copte (égyptien tardif vocalisé) « Thoout », « Thot », « Thaut ». C'est à Hermès que ce maître ès sagesse fut assimilé dans le panthéon grec. Or, pas plus qu'il ne le fait pour Neith, Platon, quelles qu'aient été ses intentions, n'use du nom grec de cette divinité. On relèvera effectivement avec F. Zucker326 que cette orthographe particulière, typiquement égyptienne, est étrangère à la phonétique grecque. La même remarque peut être reconduite au sein du même dialogue pour ce qui concerne la mention du pharaon Thamous327. Le nom « Thamous » pourrait dériver -- mais ce n'est qu'une hypothèse parmi d'autres -- de l'anthroponyme Thoutmès ou Thoutmosis, en égyptien ancien «Dhwty-ms », littéralement « Thoth est né ». Il s'agit là encore d'une transposition directe du nom royal que portèrent quatre rois de la XVIIIe dynastie ; parmi ceux, précisément, qui contribuèrent le plus à l'éclat et à la renommée de Thèbes et d'Amon de Karnak328.

321 Platon, Trimée, 60a.

322 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, L. I, 34.

323 Hérodote, L'Enquête, L. II, 94.

324 Platon, Phèdre, 274c-275b.

325 Platon, Philèbe, 18b.

326 F. Zucker, Athen und Aegypten bis auf den Beginn der hellenistischer Zeit, Festschrift Schubart, 1950, p. 146-165.

327 Platon, Phèdre, 274d.

328 T. Obenga, L'Égypte, la Grèce et l'école d'Alexandrie, Paris, L'Harmattan, 2005.

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Le dossier du voyage

Platon fait ainsi montre au sujet de l'Égypte de connaissances hétéroclites, parfois étonnamment précises329. Ces connaissances disséminées dans ses dialogues relèvent de domaines disparates, parmi lesquels l'histoire et la géographie33o, la culture et les arts331, la musique332 la religion et la mythologie333, l'organisation sociale et les institutions politiques334, les méthodes d'enseignement335, etc. D'autres allusions éparses renvoient au sacerdoce d'Achoris, aux pratiques d'embaumement, au « dieu chien » Anubis, au prix de la traversée d'Athènes jusqu'au delta du Nil et même aux élevages de poissons sur les rives nilotiques336 Platon possède aussi une certaine connaissance de la Haute-Égypte, comme en attestent ces précisions sur la cité de Thèbes qu'il dit être la patrie du dieu Ammon et une ancienne capitale de l'empire337. A l'époque où il rédige ses dialogues, l'auteur disposait donc effectivement de renseignements inédits, ne figurant dans aucun témoignage écrit d'un autre grec qui nous soit parvenu, qu'il s'agisse d'historiens, de chroniqueurs, de dramaturges ou bien encore de philosophes de ses amis. Tant et si bien que l'on se trouve en dernière analyse, fondé à supputer que Platon les a recueillis sur place, en se rendant lui-même en terre des pharaons.

Certains commentateurs dans le sillage de J. Kerschensteiner suggèrent toutefois qu'il aurait pu avoir accès à une source livresque qui se serait égarée ou qu'il aurait « omis » de mentionner. Il est vrai, pour le reste, que l'art rhétorique de Platon est extrêmement subtil ; et s'il sait feindre avec brio le naturel dans la conversation, ses paroles sont parfois à double entente, et ne revêtent pas la même signification selon les interlocuteurs. Ce que Platon passe sous silence est parfois tout aussi révélateur que ce qu'il dit explicitement338. C'est que, comme l'avait bien mis en lumière Helmut von den

329 Cf. K. Svoboda, op. cit., p. 31-38 et H. von den Steinen, « Plato in Egypt », dans Bulletin of the Faculty of Arts (BFAC), Fouad I University, vol. XIII, Le Caire, 1951.

338 Platon, Phèdre, 257d ; Timée, 21e.

331 Platon, Timée; Lois; Epinomis, passim.

332 Platon, Lois, L. VII, 799a-b.

333 Platon, Phèdre, 274 c sq. ; Timée, 21d-22d ; Philèbe, 18b ; Lois, L. II, 657b.

334 Platon, Timée, 26b sq. ; Politique, 290 d-e. 338 Platon, Lois, L. VII, 819 b-c.

336 « Ceci, dont tu as, je pense, entendu parler maintes fois. Car je sais bien qu'évidemment tu n'as pas pu voir de tes yeux les poissons qu'on élève au bord du Nil ou dans les étangs du grand roi [le roi de Perse]. Mais peut-être en auras-tu vu dans des fontaines ? » (Platon, Politique, 264 b-c, trad. A. Diès).

337 Platon, Phèdre, 274d. Sur Thamus/Thamous et Ammon, cf. Hérodote, L 'Enquête, L. II, 42 et Plutarque, De Iside et Osiride, Traité d'Isis et d'Osiris, L. X, 9.

338 Cf. J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008.

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Steinen, Platon suggère aux initiés bien davantage qu'il n'en dit au profane339. A supposer qu'il y ait bien dans les Dialogues des références à un auteur auquel Platon aurait emprunté la plupart des informations qu'il y délivre à propos de l'Égypte, quel pourrait être cet auteur ? Heidel avance qu'il pourrait bien s'agir d'Hippias34o Cette objection peut être combattue par trois voies différentes. D'abord, en faisant voir que si Hippias pouvait effectivement instruire Platon en matière politique et scientifique, l'extrême diversité des informations inédites qui apparaissent dans ses dialogues ne peut être comptable d'une source aussi spécialisée. Rien dans cette objection, qui ne remette en cause de manière conséquente le voyage de Platon. Ensuite, qu'une semblable hypothèse n'est étayée par aucun document, aucune doxographie ; elle est toute arbitraire. Et cela contrairement au voyage de Platon, pour litigieux que soient les documents et témoignages dont il a fait l'objet. Bien pis : supputer un informateur caché qui aurait dispensé Platon de se rendre en Égypte nous obligerait enfin à réfuter scrupuleusement et un à un, d'Hermodore à Strabon en passant par Cicéron, chacun des témoignages attestant ce voyage. Ce qui ne serait guère économique, et nous mettrait en porte-à-faux avec le principe du rasoir d'Occam. Arguer des divergences entre ces témoignages ne serait pas une stratégie beaucoup plus pertinente. Nul ne remet en doute l'existence historique d'un Socrate maître de Platon au prétexte que le portrait que nous en ont légué Aristophane et Xénophon diffèrent de manière significative.

Synthèse

Le contexte politique, géographique et culturel des relations gréco-égyptiennes, les témoignages directs ou indirects d'auteurs se référant aux pérégrinations de Platon, à quoi s'ajoutent les allusions et références inédites à l'Égypte pharaonique dans ses propres dialogues ; tout cela, et plus encore, laisse à penser que Platon a véritablement voyagé en Égypte. Ce point est capital pour ce qui concerne notre problématique. Il n'y aurait aucun sens à rapprocher les dialogues de Platon de corpus égyptiens s'il n'y avait eu, d'une manière ou d'une autre, contact entre ces deux corps de doctrine. Une seule même caractéristique peut apparaître dans un contexte évolutif en deux lieux différents et, cependant, n'impliquer aucune filiation. Nous tenons au contraire à un modèle diffusionniste. Corroborer ainsi le voyage de Platon apparaissait dès lors comme un préalable nécessaire. Ce postulat lui seul nous autorise à justifier l'assomption d'hypothèses concernant la possible influence ou le possible usage que fait Platon de traditions égyptiennes. Reste à savoir de quelles conceptions précises il est question.

339 H. von den Steinen, « The Symbolism of the Initial Hint in Plato's Dialogues», dans Bulletin of Faculty of Arts (BFAC), Fouad I University, vol. XI, Le Caire, 1949, p. 29-62.

340 W. A. Heidel, Hecataeus and the Egyptian Priests in Herodotus, Book II, Memoirs of the American Academy of Arts and Sciences, vol. XVIII, part. 2, Boston, 1935, p. 89.

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C'est à déterminer quels pourraient être ces emprunts que nous allons donc consacrer la suite de notre enquête.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote