b. « Par notre dieu Ammon »
Outre cette référence, on trouve encore, dans le
dialogue du Politique une allusion du même tonneau à un
dieu égyptien. H s'agit là encore d'une référence
ou sous forme de juron, prononcé par Théodore de Cyrène,
mathématicien grec, précepteur de Platon et pythagoricien dans
l'âme, qui s'illustra entre autres choses grâce à ses
découvertes sur les nombres irrationnels et sur les incommensurables299
: « Par notre dieu Ammon, voilà qui est bien parler, Socrate, et
justement, et tu as vraiment de la présence d'esprit de me reprocher
cette faute de calcul. Je te revaudrai cela une autre fois. Pour toi,
étranger, ne te lasse pas de nous obliger, continue et choisis d'abord
entre le politique et le philosophe, et, ton choix fait, développe ton
idée »300 Théodore précise bien qu'il
s'agit là de son dieu -- l'un de ses dieux -- ; ce qui peut
être interprété comme une référence au fait
que Jupiter-Ammon avait son oracle en Libye ; que donc ses offices avaient lieu
principalement dans l'actuelle Cyrénaïque dont Théodore
était originaire. S'il est certain qu'en ces deux occasions, Platon
invoque les dieux égyptiens sur une modalité
blasphématoire et passionnelle, il ne sera pas question pour nous d'en
discuter les ressorts philosophiques. Nous renvoyons pour cette enquête
notre lecteur à l'étude d'A. Lefka301, nous
contentant, pour nous, de remarquer qu'il s'agit à chaque fois pour
notre auteur de « recadrer », de « sanctionner » une
dérive manifeste par rapport à la règle -- que cette
règle fut, en dernière instance, de nature
épistémologique ou morale302 -- : soit que l'un des
interlocuteurs s'écarte
299 Platon fait référence à ses
enseignements à l'occasion du Théétète. Il
fait ainsi dire à Socrate, son double dramatique, que «
Théodore nous [de qui ce « nous » est-il pronom ?] avait
tracé quelques figures à propos des racines et nous avait
montré que celles de 3 pieds et de 5 pieds ne sont point pour la
longueur commensurables avec celle d'un pied, et, les prenant ainsi, l'une
après l'autre, il était allé jusqu'à celle de 17
pieds et il s'était, je ne sais pourquoi, arrêté là
» (Platon, Théétète, 148c-150a). Platon, qui
n'est pas né de la dernière pluie, sait pertinemment pourquoi son
maître s'était « arrêté là »... Pour
un essai de reconstitution de la doctrine authentique de Théodore de
Cyrène et sur la question de son rapport (et de son apport) à la
philosophie pythagoricienne, cf. L. Robin, La pensée grecque et les
origines de l'esprit scientifique, Paris, Albin Michel, L'évolution
de l'humanité, 1973, p. 199 seq.
300 Platon, Politique, 257b.
301 A. Lefka, « Par Zeus ! Les jurons de
Platon », dans Revue de Philosophie Ancienne, n°21,
Bruxelles, 2003, p. 36 (« par Ammon ») et p. 44-45 (« par le
chien »). Voir également J. Lallemand, Le mécanisme des
jurons dans la Grèce antique, t. I, mémoire de
l'université de Liège, Liège, 1968.
3°2 Ce qui, considéré à l'aune de
l'intellectualisme de Platon, revient au même : la connaissance du bien
implique le bien-agir : « nul n'est méchant volontairement »
décrète Socrate dans le Gorgias (Platon, Gorgias
499e). On retrouve également cette conception dans les Sagesses de
l'Égypte antique : « Je veux te faire connaître le vrai dans
ton esprit, en sorte que tu fasses le juste devant toi... » annonce
l'auteur du Papyrus Chester Beatty IV, vers 1200 avant J.-C. Comme l'ont
respectivement fait remarquer P.-M. Foucault et P. Hadot la connaissance
jusqu'à l'époque moderne « transforme » le sujet ;
sujet qui se construit, qui s' « auto-réalise », se «
subjective » en relation avec cette connaissance. La connaissance n'est
pas encore cette chose désincarnée et extérieure au sujet
connaissant qui cependant la fonde, qu'elle allait devenir avec Kant et
Descartes. Ce serait, de même, l'une des plus importantes ruptures
engagée par Saint Augustin, et reconduite par un Rousseau auteur du
Discours sur les sciences et les arts, que d'avoir opéré
l'autonomisation de la
98
du sujet ou de la méthode convenue pour l'entretien,
soit qu'il s'agisse de réprouver l'amoralisme opportuniste de l'individu
mû uniquement par ce qu'il croit être son
intérêt. Le dieu Ammon est ainsi mentionné dans le contexte
d'un «juste rappel », selon les mots de Théodore, à la
faveur duquel Socrate convie l'intéressé à en revenir
à la méthode dialectique pour entreprendre, après
s'être penché sur le cas du sophiste, de définir l'homme
politique. Quant au « dieu chien », il pointe le bout de sa queue au
détour d'un argumentaire visant à faire valoir la « juste
punition » d'une faute, d'un crime ou d'un comportement
répréhensible, que celui-ci soit sanctionné par la justice
humaine ou par un tribunal divin. Les dieux de l'Égypte sont, en tout
état de cause, dans la vision de Platon, des redresseurs de torts.
Le négoce égyptien
Platon étrille à plusieurs reprises la
cupidité des Égyptiens, un peuple selon lui
caractérisé par l'attrait des richesses. Il cultive
également certaines idées peu élogieuses sur les «
enfants du Nil ». Dans la taxinomie des caractères qu'il
élabore dans la République sur un modèle
très pythagoricien, il fait de « l'amour de l'argent » un
trait typique des Égyptiens, lors même qu'il fait de «
l'amour du savoir » le propre des habitants de la Grèce :
N'est-ce pas une nécessité pour nous de
convenir que le caractère et les moeurs d'un État sont dans
chacun des individus qui le composent? Car évidemment c'est de
l'individu qu'ils ont passé dans l'État. En effet, il serait
ridicule de prétendre que cette énergie passionnée qu'on
attribue à certains peuples, comme les Thraces, les Scythes et en
général les habitants du nord, ou ce goût de l'instruction
qu'on peut croire naturel aux habitants de ce pays, ou cette avidité de
gain qui caractérise les Phéniciens et les Égyptiens,
n'ont pas passé de l'individu dans l'État. 303
connaissance et de l'éthique. Encore que cette liaison
typiquement socratique a semblé s'étioler au fil des dialogues de
Platon. La connaissance, pour rester l'aiguillon du bien en ce qui concerne le
philosophe, est relayée pour le commun des hommes par une conformation,
voire un conditionnement -- osons le mot, par un « dressage » --
à la règle morale à la faveur des lois, des mythes, des
arts et des activités de la cité réglementés par
ses gardiens. Cette dissymétrie entre le philosophe et le vulgaire
manifeste en un sens l'écart que semble peu à peu admettre notre
auteur entre l'homme idéal et l'homme empirique ; par où se
justifie l'instauration d'une sélection précoce d'une
élite dirigeante promise dans cette optique à une
éducation (initiation ?) plus avancée.
3°3 Platon, République, L. N,
435d-436b.
99
Platon condamne encore sans ménagement la matoiserie
des Phéniciens et des Égyptiens, peuples marchands par
excellence, dont la raison serait le caractère intéressé
de leurs occupations et leur cupidité :
À la condition qu'il y ait des lois et des
pratiques destinées à éliminer l'avarice et la
cupidité dans les âmes qui doivent en acquérir la
maîtrise largement et utilement, alors toutes ces disciplines
constitueront des instruments d'éducation aussi beaux que convenables.
Sinon, le résultat qu'on aura obtenu à son insu, en lieu et place
du savoir, c'est ce qu'on appelle la « rouerie », comme on peut le
constater à l'heure actuelle chez les Égyptiens, les
Phéniciens, et beaucoup d'autres peuples, et dont la cause et l'avarice
attachée à leurs autres occupations et notamment à leurs
activités commerciales, que ce résultat ait pour explication le
fait qu'un mauvais législateur ait pu les rendre ainsi, qu'un
fâcheux hasard ait fondu sur eux ou par quelque autre semblable influence
naturelle.304
Plus grave, ils négligeraient leur devoir
d'hospitalité, élément distinctif de tout être
civilisé :
Voilà bien en vertu de quelle loi il faut que
soient accueillis tous les étrangers, homme ou femme, venant d'un autre
pays et que soient reçus ceux des autres que nous envoyons à
l'étranger, honorant ainsi Zeus hospitalier au lieu de pratiquer dans
les repas et les sacrifices le « bannissement des étrangers »
ou même d'écarter les étrangers du pays par de sauvages
édits, comme le font aujourd'hui les nourrissons du
Nil.3°5
Concernant cette dernière remarque sur le manque
d'hospitalité des Égyptiens, sur la pratique de la
xénalasie, il est probable que Platon reprend ici des
stéréotypes tirés du Busiris d'Isocrate. Une
allusion subtile à la manière avec laquelle, selon l'auteur, le
pharaon éponyme traitait les étrangers3°6 Cette
référence aux moeurs égyptiennes ne saurait donc
être employée comme argument pour défendre la thèse
du voyage Platon en Égypte. Pour ce qui touche à la «
cupidité des Égyptiens », il est possible que Platon la
connaisse d'expérience. H se pourrait qu'il sache la dureté en
affaires de ce peuple marchand307, à supposer qu'il ait
lui-même dû négocier tout ou partie de sa cargaison à
Naucratis. Peut-être eût-il personnellement à se plaindre de
la « panourgia » des commerçants égyptiens.
Certains de ses biographes prétendent qu'il se serait effectivement
livré sur place au commerce des produits oliviers pour financer les
frais de son séjour. Froidefond, toutefois, ne partage pas cette
3°4 Platon, Lois, L. V, 747 c-d.
3°5 Platon, Lois, L. XII, 953 d-e.
3°6 Isocrate, Busiris, 24-29.
307 Platon, République, L. II, 381d
seq. ; Ion, 521e, Euthydème, 288b.
100
opinion, pour qui Platon « ne fait que refléter
l'opinion quasi unanime de ses compatriotes »308. Le spectacle
ordinaire de l'agora ou du Pirée offrait des Égyptiens, marchands
pour la plupart, une image peu flatteuse que Platon aurait pu extrapoler. Cette
induction active, s'ajoutant à toute une tradition littéraire
suffirait alors à expliquer le caractère très
général de son jugement. Pour ce qui concerne d'autre part les
aspects matériels du voyage de Platon, Froidefond allègue une
citation de Diogène Laërce, selon laquelle Platon aurait
levé des fonds dans l'entourage d'Eudoxe. Collecte ou tractations
marchandes, il n'en demeure pas moins que dans le premier cas Platon se trouve
en terre d'Égypte, dans le second se prépare à s'y
rendre.
Remarques sur l'éducation
Platon, s'il fustige la cupidité des Égyptiens,
tient en revanche l'Égypte pour un modèle dans le domaine
éducatif En témoigne l'intelligence dont les éducateurs
égyptiens font montre en enseignant l'arithmétique à leurs
enfants. Ils pratiquent pour ce faire une pédagogie ludique et
adaptée formant l'esprit à réagir de manière
expédiente en toute situation :
Il faut dire qu'un homme de condition libre doit
étudier au moins autant de chacune de ces disciplines qu'en apprend une
foule innombrable d'enfants en Égypte, en même temps qu'ils
apprennent à lire et à écrire. D 'abord en effet,
concernant les calculs, apprendre par jeu et avec plaisir des connaissances
inventées pour des enfants qui ne sont que des enfants, et comment se
font les répartitions naturelles [...j De même, c'est encore par
manière de jeu que les maîtres réussissent en un même
ensemble de gobelets d'or, de cuivre, d'argent ou d'une autre matière
semblable, ou qui les distribue en groupe de la même matière,
adaptant de la sorte un jeu, ainsi que je l'ai dit, les opérations de
l'arithmétique indispensables, et ceux afin de rendre les
élèves plus aptes aussi bien à régler un campement,
une marche et une expédition militaire qu'à administrer leur
maison ; et en général, ils rendent les hommes plus capables de
se tirer d'affaire d'eux-mêmes et plus
éveillés.3°9
L'enseignement accorde une place de première importance
au jeu et à la participation, privilégiée au
détriment des formes du cours magistral. L'élève apprend
(ou se souvient) incidemment ; et c'est de lui, à l'instar de l'esclave
dans le Ménon, qu'il tire les règles
élémentaires de la géométrie et des
mathématiques. Il est question de rendre l'homme « plus
éveillé », c'est-à-dire plus conscient. Le professeur
apparaît moins alors comme un « instituteur » (celui qui
institue) que comme un
3°8 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971. 3°9 Platon, Lois,
L. VII, 819b-c.
101
« accoucheur de vérité ». Il reprend
à son compte la fonction socratique et auxiliaire (plutôt que
formatrice) du questionneur maïeuticien. Use d'heuristiques et d'artifices
pour faire surgir la vérité. L'enfant par lui sollicité
découvre ou redécouvre les principes qui s'appliqueront par
déduction à d'autres champs d'activité. On reconnaît
ici la théorie platonicienne de la réminiscence, traduite en un
programme d'éducation pratique. Mais cette pédagogie est-elle
authentiquement platonicienne ? Platon n'aurait-il pas, plutôt que de
l'avoir imaginé puis projetée dans un cadre égyptien,
constaté en Égypte combien cette manière de
pédagogie correspondait à sa propre pensée ? La
paideia égyptienne ne serait plus alors une élaboration
ad-hoc, une simple expérience de pensée fabriquée
de toutes pièces pour les besoins de la démonstration, mais une
instanciation fortuite et exemplaire des conceptions anagogiques de
l'éducation prônée par notre auteur. Le fait est qu'en
dernière instance, l'on verrait mal comment Platon pourrait, sans en
avoir été le témoin oculaire, décrire avec autant
de détails l'apprentissage latent que les Égyptiens ont
élaboré pour enseigner l'arithmétique, ni peindre si
précisément les jeux éducatifs auxquels s'adonnent leurs
bienheureux élèves.
L'usage de termes égyptiens
C'est par les Grecs, et par la langue, et par le regard grec
que nous avons d'abord connu l'Égypte. La plupart des concepts que nous,
modernes, employons aujourd'hui pour désigner des réalités
égyptiennes en sont directement issus ; par conséquent aussi
notre vision de l'Égypte. Nous nous servons de racines grecques aussi
bien pour nous référer aux choses (telles que les
hiéroglyphes, les pyramides, le sphinx, le delta, les crocodiles, les
obélisques, etc.) qu'aux lieux (Héliopolis, Hermopolis,
Eléphantine, etc.). Et ce n'est encore rien dire du terme même d'
«Égypte », ni de son extension à l'ensemble du pays.
Les Égyptiens employaient notamment l'expression 1:13.t k3 Pth,
« Demeure du ka de Ptah » pour désigner Memphis,
mais non pas l'entièreté du territoire310 Et les noms
mêmes des pharaons n'ont survécu, avec leur dynastie, que
grâce à leur transposition en grec à travers la
classification du prêtre égyptien Manéthon311
Bien peu de termes du lexique égyptien ont été
310 Sur la question de l'« invention de l'Égypte
», cf. l'article de J. Cerny, « Language and Writing », dans J.
R. Harris (éd.), The Legacy ofEgypt, Oxford, Oxford University
Press, 1971, p. 204.
31 Officiant égyptien originaire de
Sebennytos, coeur politique de l'Égypte pharaonique sous l'égide
des Nectanébo, c'est à la discrétion de leurs successeurs
lagides que Manéthon, au IIIe siècle avant notre ère,
s'attelle à mettre en forme une Histoire de l'Égypte (e
yptiaca). De cette Histoire, comptant à l'origine trois
volumes, nous ne disposons plus que d'extraits fragmentaires sous forme de
citations, souvent tronquées ou déformées,
dispersées dans les oeuvres d'historiens et chroniqueurs tels que,
principalement, Flavius Josèphe au Ier siècle
après J.-C. (cf. Contra Apionem, L. I, 14, §73-92), Sextus
Julius Africanus vers 202 après J.-C. (cf. Chronographiai.
Chroniques universelles) et Eusèbe de Césarée vers
325 après J.-C. (cf. Pantodapè historia. Histoire
générale). C'est au moine byzantin Georges le Syncelle
(VIIIe siècle après J.-C.) que nous devons d'en avoir
proposé, à l'occasion de son Extrait de Chronographie (Ekloge
chronographias), une première compilation. La classification
dynastique des pharaons d'Égypte par Manethon, toujours utilisée
par les
102
conservés. Parmi les rares migrations de vocabulaire
dans le sens égyptien--grec, citons le mot « chimie »,
dérivé de Kémet, « la Noire »,
désignation de l'Égypte perçue comme le pays des
magiciens. Pour ce qui concerne le terme « papyrus » et contrairement
à une idée reçue, il n'est certainement pas d'origine
grecque, n'étant pas attesté avant l'oeuvre de
Theophraste312. Le géographe Strabon n'ignorait pas, en
l'occurrence, que le mot grec « oasis » venait de l'égyptien,
mais il fallut attendre le XXe siècle pour remonter jusqu'à son
étymon ouahet, qui signifie « chaudron ». Moins
connue, la provenance égyptienne des mots « gomme », «
ébène », « sac », « lis », «
phénix », « basalte », « albâtre »,
etc.313 Toujours est-il que les mots égyptiens passés
dans la langue grecque, et depuis la langue grecque, dans le français
contemporain, restent peu nombreux. Une telle situation traduit la puissante
influence de la culture grecque d'alors, capable d'imposer sa langue -- un
peu
égyptologues, peut encore être consultée
dans l'édition de F. Jacoby des Fragments d'historiens grecs, Die
Fragmente der griechischen Historiker, n°609, 610, Berlin-Leyde,
1923-1958. L'oeuvre de Manéthon est fondatrice à maints
égards. Le prêtre est réputé avoir été
le premier Égyptien à avoir proposé une relecture de
l'Égypte pharaonique dans une perspective historique et non seulement
mythique. Projet peu attendu de la part d'un Égyptien, le pharaon
étant censé hypostasier perpétuellement la même
divinité (dissociation entre fonction et corps du roi, substance et
accident). Un projet comparable à celui d'Hérodote, tant par son
souci d'objectivité (très relatif) que par les influences qui s'y
constatent de conceptions typiquement grecques. S'ajoute à cela que
Manéthon était de ces prêtres égyptiens qui
maîtrisaient le grec ; de ceux dont on a suggéré au cours
d'un précédent chapitre qu'ils auraient pu instruire Platon sur
les doctrines égyptiennes. Il put ainsi tirer profit du gigantesque fond
documentaire de la bibliothèque d'Alexandrie, comprenant aussi bien des
traités grecs, que des oeuvres manuscrites écrites en
démotique ou, plus encore, des papyrus vieux de plusieurs
millénaires. De par ce bilinguisme et ces facilités
d'accès, Manéthon fut à l'histoire égyptienne ce
médiateur, cette courroie de transmission entre deux civilisations
qu'Horapollon allait devenir à la grammaire hiéroglyphique dans
la deuxième moitié du Ve siècle (cf. Hieroglyphica).
C'est donc à Manéthon que nous devons d'avoir pu conserver,
transcrits et adaptés à la phonétique grecque, les noms
des pharaons ayant régné sur la vallée du Nil.
Prononciation que l'écriture seule (hiéroglyphique,
hiératique ou démotique), éludant les voyelles, n'aurait
pu restituer ; et ce malgré l'élocution apparentée de la
langue copte.
312 N. Lewis, Papyrus in classical antiquity, Oxford,
Oxford Clarendon Press, 1974.
313 Pour un inventaire plus complet des termes grecs
empruntés à l'égyptien, sur leur emploi dans les
récits de voyages des auteurs grecs de l'Antiquité, de
l'époque hellénistique et du début de la période
dassique (Homère, Hérodote, Eschyle, Aristophane,
Démocrite, Xénocrate, Lycophron, Diodore, Jamblique, Plutarque,
Thémistius et alii ; sans oublier Platon) cf. J.-L. Fournet,
« Les emprunts grecs à l'égyptien », dans le Bulletin
de la Société de linguistique de Paris, vol. LXXXN 1, Paris,
1989. D'autres propositions dans J. Cerny, op. cit., p. 201-208. Le
phénomène linguistique des « barbarismes » est
essentiel pour mesurer l'affinité liant deux civilisations. Non moins
réelle est sa portée philosophique. Le langage pense à
travers nous ; et nous pensons par le langage. S'approprier des mots, augmenter
son langage, c'est alors étendre son monde ; c'est ouvrir sa
pensée et enrichir son univers de nouvelle perceptions, de nouvelles
conceptions. S'approprier les mots d'autrui -- a fortiori s'il parle
une autre langue --, c'est donc aussi, incidemment, s'approprier un pan de sa
pensée. Rappelons à cet égard que le terme « barbare
» (bârbaros), avant d'être substantivé,
désignait le galimatias « bar-bar » émis par toute
personne dont le discours (logos), donc la raison (logos)
fautait par manque d'intelligibilité ; et puis seulement, par
extension, les étrangers (nous sommes tout le barbare d'un autre). Ce
qui s'instruit derrière le processus d'échange,
d'interpénétration et d'assimilation des lexiques grecs et
égyptien, c'est donc la résorption graduelle de la fracture entre
Égyptiens barbares et ressortissants Grecs.
103
comme les États-Unis usent de leur soft power.
H est, en dernière analyse, peu surprenant que nous usions encore
pour parler de l'Égypte, pour voir l'Égypte, de ce vocabulaire
grec. L'Égypte à cette époque faisait partie
intégrante du monde méditerranéen et de
l'oikoumenê, caractérisée par la
prééminence de la langue grecque.
D'autant plus saisissante nous apparaît alors l'aisance
avec laquelle Platon use des noms propres égyptiens, en parfait
décalage avec le sens usuel de la projection, de l'acculturation. Platon
s'imprègne de la langue égyptienne plus qu'il n'impose sa langue
sur les réalités de l'Égypte. De là à
postuler qu'il en irait de même pour la philosophie ou la sagesse
d'Égypte, il n'y a qu'un pas. S'il parle effectivement de
l'Égypte en employant des termes grecs bien établis (le Nil, le
delta, le nome, etc.) il ne réfère pas moins à ces
divinités en les nommant selon leurs onomata locaux. C'est un
trait remarquable et récurrent aussi bien dans le Phèdre que dans
le Critias, dans le Gorgias ou le Timée. Platon retient presque toujours
la phonétique égyptienne au lieu de « gréciser »
les termes égyptiens. Ceci le conduit à des manières de
translittération qui contrastent clairement avec les canons
institutionnels de la phonétique grecque (attique). Écriture
atypique qui manifeste l'origine étrangère de mots encore trop
exotiques pour s'être véritablement ancrés et
stabilisés dans la langue grecque.
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