b. Le tour de Méditerranée
Une difficulté surgit immédiatement lorsque l'on
tente de retracer l'itinéraire des grandes pérégrinations
de Platon. Moins au sujet des lieux visités que sur l'ordre de visite de
ces différents lieux. Les témoignages anciens évoquent
tantôt, après Mégare et Cyrène, la Grande
Grèce puis l'Égypte, tantôt l'inverse, autrement dit
l'Égypte puis la Grande Grèce. Quels témoignages sont les
plus vraisemblables ? Il convient pour en décider de critiquer leurs
sources. Trois sources en l'occurrence, évoquent une escale en Italie du
Sud qui aurait précédé le départ pour
l'Égypte : il s'agit de Quintilien, de Diogène Laërte et
d'Olympiodore. Le témoignage de Quintilien figure dans ses Inst.
Orat., et précise dans le texte : « Non contentus disciplinis,
quas praestare poterant Athenae, non pythagorum, ad quos in Italiam
navigaverat, Aegypti quoque sacerdotes adiit atque eorum arcana perdidicit
»237. Il semble manifeste que Quintilien ici recherchait un
effet de gradation ; à telle enseigne qu'il faudrait considérer
l'ordre évoqué davantage comme un tour de rhétorique
plutôt que
234 D. Mallet, « Les rapports des Grecs avec
l'Égypte », dans Mémoires publiés par les membres
de l'institut français d'archéologie orientale du Caire
(IFAO), n°48, Le Caire, 1922, p. 147, et idem, « Les
premiers établissements grecs en Égypte », dans op.
cit., n°12, Le Caire, 1893.
233 D. Mallet, op. cit., p. 131.
236 Reprise par C. Froidefond, dans Le mirage
égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971, p. 306.
237 Quintilien, De institution oratoria. De l'institution
oratoire, L. I, 12, 15.
80
comme un fait établi, comme un renseignement
chronologique. Que le souci de Quintilien ne soit pas d'abord d'ordre
historique ne préjuge en rien toutefois de la véracité des
faits qu'il retranscrit. Si peu que Diogène Laërte, dont nous avons
dit le témoignage -- en tant qu'adossé à celui d'Hermodore
-- éminemment crédible, rapporte dans ses Vies que
Platon aurait quitté Cyrène d'abord pour l'Italie du Sud afm d'y
retrouver Philolaos et Eurytos, avant de partir pour
l'Égypte238. L'atteste enfin Olympiodore, qui précise
sans ambages que Platon a d'abord arpenté les hauts lieux de Grande
Grèce avant de gagner l'Afrique239. Une chose au moins
apparaît sûre : si donc Platon a bien pu effectuer le voyage de
retour depuis l'Égypte (probablement depuis le port et comptoir grec de
Naucratis) jusqu'au Pirée, le port d'Athènes, ce ne saurait
être du Pirée qu'il aurait effectué son voyage aller.
Raison de plus pour ne citer dans le Gorgias que les deux drachmes du
voyage retour.
Un examen plus poussé des témoignages des
différents auteurs mentionnant l'ordre des escales de Platon au cours de
ses grandes pérégrinations de 399 -- 388, laisse aviser un
dossier beaucoup plus complexe qu'il y paraît en première analyse.
D'autres auteurs évoquent effectivement l'Égypte juste
après Cyrène... et avant l'Italie. D'autres auteurs, et non des
moindres. Parmi eux, Cicéron240, dont il a été
dit précédemment que ses renseignements, d'une grande
fiabilité, lui provenaient directement de l'Académie.
Également Apulée qui reconduit cet ordre dans le De Platon
241, de même que Jérôme dans sa Lettre
53 242, Olympiodore dans sa Vie de Platon
243 et Psellos dans son épitre sur la
Chrysopée 244 Ces témoignages faisant de
l'Italie une destination seconde sont en contradiction patente avec ceux
précédemment cités qui s'inscrivent dans la ligne de
Diogène Laërte. Notre perplexité s'aiguise encore à
lire Olympiodore dans l'un et l'autre camp. Nous nous retrouvons donc fort
embarrassé. Ne sachant plus à quel historiographe se vouer.
Comment résoudre cette antilogie ? Est-ce l'Italie avant l'Égypte
ou l'Égypte avant l'Italie ? Peut-on souscrire à l'une quelconque
des deux options sans remettre en cause la crédibilité des
auteurs partisans de l'autre ?
La solution consiste moins à opposer les deux corpus de
témoignages qu'à les considérer comme
complémentaires, c'est-à-dire partiels. C'est là la
troisième voie, retenue par Fr. Daumas245 comme par
238 Diogène Laërce, op. cit., L. III, 6.
239 Olympiodore le Jeune, op. cit., 41, 7-8.
24° Cicéron, De Republica. De la
République, L. I, X, 16.
241 Apulée, op. cit., L. III, 186.
242 Saint Jérôme, Lettre LIAI, dans
Correspondance (trad. J. Labourt, 1963).
243 Olympiodore le Jeune, Vita Platonis. Vie de Platon,
L. I, éd. Didot, p. 4, col. 1, 1. 13-14.
2` Psellos, Épître sur la
chrysopée, V.
243 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne de la
tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A.
Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p.
41-54.
81
B. Mathieu246 ainsi que
Gomperz247, qui nous permet de rendre ces différentes sources
cohérentes entre elles. Il s'agirait d'admettre que Platon a
réellement effectué deux voyages en Grande Grèce
: l'un après son séjour à Cyrène, l'autre
après son séjour en Égypte. H n'y aura pas à
s'étonner par suite qu'un certain nombre d'auteurs, en déclinant
tous ses voyages, aient fait se succéder l'Égypte à la
Cyrénaïque, les deux contrées se situant l'une et l'autre
sur le même continent. H y aurait donc non pas un, mais deux grands
voyages entrecoupés de plusieurs retours à Athènes, sans
doute pour raisons matérielles. La Lettre VII 248
nous apprend au surplus que c'est à l'âge de quarante ans que
Platon, pour la première fois, contemple Syracuse. Cela seul, il est
vrai, ne permet pas, comme le signale Svoboda249 d'en inférer
qu'il s'agissait de son premier séjour en Grande Grèce ; toujours
est-il que Platon se trouvait bien à Tarente en 388 et que c'est bien en
388 qui s'est rendu à Syracuse avant de regagner Athènes. La
période des grandes pérégrinations seraient donc à
situer entre 399 et 388. En combinant l'ensemble des témoignages
autorisés, nous obtenons pour ordre de succession des escales de Platon
deux séquences distinctes :
Premier voyage
Mégare, chez Euclide
|
Athènes (?)
|
Cyrène, chez Théodore
|
Athènes (?)
|
Tarente (Italie du Sud), chez Philolaos et Eurytos
|
399 av. J.-C.
246 B. Mathieu, « Le voyage de Platon en Égypte
», dans Annales du Service des Antiquités de l'Égypte
(ASAE) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167.
247 T. Gomperz, op. cit., t. II, p. 266-267.
248 Platon, Lettre VIL 324a.
249 K. Svoboda, « Platon et l'Égypte », dans
Archiv Orientalni n°20, Prague, 1952, p. 29.
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Second voyage
Athènes
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Grande Grèce, chez Archytas
Egypte Athènes de Tarente et Denys de
Syracuse
|
Athènes
|
388 av. J.-C.
Ce n'est pas par simple jeu d'érudition que nous
attachons tant d'importance à ces questions d'itinéraire. Leur
importance serait de peu si l'on n'avait tiré prétexte des
apparentes contradictions entre ces deux ensembles de témoignages pour
récuser la thèse d'un voyage de Platon en Égypte.
|