D) Itinéraire du voyage de Platon
La condamnation à mort de Socrate, en 399 av. J.-C.,
fut pour Platon un événement politique capital pour la
compréhension de son oeuvre. Elle contraignit nombre de ses disciples
à prendre momentanément le large -- le terme est de mise -- pour
ne pas s'exposer. C'est bien ce que relate Diogène Laërce, se
fondant sur le témoignage direct d'un proche disciple de Platon dont
nous avons déjà parlé : «... Ayant atteint
l'âge de 28 ans, selon ce que dit Hermodore, il se réfugia
à Mégare auprès d'Euclide, avec aussi quelques autres
socratiques218. Platon avait effectivement 28 ans en 399 ; plus
frappant est l'emploi du verbe « réfugier ». Pline l'Ancien,
dans son Histoire Naturelle 219, parlerait pour sa part plus vertement
d' « exil » : « Exiliis velus quam peregrinationibus
susceptis ». Le même départ est relaté sans
variantes significatives chez Cicéron220,
Apulée221 et Olympiodore222. Tout porte à croire qu'il
y a donc bien eu une période à partir de l'année 399
durant laquelle Platon, les circonstances ayant déterminé son
départ d'Athènes, a voyagé ; et c'est au cours de ce
voyage qu'aurait eu lieu son séjour en Égypte.
L'itinéraire des
pérégrinations
Mort de Socrate. Éteint par la démocratie. Si
l'événement devait décevoir bon nombre d'aspirations du
jeune Platon en matière politique elle allait plus encore donner
à ses écrits une nouvelle impulsion. Si l'on en croit
Gomperz223, Platon a relativement peu écrit avant son
départ d'Athènes. De fait, même à souscrire à
l'hypothèse de Willamovitz et Robin224, reprise par
Taylor225, selon laquelle l'anecdote évoquée par Diogène
Laërce au sujet du Lysis est authentique, force est de
reconnaître que la plupart des grands dialogues datent d'après la
mort de Socrate226. Il n'est pas impossible, et Gomperz le soutient,
qu'il ait pu même rédiger un certain nombre de ses oeuvres au
cours de ses voyages plutôt qu'à son retour. Aussi admettons
communément que le Gorgias date de
218 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences
des philosophes illustres, L. III, 6 et L. II, 106.
219 Pline l'Ancien, Naturalis Historia. Histoire naturelle,
L. XXX, 9. 22° Cicéron, De Republica. De la
République, L. I, X, 16.
221 Apulée, De dogmate Platonis. De la doctrine de
Platon, L. III, 186.
222 Olympiodore le Jeune, In Platonis Gorgiam commentaria.
Commentaire sur le Gorgias de Platon, 41, 7.
223 T. Gomperz, Les penseurs de la Grèce : histoire
de la philosophie antique, t. I : Les commencements, trad. A.
Reymond, Paris, Payot, 1908-1910, p 265-266 et 309.
224 Respectivement U. von Wilamowitz-Moellendorff, Platon,
Berlin, Weidmann, 1920 et L. Robin, Platon, Paris, Presses
universitaires de France, Les grands penseurs, 1968, p. 40.
223 A. E. Taylor, Plato, Londres, Constable, 1902, p.
21.
226 W. Jaeger adopte cependant une position
légèrement différente. Cf. à ce sujet W. Jaeger,
Paideia, la formation de l'homme grec, 2 vol., trad. André et
S. Devyver, Paris, Gallimard, 1964. Jaeger, Paideia, trad. Anglaise, Oxford, p.
88 et notes.
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son retour de Grande Grèce, ce qui pourrait expliquer
les nombreux éléments et allusions référant
à l'orphisme et au pythagorisme227. Fr. Daumas situe
précisément sa rédaction entre 395 et 390,
conformément aux indications de Croiset228 ; en tout
état de cause après 394, si l'on souscrit aux datations de
Dodds229. Il constate à compter de ce dialogue une sorte de
« d'élargissement dans l'information de Platon ». Il en
infère qu'en sus des influences de doctrine ésotérique
grecque, l'auteur y aurait pu transposer certains aspects de la morale
égyptienne.
a. Aspects pratiques
Pour avoir été précipités, les
voyages d'étude de Platon ne se seraient pas projetés sans
préparatifs. Platon, pour être philosophe, n'en est pas moins
astreint aux mêmes nécessités matérielles que
n'importe quel Grec. Sans doute avait-il des points de chute, des amis pour
l'héberger, des connaissances comme Théodore, à
Cyrène où il est dit qu'il fut considéré comme un
hôte. Reste qu'il est difficile d'envisager que Platon n'ait pas pris
quelques précautions pour garantir le bon déroulement de son
voyage d'études. Plutarque, dans la Vie de Solon 230
et Grégoire de Naziance dans le Carmen Liber 231 se
font l'écho d'une tradition ancienne affirmant que Platon aurait pris
soin d'emporter avec lui une pleine cargaison d'huile afin de s'acquitter des
frais de son long séjour, et de faire face à d'éventuels
impondérables. Détail relayé plus récemment par L.
Robin dans son ouvrage consacré à Platon : « un tel voyage
pour un Athénien n'avait rien d'une aventure, et Platon, dit-on,
l'aurait fait en négociant, emportant avec lui une cargaison de huile,
le produit de ses olivaies ; vendue sur le marché de Naucratis, elle
devait lui procurer le moyen de continuer son voyage »232.
Détail d'autant plus vraisemblable qu'en dernière analyse Platon,
issu de l'aristocratie athénienne, était sans doute aussi
propriétaire foncier et devait posséder des exploitations.
Surtout, l'huile d'olive faisait partie du lot de marchandises et de
denrées typiques qu'Athènes exportait couramment vers d'autres
ports méditerranéens. D'autres ports, inclus celui de Naucratis
d'Égypte. Ainsi, dans une étude intitulée « L'Olivier
et l'huile d'olive dans l'ancienne Égypte », Ch. Dubois mentionne
la découverte de nombreux tessons de jarre de facture grecque dans cette
ville même233. L'article fait par ailleurs
22' Cf. T. Gomperz, op. cit., t. II, p.
353 ; Robin, op. cit., p. 172 ; surtout, E. R. Dodds, Les Grecs et
l'irrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 209.
228 Platon, Gorgias, A. Croiset (éd.), Paris,
Budé, Belles Lettres, 1923, p. 102.
229 Platon, Gorgias, E.R. Dodds (éd.), Oxford,
Oxford University Press, 1959, p. 28. 238 Plutarque, Vies parallèles
des hommes illustres, t. I : Vie de Solon, 2, 8.
231 Grégoire de Naziance, Carmen Liber, I, II,
311.
232 L. Robin, op. cit., p. 5.
233 Ch. Dubois, « L'olive et l'huile d'olive dans
l'ancienne Égypte », dans Revue de philologie, n°49,
1925, p. 73 et notes 5-6.
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précisément référence au «
commerce de Platon ». Un commerce alors très
développé si l'on en croit
D. Mallet234, et qui n'ajoute que plus de
crédit à l'hypothèse d'un séjour prolongé de
Platon en Égypte.
Deux autres indices nous sont donnés dans les dialogues
de Platon de la véracité de ces préparatifs et
précautions pécuniaires. Le premier, pittoresque, peut être
relevé en République 436-a, ainsi que dans les Lois
en 747-c, où il est par deux fois évoqué la «
cupidité des Égyptiens » dont Platon fait un trait de
civilisation. On peut sans doute imaginer qu'il écrivait sous le coup du
souvenir de certaines tractations ardues qu'il avait dû mener avec les
négociants d'Égypte. Connaissant la réputation des
marchands grecs, on ne saurait douter que ceux-là devaient être
particulièrement durs en négoce. D. Mallet fait sienne la
suggestion235 que Froidefond, pour sa part, reprend non sans quelque
réserve236. Le second indice de ces préparatifs pour
le voyage d'Égypte figure dans le Gorgias, en 511 d-e,
lorsqu'au détour d'une conversation Platon mentionne le prix de la
traversée entre Athènes et l'Égypte.
Précisément, Platon évoque la traversée dans le
sens Égypte-Athènes, c'est-à-dire du voyage de retour.
L'on peut légitimement inférer de ces deux éléments
(le prix et le sens de la traversée) qu'il s'agissait d'un souvenir
récent ; d'un souvenir vécu, et non d'un simple « on dit
». Ce qui, en outre, renforcerait la thèse selon laquelle le
Gorgias aurait été rédigé au retour
d'Égypte.
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