a. Chonouphis
Dans le Démon de Socrate, Plutarque fait
mention d'entretiens qu'un certain prophète de Memphis aurait eus en
Égypte avec Platon et son ami et condisciple Simmias210. Il
peut être intéressant de noter que Simmias est un philosophe
thébain du Ve s. av. J.-C. et qu'il pourrait avoir été
disciple du pythagoricien Philolaos de Crotone, avant de devenir celui de
Socrate. Simmias pourrait donc avoir eu la même formation intellectuelle
que Platon, au confluent de l'Égypte de la Grèce, à
l'intersection des deux cultures.
Quant au maître potentiel évoqué par
Plutarque, il s'agit pour l'auteur d'un certain Chonouphis, prophète de
son état. La condition de prophète ou d'officiant de Chonouphis
se trouve homologuée par son nom même, ce que l'auteur ne pouvait
inventer. Tirant argument de solides indices phonétiques, le professeur
J. Vergote, spécialiste de l'ancien égyptien, suggère
qu'il aurait pour racine étymologique le composé hm-nfr,
« le bon serviteur [du dieu] », « le serviteur parfait
»211. Ce qui est dire que Chonouphis était en quelque
sorte, prédestiné dès sa naissance, de par sa caste,
à occuper ces fonctions religieuses. Nos connaissances actuelles de
l'égyptien ancien rendent ainsi vraisemblable l'existence historique
d'un Chonouphis prophète. A tout le moins nous indiquent-elles que
Chonouphis n'est pas qu'une pure création littéraire de
Plutarque.
Or, Chonouphis est également le nom que mentionnait
Diogène Laërte au livre VIII de ses Vies et doctrines de
philosophes illustres 212 ainsi que Clément d'Alexandrie
dans les Stromates 213. Il est alors donné comme
maître à Eudoxe de Cnide, qui séjourna pour sa part en
Égypte vers 380. Que Platon et Eudoxe aient pu rencontrer les
mêmes notables n'aurait en effet rien de surprenant lorsque l'on sait
qu'ils sont contemporains et plus encore, amis. Ils pouvaient s'échanger
les bonnes adresses. Plus surprenant ce fait que Diogène, contrairement
à Plutarque, précise de Chonouphis qu'il est
Héliopolitain. Clément d'Alexandrie se contente pour sa part de
le dire Égyptien. Ni l'un ni l'autre ne le donne pour tuteur à
Platon ; mais seulement à Eudoxe. S'agit-il donc de la même
personne ? Le Chonouphis memphite évoqué par Plutarque est-il le
même que celui des Stromates et des Vies de
Diogène ?
210 « Aussitôt les souvenirs de Simmias se
réveillèrent : «Je ne connais pas cette tablette, dit-il,
mais Agétoridas de Sparte fut envoyé par Agésilas avec
beaucoup de ces lettres à Memphis chez le prophète Chonouphis
auprès de qui nous vivions, partageant ses études, Platon,
Ellopion de Péparèthe et moi » (Plutarque, op. cit.
ibid., trad. Éd. des Places, 1950).
211 J. Vergote, « De oplossing van een gewichtig probleem
: de uocalisatie van de egyptische werkwoordvormen », dans
Mededelingen van de K. Vlaams Acad Voor Wetenscapen, Bruxelles,
1960.
212 Diogène Laërce, op. cit., L. III,
8.
213 Clément d'Alexandrie, op. cit, ibid.
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Un indice textuel relevé dans le traité sur
Isis et Osiris 214 nous incline à
répondre par l'affirmative. Après y avoir fait l'inventaire des
épopées éducatives en Égypte de Solon,
Thalès, Platon, Eudoxe, Pythagore et Lycurgue, Plutarque décline
les noms de leurs initiateurs : celui de Pythagore, Oinouphis
l'Héliopolitain ; celui de Solon, Sonchis le Saïte ; enfin, celui
d'Eudoxe, Chonouphis le Memphite. Deux éléments retiennent notre
attention. Le premier est que le même tuteur que Plutarque affirmait dans
Le démon de Socrate être celui d'Eudoxe, ce
prophète alors héliopolitain, devient dans ce traité
memphite, tout en restant maître d'Eudoxe. L'on peut donc raisonnablement
penser que les deux Chonouphis, quelle que soit l'origine qui leur est
attribuée, ne sont qu'une seule et même personne, la même
qu'évoquent à leur tour Diogène Laërte et
Clément d'Alexandrie.
Dont acte. Peut-on conclure de là que ce personnage ait
pu instruire à la fois Platon et Eudoxe ? Rien n'est moins sûr. Le
second élément consiste en ce que Plutarque, dans son Isis et
Osiris ne mentionne pas le nom du maître de Platon. Il y a ici un
vide que l'auteur aurait pu vouloir combler en inférant
illégitimement des contacts d'Eudoxe et de Platon, leurs voyages
respectifs en Égypte, qu'ils avaient eu le même enseignement. Ce
qui revient à dire que faute d'information ou bien par maladresse,
Plutarque aurait abusivement prêté dans Le démon de
Socrate le Chonouphis, maître d'Eudoxe, à Platon
(renseignements qui, rappelons-le, ne figure pas chez Diogène
Laërte ni chez Clément d'Alexandrie). De Memphis ou
d'Héliopolis, ce Chonouphis à l'origine mal définie ne
semble pas légitime à la candidature du tutorat de Platon. On ne
peut fonder sur une seule citation, et qui pis est, sur une confusion probable,
aucune spéculation un tant soit peu sérieuse. Tout ceci laisse
intacte la question de savoir qui, si ce n'est Chonouphis, aurait pu initier
Platon aux mystères et doctrines de l'Égypte.
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