IV. Mise en perspective sociologique de l'Objectif OMD
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Après avoir questionné l'efficacité,
l'efficience et la pertinence de l'objectif d'éducation primaire
universel porté par l'objectif OMD 2 et par le programme d'Education
Pour Tous, nous proposons dans cette partie de traiter du sujet du point de vue
de son adéquation pour les pays en situation d'extrême
pauvreté et les populations bénéficiaires. Le champ
d'investigation reste bien entendu l'Afrique subsaharienne.
Dans une perspective sociologique, plusieurs thèmes
sont brièvement présentés : le non enracinement local des
systèmes d'éducation, la prégnance des organisations
internationales dans la définition des politiques, les rôles et
dilemmes des Etats, les limites de la théorie du capital humain.
Dans une perspective socio-historique, un bref rappel de
l'histoire de l'éducation dans le monde nous permettra de traiter des
vrais mobiles liés aux politiques d'éducation et des orientations
qui se profilent à l'horizon 2020 à l'échelle
internationale.
1. PERSPECTIVE SOCIOLOGIQUE
1.1. Le non enracinement local des systèmes
d'éducation
« La critique de l'école importée
» (Charlier, 2004a : 166)
<< Le paradigme qui permet de décrire le mieux
l'enseignement colonial est celui de l'imposition d'un ordre du monde qui fixe
les groupes humains et leur culture dans une hiérarchie figée
dont il tente d'asseoir le bien-fondé » (Charlier, 2004a : 166).
Les systèmes scolaires mis en place dans beaucoup de
pays colonisés ont été imposés de
l'extérieur. Ils ne s'enracinent pas dans l'histoire propre et la
construction culturelle des populations locales (Martin, 2006). En faisant
référence notamment aux publications de J. Ki-Zerbo, J.-E.
Charlier mentionne que << Des analyses nombreuses ont visé
à montrer l'impossible adaptation des systèmes éducatifs
occidentaux aux univers culturels et sociaux auxquels ils ont été
imposés » (Charlier, 2004a : 167).
A contrario, il faut noter que les écoles
créées durant la colonisation ont aussi eu un effet positif
local. Elles ont permis à une partie de la population d'améliorer
leur statut
et de s'insérer dans les administrations publiques
coloniales. Ces écoles, devenues à l'indépendance les
écoles formelles, ont <<continué à susciter
d'immenses espérances auprès des familles » (Charlier, 2004a
: 167).
Quant aux politiques actuelles, il semble que rien n'ait
changé. Il en est de même de l'offre scolaire contemporaine qui
n'est pas adaptée au contexte local, le système scolaire initial
ayant plutôt été renforcé de l'extérieur.
Pour J.-Y. Martin, les faibles résultats engrangés dans le
déploiement du programme d'Education Pour Tous sont dus à
l'inadéquation des politiques éducatives. Ainsi, << le
rapport entre Etat-école-sociétés et les
compatibilités qu'implique ce rapport pour que l'école soit
instituée » ne fait pas l'objet d'une réflexion (2006 :
154). L'offre scolaire peut ainsi être refusée car proposée
par un cadre politique ne correspondant pas à la demande de la
population (Martin, 2006).
Ces constats rejoignent ceux mis en avant dans le chapitre
deux de notre mémoire relatifs à la nécessité
d'informer les parents sur les bénéfices potentiels de
l'éducation (Duflo, 2010), à la rigidité du système
imposé qui ne prendrait pas en compte la diversité des besoins,
des représentations et des modes de vie des sociétés
(Hugon, 2007) et à celui de J.-Ph. Peemans qui propose en
réaction l'alternative d'un développement endogène
(2002).
« Les stratégies des populations locales
» (Charlier, 2004a : 166)
<< Les enfants ne vont pas à l'école car
les familles veulent préserver autre chose» (Charlier, 2010-2011).
Dans l'analyse de l'école sénégalaise
réalisée par J.-E. Charlier, nous avons identifié
plusieurs raisons. Si l'école publique sénégalaise doit
être gratuite et obligatoire, elle doit aussi prendre en
considération l'aspect spirituel et religieux de l'éducation.
L'école publique est incapable de former aux métiers techniques,
à quoi cela sert-il de savoir écrire si c'est pour se retrouver
au chômage ? Initialement, << elle n'a été
valorisée que parce qu'elle conduisait à la fonction publique
» (Charlier, 2004b : 42-43). Ainsi, entre l'école publique,
l'école privée catholique, l'école privée
francoarabe, l'école arabe et les daara traditionnels et
modernes, les familles sénégalaises choisissent en fonction de
priorités liées à la langue d'enseignement, aux savoirs
enseignés (connaissances de base, étude du coran, formation
agricole, formation
techniques) et aux opportunités d'insertion sur le
marché informel ou formel (Charlier, 2004b).
L'importance de la dimension culturelle n'est pas propre
à l'Afrique subsaharienne. Dans un contexte européen,
l'importance de la prise en compte de la dimension culturelle dans les
systèmes d'enseignement a été mise en évidence en
France dans les années 60 par l'INED et Bourdieu. Les travaux de l'INED
démontrent que l'élément agissant dans la réussite
scolaire est le facteur culturel et non le facteur économique, bien que
ceux-ci se recoupent souvent. Ils montrent aussi l'importance des
espérances sociales des familles sur les parcours scolaires des enfants,
en d'autres termes, << Ce sont les attitudes familiales qui
déterminent les carrières scolaires >> (Charlier,
2010-2011).
D'où l'importance d'opérer des rapprochements
d'ordre culturel et social entre les institutions éducatives et les
populations concernées (Charlier, 2010-2011). Ainsi, le gouvernement
sénégalais a-t-il opté en 2002 pour << introduire
l'enseignement religieux dans l'école publique >> en
espérant amener plus d'enfants vers les écoles publiques
(Charlier, 2004b : 53).
La langue d'enseignement et les savoirs
enseignés
En ce qui concerne la langue d'enseignement, le dilemme est
bien réel entre la langue vernaculaire qui << exprime mieux que
nulle autre la tradition et les affects>> (Charlier, 2002 : 101) et les
langues occidentales qui << apparaissent comme celles qui ouvrent les
horizons imaginaires vers ces destinations mythiques que restent la France,
l'Italie, l'Allemagne ou les Etats-Unis. Pour les sénégalais, il
n'est d'enseignement formel que dans ces langues >> (Charlier, 2002 :
102). Mais encore, les fonctions de l'enseignement n'ont pas pour seule
vocation de << se débrouiller dans un univers initial... il est
aussi attendu qu'il donne des clés permettant à chacun de
progresser de façon autonome et de se forger sa propre opinion, ce qui
exige qu'il donne accès à une des langues dans lesquelles
l'essentiel du savoir humain est disponible (Charlier, 2004a : 169). Sans
oublier non plus que la langue maternelle facilite les apprentissages <<
Enseigner dans la langue appropriée améliore également les
résultats scolaires, comme le montrent les pays très performants
dans ce domaine. Dans l'ensemble de ces pays, l'enseignement primaire se fait
dans la langue maternelle >> (PNUD, 2003 : 95). Les pays d'Afrique
subsaharienne ont entamé des réformes allant dans le sens d'un
apprentissage de la lecture dans la langue maternelle suivie
d'une initiation à une langue internationale (Charlier, 2004a : 169).
J.-E . Charlier mentionne l'intérêt grandissant
porté aux cultures autochtones et à la manière dont
celles-ci pourraient être préservées. En mentionnant le
rapport étroit des populations locales avec leur environnement, il
remarque cependant que << La chaîne de transmission de cet
héritage collectif est désormais menacée, l'Education Pour
Tous entre en compétition avec les savoirs locaux » (Charlier,
2004a : 169).
La non prise en compte des « acteurs du bas
» (Lange, 2006 : 167)
Les enseignants, les parents et les élèves
semblent avoir été les oubliés du processus de Jomtien et
du partenariat mis en place, l'offre (accès et équité)
ayant été privilégiée. << De fait, les
planificateurs de l'éducation s'intéressent très peu
à la demande d'éducation et, dans la majorité des cas,
celle-ci n'est jamais perçue comme la résultante de
stratégies éducatives élaborées à partir des
représentations de l'éducation et de l'Ecole construites par les
élèves et les familles. La demande d'éducation est ainsi
uniquement appréhendée en termes de démographie scolaire
» (Lange, 2006 : 167). Or, << la demande d'éducation et les
rapports à l'école sont étroitement liés aux
perceptions des parents ». (Lange, 2006 : 170).
En faisant référence au travail domestique et
aux conditions d'étude, A. Lange rappelle que << Les conditions de
vie des élèves africains (à l'exception des enfants issus
des classes sociales supérieures) constituent souvent des entraves
à la fréquentation et à la réussite scolaires
» (Lange, 2006 : 176). Elle mentionne aussi le rôle décisif
de la femme qui accorde bien souvent davantage d'importance à
l'éducation que l'homme (Lange, 2006 : 178).
Enfin, elle rappelle que << l'éducation participe
au fonctionnement des sociétés et peut influer sur leur
dynamique, il est essentiel que les politiques éducatives accordent
davantage d'intérêt aux représentations et pratiques
éducatives des familles, et qu'elles parviennent à associer
élèves et parents d'élèves dans le
développement de l'éducation scolaire » (Lange, 2006 :
181).
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