1.2. Analyse de la pertinence
La relation entre l'éducation et la croissance
est complexe
N. Henaff, dans son article publié en 2006, remet en
question l'apport des théories économiques dans un contexte de
développement. Elle rappelle que l'apport de l'économie va
consister à donner un sens à la relation de causalité
entre l'éducation et le développement en postulant que
l'éducation produit du développement et que la relation
observée historiquement (dans les pays Occidentaux et d'Asie) est
reproductible, faisant ainsi de l'éducation un instrument de
développement. En faisant référence à plusieurs
études empiriques, elle démontre que le lien de causalité
n'est pas systématiquement reconnu et que ce lien peut être
inversé. De plus, elle rappelle que la question des rendements
privés ne fait pas l'unanimité.
Dans leur livre, V. Vandenberghe et O. Debande (2008)
remarquent également que, s'il y a une relation étroite entre le
niveau d'éducation et le niveau de PIB, cela ne signifie pas qu'il y a
un lien de causalité fort et que celui-ci va de l'éducation vers
la croissance. De leur point de vue, le sens de la causalité dans la
relation l'éducation et la croissance n'est pas à sens unique :
« ...est-ce l'éducation qui stimule la croissance ou la croissance
qui incite les individus à « consommer » plus
d'éducation ? Dans les faits, il est probable que la causalité
joue dans les deux sens » (2008 : 67). Ainsi, « l'importance
accordée actuellement à l'éducation semble
exagérée car une partie de la causalité est artificielle,
l'éducation venant après ou à la suite de la croissance
économique » (Vandenberghe, 2010-2011). Comme
démontré dans notre analyse de l'efficience de la mise en oeuvre
de la politique d'éducation, les ressources nationales et
internationales sont nécessaires pour financer les systèmes
éducatifs. La croissance économique reste un facteur
déterminant de l'investissement éducatif comme l'atteste la
diminution des volumes suite à la crise financière de 2008
(Unesco, 2011).
La qualité de l'éducation conditionne
les effets de l'éducation sur la croissance
Déjà, au moment de l'adoption des Objectifs du
Millénaire pour le développement, L. Pritchett (1999, 2000, 2001)
mettait en avant les faibles effets de l'éducation sur la croissance
économique des pays les moins développés et pointait la
qualité de l'éducation comme un des facteurs explicatifs. Selon
lui, le système éducatif a échoué
jusqu'à présent du fait qu'une année
supplémentaire d'éducation n'a engendré que peu ou pas de
compétences supplémentaires.
A. Hanushek et L. Wöâmann se sont largement
penchés sur la question de la qualité de l'éducation et de
ses effets sur la croissance. Dans leur article publié en 2008, ils
rappellent, qu'au niveau macroéconomique, les études sur les
rendements de l'éducation ont été principalement
réalisées à partir d'une approche quantitative en se
référant aux niveaux d'éducation ; or, la qualité
est très importante «Ignoring quality differences very
significantly misses the true importance of education for economic growth»
(2008 : 4).
En 2007, ils ont réalisé une étude pour
le compte de la Banque mondiale à partir des plus récentes bases
de données disponibles pour 50 pays. L'évolution des taux de
croissance réels par habitant entre 1960 et 2000 a été
croisée avec l'évolution des années de scolarisation, les
scores en mathématiques et en sciences obtenus à
différents tests internationaux (PISA, TIMMS...) (Hanushek et
Wöâmann, 2007a). Les variations de résultats au sein des pays
ont été croisées avec d'autres facteurs de croissance
reconnus. Les principaux résultats sont synthétisés comme
suit: le rôle de la qualité de l'éducation est
significativement plus important dans les pays à faible revenu
malgré le peu de données disponibles pour les pays en
développement (2007a : 36), les rendements de l'éducation
croissent avec la qualité (2007a : 36), tant l'éducation pour
tous que l'éducation des top performers jouent un rôle
significatif sur la croissance (2007a : 39) et enfin, la qualité de
l'éducation exerce un rôle positif sur la croissance
économique indépendamment de la qualité des institutions
mesurées en termes d'ouverture au commerce international et de
protection contre l'expropriation (2007a : 41).
Ils concluent dans ces deux publications que les connaissances
cognitives, plutôt que le maintien à l'école, sont
étroitement liées à une croissance à long terme. La
qualité de l'éducation a un effet beaucoup plus grand sur les
rendements privés, sur la distribution des revenus et sur la croissance
économique. Les politiques devraient accorder une attention plus grande
à la qualité des écoles. Cependant, les effets sont
complémentaires à la qualité des institutions
économiques et le processus est lent (2007, 2008).
Le contexte et les autres politiques sectorielles
conditionnent les effets de l'éducation sur la
croissance
Dans son article publié en 2001, L. Pritchett expose le
paradoxe entre les effets de l'éducation au niveau
microéconomique et au niveau macroéconomique. Au niveau
microéconomique, le lien entre l'augmentation du niveau
d'éducation et l'augmentation des revenus semble universel et il conduit
par extension à une croissance économique. Au niveau
macroéconomique, les données suggèrent plutôt que
l'éducation n'a pas engendré de manière uniforme un impact
significatif sur la croissance pour trois raisons :
- le capital éducatif supplémentaire
créé a été utilisé à des fins
privées, il a engendré une rémunération
privée sans engendrer une activité socialement productive; en
d'autres termes, il s'agit d'une forme de « piratage » de
l'investissement public consenti ;
- le rendement de l'éducation a décliné
rapidement du fait d'une faible croissance de la demande d'une force de travail
éduquée sur le marché du travail;
- et la faible qualité de l'éducation
déjà évoquée plus haut.
Ces éléments, non exclusifs, peuvent être
présents à des degrés divers dans chaque pays.
Les réflexions de Ph. Hugon vont dans le même sens
:
« Les revenus et les emplois sont plus liés
à des positions dans des réseaux de pouvoir qu'à la
contribution à la création de richesses, d'où une mauvaise
utilisation des compétences et une décapitalisation des
savoirs... À défaut de formation du capital productif et de
milieu valorisant les connaissances, la scolarité peut conduire à
une évasion des connaissances, à un analphabétisme de
retour ou à un exode des compétences » (Hugon, 2005 :
17).
Enfin, nous pouvons rappeler qu'en économie du
développement, l'éducation et la santé ne sont qu'un
déterminant de la croissance. Les caractéristiques qui
distinguent les économies à la croissance rapide de celles qui se
développent plus lentement ont fait l'objet d'études (Perkins et
al., 2006 : 101-110)25. Au côté de l'investissement
dans la santé et l'éducation, les facteurs déterminants
sont :
25 En préalable, ils rappellent les causes
immédiates de la croissance économique qui sont l'accumulation
des facteurs (accumulation d'actifs productifs supplémentaires) et la
croissance de la productivité qui provient de rendements accrus de
nouvelles techniques. Le maintien de la croissance économique passe par
la capacité à générer de nouveaux investissements
et par la garantie de la productivité. Ils citent comme
référence les travaux de l'économiste R. Barro au
début des années 1990 qui tentent d'expliquer les variations des
taux de croissance entre les pays. Parmi ces variables, on retrouve les niveaux
d'éducation et de la santé au côté des choix
politiques, des dotations des ressources...Ils
- la stabilité macroéconomique et politique en
réduisant les risques pour les investisseurs (les guerres civiles
entraînent une régression du PIB) ;
- la gouvernance, les institutions politiques et les
institutions efficaces en lien avec le marché (institutions
génératrices comme le droit de régulation, de
stabilisation, de légitimation comme la protection sociale) ;
- l'environnement favorable à l'entreprise
privée : la politique agricole, la réglementation des affaires,
l'investissement public, le secteur informel, l'ouverture au commerce
international, la politique commerciale et réglementaire ;
- la géographie favorable: les caractéristiques des
pays tropicaux, les pays enclavés.
Pour l'Afrique subsaharienne, nous constatons que chacun de ces
éléments est absent ou présent à des degrés
très divers.
Les régressions réalisées par A. Hanushek
et L. Wöâmann (2007b) tendent à conforter ces constats.
Réalisée à partir de l'actualisation de bases de
données relatives à 92 pays visant à démontrer la
relation entre les années de scolarisation et la croissance
économique, la régression montre que chaque année de
scolarisation est significativement associée à un taux de
croissance de long terme de 0,58% supplémentaire et que cette relation
est significativement plus positive pour les pays hors OCDE avec un taux de
0,56% contre 0,26% pour les pays de l'OCDE. Cependant, cette relation devient
insignifiante lorsque l'on intègre les variables de contrôle
liées à l'ouverture au commerce international, la
sécurité des droits de propriété et au taux de
fertilité (2007b : 22). D'où, un de leurs constats : «good
institutional quality and good educational quality can reinforce each other in
advancing economic development>> (2007b : 43).
Les remises en question des théories
économiques et la validité des études
empiriques
Les problèmes méthodologiques inhérents
aux théories et aux études empiriques sont
régulièrement évoqués pour relativiser l'impact de
telle ou telle autre étude. N. Henaff (2006) rappelle que, « les
choix de modélisation sont déterminants pour les résultats
obtenus >> (2006 : 75) et mentionne les travaux de P.N. Teixera (2000)
qui
rappellent aussi que « les recherches de ce type ont
été contestées, et l'on est loin d'atteindre un consensus
sur le groupe précis des variables influant sur la croissance »
(2006 : 101).
débouchent sur la mise en évidence de
problèmes techniques (sources de données...), de problèmes
liés aux choix effectués (variables, données
utilisées, méthodes d'estimation...) et à leur
justification (reflet des positions des auteurs). V. Vandenberghe et O. Debande
(2008) attire également l'attention sur les problèmes liés
à la qualité des données et les difficultés
inhérentes aux concepts et aux méthodes d'analyse (2008 : 69).
Dans son rapport 2010, l'Unesco aborde ce sujet en attirant notre attention sur
la surestimation possible des données administratives. A titre
d'exemple, le taux de scolarisation et de fréquentation par âge
était à l'âge de 7 ans au Sénégal de 58%
selon l'enquête sur les ménages et de 77% selon les données
administratives (Unesco, 2010 : 65).
A. Hanushek et L. Wöâmann remettent en cause
l'indicateur quantitatif lié aux années d'éducation en
pointant le problème de l'équivalence des contenus
enseignés par année dans chaque pays de par le monde et en
signalant que cet indicateur ne tient pas compte des connaissances acquises en
dehors de la sphère scolaire (2007b).
A. Vinokur met en exergue le lien étroit entre la
mesure de la qualité en éducation et l'introduction d'une logique
de marché dans les services non marchands. L'enseignement et la
qualité de la force de travail sont devenus des indicateurs pertinents
dans les rapports internationaux de compétitivité qui classent
les territoires en fonction de leur attractivité pour les capitaux (2008
: 3). Le Global Competitiveness Index dans The Africa
Competitiveness Report 2011 reprend l'éducation primaire et la
santé comme 4ème pilier en tant qu'exigences
de base au côté des institutions, de l'environnement
macroéconomique et des infrastructures. L'éducation
supérieure et la formation représente le
5ième pilier en lien avec les « rehausseurs
» d'efficacité (World Economic Forum et al., 2011 : 31-32).
Nous pouvons ajouter que la plupart des études
empiriques, et particulièrement celles incluant des critères de
qualité, sont réalisées à partir de données
partielles. Pour les pays en développement, les conclusions sont, de ce
fait, à considérer avec réserve.
Plus fondamentalement, N. Henaff pose la question de la
frontière entre la théorie et la doctrine (2006). Nous notons
effectivement que parmi les quatre orientations prioritaires pour augmenter la
compétitivité des pays africains dans The Africa
Competitiveness Report 2011, deux concernent les compétences
managériales et l'enseignement supérieur et l'entrepreneuriat
féminin. Celles-ci font directement référence à la
théorie de la croissance endogène, aux études empiriques
qui s'y
rattachent, à l'expérience des pays asiatiques
en matière d'éducation et aux théories
démographiques. Les deux autres sont la diversification des produits et
des marchés et le tourisme au travers de la culture et les ressources
naturelles (World Economic Forum et al., 2011 : XIV). Ce rapport a
été rédigé, à l'exception d'un expert en
tourisme, exclusivement par des économistes.
Faut-il le rappeler également, les théories de
référence ont été définies au Nord et
servent de référence pour une application au Sud.
En conclusion, l'éducation ne produit pas à elle
seule de la croissance économique, par contre, la croissance
économique stimule significativement les investissements
éducatifs et appuient ainsi les politiques d'éducation
adoptées à un niveau international (Unesco, 2011). De cette
brève présentation, nous déduisons que si
l'éducation joue un rôle positif sur la croissance, et plus
particulièrement l'éducation primaire, il s'agirait plutôt,
pour les pays à faible revenu et pour l'Afrique subsaharienne, d'un
<<rapport vertueux conditionné ou sous contrainte >>
contrairement à l'affirmation selon laquelle << l'éducation
entretient un rapport vertueux avec la croissance >> (Perkins et al.,
2006 : 107). En d'autres termes, une meilleure éducation contribue
à la croissance et la croissance engendre des ressources permettant de
financer des systèmes éducatifs plus solides à condition
que l'environnement institutionnel, économique et social soit
également de qualité et porteur.
V. Vandenberghe et O. Debande résument fort bien ce
fait en signalant que deux problèmes sont à ce jour non
résolus : la qualité des systèmes éducatifs et la
qualité des autres secteurs. Ils relativisent le lien entre
l'éducation et la croissance en parlant de << l'existence
potentielle d'une relation positive entre l'efficience de la production de
l'éducation et l'efficience dans d'autres secteurs de l'économie
>> (2008 : 69). Et nous pouvons compléter en nous appuyant sur une
réflexion de N. Altinok. S'il s'agit d'une question de qualité,
<< Il resterait alors à déterminer les facteurs pouvant
améliorer la qualité de l'éducation et entraîner
ainsi la croissance économique des pays>> (Altinok, 2006 : 19).
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