Comme nous l'avions évoqué
précédemment, et comme nous avons pu le constater lors de
nos
séjours en Amérique centrale210, il n'est pas
évident que les programmes de la
208 Permanencia voluntaria en la Utopia: El feminismo autonomo
en el VII encuentro feminista latinoamericano y del Caribe, Colecci--n
Feminismos Complices, Editorial La Correa Feminista, Mexico, 1997, pp.111
-116.
209 ALVAREZ Sonia A., Latin American
feminisms "go global": trends of the 1990's and challenges for the new
millenium, in ALVAREZ Sonia, DAGNINO Evelina et ESCOBAR Arturo (sous la
direction de), Cultures of politics, Politics of cultures.
Re-visioning latina american social movement, Westview Press, Boulder, 1998,
pp. 293-324, p.294.
210 Lors de notre voyage en Amérique centrale durant
l'été 2000, nous avons rencontré des femmes et
des
hommes, membres d'associations féministes, d'ONG
européennes et d'institutions internationales210 qui nous
ont
fait part de leur expérience et de leur facon de voir. Nous avons
rencontré des membres des organisations
coopération internationale répondent aux
attentes des populations auxquelles ils s'adressent et les différends
entre les deux parties sont grands, encore plus lorsqu'il s'agit de
féminisme et de genre. Cette réflexion faite, il semble essentiel
de voir ce qui sépare les deux "mondes" pour travailler à ce qui
les relie.
Dans ce chapitre nous mettrons en lumière quelques
traits saillants dans les rapports entre ONG (du Nord) et les féminismes
en Amérique latine en observant dans un premier temps quelles peuvent
être les conceptions des femmes du Sud et du féminisme qu'ont les
ONG du Nord et comment ces conceptions se reflètent dans le choix de
leurs partenaires et le type d'action qu'elles mettent en place. Nous
évoquerons également quelques remarques qui sont faites par les
femmes latino-américaines par rapport au travail des ONG.
Nous avons observé, lors de notre expérience
à VOICE mais également à la lecture de divers documents
d'ONG, qu'il existe, au sein des ONG du Nord, une réticence à
aborder la thématique du féminisme (comme base théorique
et courant politique) d'une part, à travailler avec les
féministes (comme groupes d'action/ partenaires) d'autre part.
? ONG, féminisme et patriarcat
inconscient
Un premier point qui sépare les ONG européennes
des femmes latino-américaines est la reproduction du schéma de
pensée patriarcal par les ONG, puisque c'est celui-là même
contre lequel luttent les femmes latino-américaines. Souvent ces
structures restent empreintes en effet d'un patriarcat inconscient, ce qui rend
les thématiques liées aux femmes taboues, encore plus
lorsqu'elles se présentent sous le terme de "féminisme". Les ONG
doivent bien sftr lutter pour intégrer le genre dans leurs projets, mais
également lutter pour l'intégrer à l'intérieur de
leurs structures.211
Ines Smyth, (OXFAM-GB), évoque dans plusieurs articles
212, la difficulté qu'ont les ONG de développement
à parler ouvertement de féminisme et d'idées
féministes. Les raisons qui sont invoquées par Smyth sont les
suivantes: la peur d'ingérer dans la culture locale, le
'féminisme pop'213 et l'anxiété par rapport au
projet politique du féminisme.214 Dans une étude sur
le Genre au sein de l'Union Européenne 215, Mandy Macdonald
évoque également cette crainte. Selon elle, cette
résistance viendrait d'une conception démodée du
féminisme qu'ont ces personnes: celui-ci serait une "importation du
Nord", "l'imposition de valeurs
suivantes: Paz y Tercer Mundo (Tegucigalpa),
ECHO (le Desk Officer pour l'Amérique centrale,
Tegucigalpa), OXFAM (Managua), CHRISTIAN AID
(Guatemala Ciudad), Croix Rouge Américaine
(Tegucigalpa), Acción Contra el Hambre
(Tegucigalpa), Solidaridad Internacional
(Tegucigalpa), La Malinche, La Corriente
(Managua), CCER (Coordinadora Civil para la
Emergencia y la Reconstrucci--n - Managua), Puntos de Encuentro
(Managua), Centro de Derechos de Mujeres
(Tegucigalpa), Red de Mujeres contra la Violencia
(Managua).
211 A propos du changement au sein des ONG voir le chapitre
2: Dinámica de género interna de las organizaciones donantes in
MacDONALD Mandy, SPRENGER Ellen et DUBEL Ireen, Género
y Cambio organizacional. Tendiendo puentes entre las politicas y la practica,
KIT, Institut Royal pour le Tropique, Pays Bas, 1995, pp. 35-54.
212 voir A rose by any other name: Feminism in development
NGOs in PORTER Fenella, SMYTH Ines et SWEETMAN Caroline,
Gender Works! Oxfam experience in policy and practice, Oxfam Publications,
Oxford, 1999, pp. 132-142. et NGOs in a post-feminist era, in
PORTER Marilyn et JUDD Ellen (sous la direction de), Feminists
doing development. A practical guide, Zed Books, Londres, 1999, pp. 17-28.
213 EISENSTEIN appelle ainsi certains thèmes qui,
autrefois du seul ressort du féminisme, sont passés aujourd'hui,
édulcorés et simplifiés, dans le domaine public,
c'est-à-dire ces thèmes tels le harcèlement sexuel, le
droit au travail, etc. qui sont aujourd'hui des problèmes d'ordre
général qui rendent le combat féministe inutile aux yeux
de certains puisque ces problèmes sont abordés par tous.
214 SMYTH Ines, A rose É,
opcit., pp. 137 -138.
215 MACDONALD Mandy, Gender Mapping the
European Union, EUROSTEP/WIDE, Brussels, 1995.
occidentales au Sud", "un complot matriarcal". Face à
cette résistance, Macdonald souligne l'importance du langage qui peut,
selon elle, être
aliénant et mystificateur.216
Creation d'un sujet femme homogene
On observe cependant moins de réticences des ONG
lorsqu'il s'agit de créer un sujet-femme homogène. A l'instar du
discours qui a été développé sur les pays du 'Tiers
Monde', et qui dépeignait les sociétés du Sud comme
étant 'imparfaites, anormales, ou comme étant des entités
malades comparé aux sociétés
développées'217, un discours dépréciant
a été développé sur les femmes du Sud. Celles-ci
sont souvent présentées comme étant doublement
opprimées: par leur genre et par le sous-développement de leurs
pays.218 Cette description de la femme du Sud est en grande partie
le fait des féministes occidentales qui ont expliqué les femmes
du Sud en présupposant que les réalités des femmes
occidentales, blanches et de classe moyenne, pouvaient s'appliquer à
toutes les autres femmes. C'est donc en se basant sur des paradigmes
occidentaux que les ONG ont défini ce vers quoi on devait aller, prenant
pour base la femme occidentale.
A la difficulté déjà énorme de
parler des problématiques de femmes, et d'intégrer le genre dans
le développement s'ajoute donc celle de déconstruire les
croyances et conceptions que peuvent avoir les ONG pour pouvoir reconstruire
une pensée plus novatrice et réellement incluante du
féminin.
Choix des partenaires
Pourquoi, alors que les ONG travaillent avec ce qu'elles
appellent des "partenaires du Sud", ne mettent elles pas plus d'enthousiasme
à soutenir les mouvements féministes, qui sont la
concrétisation du "savoir féministe", du "savoir de genre"? Les
ONG du Nord préfèrent en général travailler avec
des organisations rurales, sociales, qui ne sont pas directement
féministes. Il existe une crainte en effet que les féministes
avec lesquelles une collaboration est entamée ne soient pas
représentatives de l'ensemble des femmes.219 Ce désir
de travailler avec des partenaires qui seraient représentatifs est bien
sar utopique mais pose également la question du sens politique des
partenariats. Si les ONG sont claires avec les idéaux qu'elles
défendent, et sont conscientes du fait qu'elles mêmes ne
représentent pas "toute la société du Nord", elles ne
devraient avoir aucun problème à créer des partenariats
avec les organisations qui leur semblent être en accord avec leurs
positions. Cette crainte n'est évidemment pas présente dans
toutes les ONG. En fait, on constate que les ONG qui ont le plus peur de
travailler avec les féministes, ou même d'utiliser le terme
"féminisme", sont
216 MACDONALD Mandy, opcit, p. 49.
217 ESCOBAR Arturo, Culture,
economics and politics in Latin American social movements theory and research,
in ALVAREZ Sonia et ESCOBAR Arturo (sous la direction de), The
making of the social movements in Latin America. Identity, strategy and
democracy, Westview Press, Boulder, 1992, pp. 62-85, p. 65.
218 pour la réflexion sur les conceptions
négatives des femmes au sein des ONG européennes voir
MacDONALD Mandy, SPRENGER Ellen et DUBEL Ireen, Género y
Cambio organizacional. Tendiendo puentes entre las politicas y la
practica, KIT, Institut Royal pour le Tropique, Pays Bas, 1995, pp. 39
-40.
219 En 1996, Lors de la préparation de cette
rencontre, émaillée de l'opposition entre les autonomes
et les institutionnelles, les ONG européennes, et en
particulier ICCO, ONG hollandaise, jouèrent un rTMle pour le moins
ambigu. Après avoir décidé de financer le septième
Encuentro féministe, ICCO a retiré son soutien sous
prétexte que la rencontre n'était pas ouverte à l'ensemble
des femmes latino-américaines (et surtout aux "institutionnelles"). Or,
les organisatrices n'ont jamais refusé la participation à
quiconque. Le choix de la méthodologie et du thème de la
rencontre était fixé mais elles n'avaient pas pour autant
fermé la portes aux femmes "institutionnalisées". La
"neutralité", credo souvent mis en avant par les ONG, est ici
foulée aux pieds et on peut se poser la question de la
légitimité d'une telle décision. On peut également
se poser des questions sur le rTMle joué par les ONGL (les
institutionalizadas) dans la décision d'ICCO. voir le chapitre
consacré à l'institutionnalisation du mouvement féministe
latino-américain. voir Permanencia voluntaria en la Utopia: El
feminismo autonomo en el VII encuentro feminista latinoamericano y del
Caribe, Colecci--n Feminismos Complices, Editorial La Correa Feminista,
Mexico, 1997.
celles qui ont une vision plus réductrice de
l'intégration des femmes dans le développement et dont l'action
est la moins dynamique en termes de changements sociaux, ce qui est
généralement le cas des ONG confessionnelles. Nous verrons dans
l'analyse de NOVIB que le partenariat qu'ils mettent en place est avant tout
basé sur un une communauté de vues.