Cette opposition entre féministes et mouvements de
femmes joue un grand rTMle dans la manière de socialiser et d'organiser
leur lutte. Les femmes dont les objectifs étaient de contribuer à
l'amélioration des conditions matérielles des femmes et dont la
politique est plus pragmatique ont eut moins de réticences à
s'inscrire dans une démarche institutionnelle ancrée dans une
utopie réaliste comme la qualifie Virginia
Vargas.198
Elle parle de glissement stratégique du mouvement
féministe. Un des changements important selon elle a été
la modification d'une posture anti-étatique et le changement
à partir d'une autonomie défensive et une logique et dynamique de
confrontation, caractéristiques de la décennie antérieure,
tant par besoin de s'affirmer comme mouvement que par l'existence de dictatures
sur le continent, à une logique de négociation et d'autonomie
"dialogante" et propositive. 199
· Institutionnalisation et rapports avec la
coopération au développement200
Le changement stratégique s'est fait sur deux fronts
parallèles: l'intégration dans les structures existantes et la
création d'ONG et d'associations spécifiques.
Si cette participation des femmes aux institutions n'est pas
à rejeter, il faut cependant constater qu'elle s'est parfois faite au
détriment de la réalisation des objectifs féministes. Le
risque que le mouvement ne se soumette à des exigences et à des
logiques qui ne seraient pas les siennes, et ne se convertisse en
"technocratie" de genre est réel.
Ximena Bedregal, résume bien le dilemme auquel est
confronté le mouvement féministe:
le "quehacer" et les objectifs institutionnels ne peuvent se
confondre avec le devenir et le développement de l'ensemble du mouvement
politique féministe parce qu'elles ont des logiques, des temps, des
rythmes et des dynamiques différentes et parce que leurs ob jectifs et
intérêts de vie et survie, lointains et immédiats, ne
co
·ncident pas et ne doivent pas le faire.201
198 VARGAS Virginia, Reflexiones en torno a los
procesos de autonom'a y la construcci--n de la ciudadan'a femenina en la
regi--n,
http://www3.rcp.net.pe/FLORA/reflex/
index.htm.
199 VARGAS Virginia, opcit, p. 3.
200 Parmi les nombreux aspects de l'institutionnalisation, nous
avons choisi de ne développer que ceux étant en rapport avec la
coopération internationale puisque c'est le sujet qui nous occupe
ici.
201 BEDRAGAL Ximena, Pensar de un modo
nuevo, in Hacia el VII encuentro feminista Latinoamericano y del
Caribe, La Correa feminista n°16-17, CICAM, Mexico, 1997, p.
54-58.
Autant que sur la forme c'est également sur le fond
que se crée le désaccord, qui ne fait qu'illustrer les tendances
générales que nous avions ébauchées dans les deux
premières parties.
Les ONGL202 créées par les femmes
latino-américaines servent souvent de relais avec les institutions et
organisations de la coopération internationale, que ce soit dans le
cadre de mécanismes de solidarité et d'échanges
d'expériences ou pour canaliser des demandes de fonds. Certaines de ces
ONGL ont, en grandissant, tendance à se bureaucratiser et à
laisser de côtés les objectifs qui étaient les leurs. Maria
Galindo met notamment en garde contre certaines pratiques qui selon elle sont
caractéristiques de l'institutionnalisation du féminisme. Elle
dénonce le fait que l'action féminisme soit devenue un travail
salarié, exécuté dans le cadre de relations
hiérarchisées, bureaucratisées et entretenant des liens
clientélistes et utilitaires avec les autres secteurs du mouvement de
femmes. Dans le cas la recherche de financement cette tendance est plus
regrettable que les ONGL prétendent, dans certains cas, être
représentatives de l'entièreté du mouvement de femmes,
devenant à la fois bénéficiaires (recevant les fonds) et
bienfaitrices (redistribuant les fonds auprès des autres
secteurs).203 Dans son introduction au compte rendu de la rencontre
féministe de 1996,204 Edda Gaviola montre cette
"usurpation":
le féminisme latino-américian se trouve dans un
processus d'institutionnalisation accéléré, un discours
médiatisé par les négociations et le lobbying qui, sans
être discutés dans aucun espace du mouvement, se fait au nom de
toutes et fragmente en thématiques les femmes et la vision du monde et
la rébellion féministes qui nous avait
caractérisées depuis des années.205
Le fait que ces ONGL soient responsables auprès des
bailleurs de fonds mais ne se sentent pas obligées de rendre des comptes
à leur base sociale est également vivement critiqué. Cette
critique est d'autant plus justifiée que la conception (choix des
thématiques et priorités) et l'évaluation des projets se
fait généralement en cercles fermés, entre experts de
genre et membres des "réseaux".206 La question de la
représentativité mais également de la
légitimité est donc posée. En se convertissant en
interlocutrices privilégiées de la coopération
internationale, les ONGL entrent dans la dynamique du dispositif de
développement. Elles facilitent l'instrumentalisation et la cooptation
du discours féministe par les instances internationales, ôtant de
la perspective de genre toute velléité de critique du
système patriarcat. Dans une certaine mesure, elles évacuent la
représentation et la démocratie syndicale construite au sein du
mouvement de femmes et refusent le droit à la "dissidence", selon le
principe féministe du "Personne ne représente personne"
.207
Les pratiques et stratégies évoquées
ci-dessus ne sont bien sftr pas, heureusement, celles de toutes les ONGL
latino-américaines. Nous les avons évoqué parce qu'il nous
semble qu'elles constituent des menaces réelles pour tous les mouvements
sociaux, en Amérique latine mais également ailleurs. En outre ils
illustrent la complicité qu'il peut y avoir, dans la constitution du
dispositif de développement, entre les Etats, les organisations de la
société civile et les
202 ONGL: Nous indiquons ainsi les ONG locales,
pour les différencier des ONG occidentales.
203 GALINDO Maria, Tiempo saboteado en que
nos toca vivir, in Permanencia voluntaria en la Utopia: El feminismo autonomo
en el VII encuentro feminista latinoamericano y del Caribe, Colecci--n
Feminismos Complices, Editorial La Correa Feminista, Mexico, 1997, p. 13
204 En 1996 la rencontre bisannuelle des féministes
latino-américaines a été marquée par un important
clivage entre féministes et autonomes, clivage qui est exprimé
dans l'ouvrage de synthèse de la rencontre: Permanencia voluntaria
en la Utopia: El feminismo autonomo en el VII encuentro feminista
latinoamericano y del Caribe, Colecci--n Feminismos Complices,
Editorial La Correa Feminista, Mexico, 1997.
205 Permanencia voluntaria en la Utopia, op. cit., p.2
206 GALINDO Maria, opcit.
207 idem, p. 15.
ONG (du Nord ou du Sud). Il est donc, si l'on veut créer
les conditions d'un développement basé sur l'autonomie et la
participation de tous, rechercher des voies et des voix alternatives.
· L'autonomie telle qu'elle est concue par
les féministes autonomes latino-américaines
Les féministes "autonomes" latino-américaines,
même si elles ne constituent pas une part majoritaire du mouvement de
femmes du continent, font quelques propositions que nous trouvons
intéressantes dans la Déclaración del
Feminismo Autónomo, faite lors de l'Encuentro au
Chili en 1996. Dans cette déclaration, elles mettent l'accent sur la
nécessité de faire le lien, dans toute action, entre l'intime, le
privé et le public et réitèrent leur volonté de
lutter contre toute forme de pouvoir patriarcal. Prônant une critique et
une remise en question permanente de l'Etat et de ses institutions, elles ne
prétendent pas constituer une liste de revendications mais bien
"repenser le monde, la réalité, la culture" en se
réappropriant les idées qui étaient les leurs. En outre,
elles refusent de négocier avec les institutions supranationales telles
la Banque Mondiale ou le FMI et entendent discuter et analyser les
mécanismes financiers inhérents à la coopération
internationale.208 L'autonomie est selon elles une limite et une
possibilité définissant leur rapport au monde (É) nous
sommes présentes dans le processus historique, dans sesfaits et luttes
quotidiennes d'oIs nous alimentonst et approfondissons notre critique du
système et ols nous entendons installer notre subversion quotidienne, ce
que nous faisons avec et à partir de notre histoire.