3. MOUVEMENTS SOCIAUX , POUVOIR ET PUISSANCE
Pendant longtemps, les mouvements sociaux émergents ont
été analysés sous l'angle du pouvoir. Ils étaient
perçus comme étant forcément en quête de pouvoir, du
Pouvoir. Or ces groupes, comme le souligne Elizabeth Jelin, l'obtention du
pouvoir n'est pas (ou du moins, pas forcément) leur objectif premier.
Ces mouvements sociaux furent dans un premier temps vus comme étant
l'expression collective, non-institutionnalisée des secteurs populaires,
destinée à être canalisée dans un parti
d'avant-garde.157 Cette lecture a rapidement montré ses
limites: ces "nouvelles formes d'organisation" ne pouvaient être
analysées selon les critères habituels de recherche du
pouvoir.158 De fait, ces groupes ne cherchent pas, ou pas tous,
à prendre le pouvoir et donc ne sauraient être assimilés
à ces révolutionnaires dont le but est d'arriver au pouvoir, et
"qui pensent qu'il suffirait de prendre et d'occuper le lieu central oü
est localisé le pouvoir pour l'arracher à ceux qui le
possèdent et pour l'utiliser à d'autres fins et pour d'autres
groupes."159
Il s'agit plutôt d'une nouvelle manière de faire
de la Politique, de nouvelles formes de relations et d'organisation sociale
répondant à un besoin pour les gens de "faire sens", de
reconstruire leur identité segmentée par la complexification du
processus de différenciation et de spécialisation
institutionnels.160 La caractéristique fondamentale de ces
nouveaux mouvements sociaux serait que s'il existe effectivement une
unité de principe dans la critique de la société, celle-ci
ne relève pas d'un programme unique ou d'un modèle qui
définirait exactement comme le monde devrait être. Au contraire,
cette critique, gr%oce à la rupture de liens du pouvoir
155 BENASAYAG Miguel et SZTULWARK Diego: Du
contre-pouvoir, La Découverte, Paris, 2000, p. 58.
156 PRONK, opcit., p. 90.
157 JELIN Elizabeth, Women and social change
in Latin America, UNRISD/Zed Books, London, 1990, p.3.
158 C'est encore cette lecture qui suscite
l'incompréhen sion de l'action des Zapatistes de l'EZLN. Beaucoup ne
comprennent pas que l'objectif des zapatistes n'est pas d'accéder au
pouvoir mais bien de susciter et contribuer à un changement
sociétal profond, différent de ce qui est possible lorsqu'on est
au pouvoir. Or c'est cela qui fait la spécificité et l'attrait du
mouvement zapatiste auprès de nombreux autres groupes et mouvements qui
s'inspirent de l'expérience chiapanèque dans leur propre
organisation.
159 BENASAYAG Miguel et SZTULWARK Diego, Du
contre-pouvoir, La Découverte, Paris, 2000, p. 64.
160 JELIN Elizabeth, ibid., p. 11.
preexistants, renvoie à une myriade de projets,
pratiques et theoriques, concus en fonction d'une liberation de
puissance.161
Ce besoin de faire sens, sans toujours se referer A un
objectif supreme (le pouvoir) qu'il faudrait atteindre donne lieu A la
recherche de nouvelles possibilites, notamment dans le cadre d'un
"mieux-developpement", de concevoir un savoir qui servirait non pas A creer un
dispositif de gestion et de domination mais bien une potentialite nouvelle
d'action et de changement egalitaire. L'autonomie serait donc un "momentum
concept" hoffmanien.162 Cette potentialite nouvelle correspondrait A
ce que Benasayag appelle "puissance" et qu'il oppose au "pouvoir". La puissance
est, selon Benasayag,
ce devenir multiple non catalogable, alors que le pouvoir est
une dimension statique (É) et qui, en definissant des frontières
et des formes, indique avant tout ce que l'on "ne peut pas". (É) la
puissance est le fondement de tout "pouvoir faire" tandis que ce que nous
nommons habituellement le pouvoir n'est autre qu'un des lieux de l'impuissance,
permettant, tout au plus, de recolter l'usufruit de la puissance
d'autrui.163
Il faut neanmoins articuler deux elements: la Politique qui
est un element dynamique et en devenir permanent, et la Gestion qui s'assigne
des objectifs pratiques et qui concerne les differents modes d'organisation et
de distribution au sein de la societe. La definition d'une democratie
authentique, serait selon Benasayag, l'ensemble des luttes en situation
pour l'augmentation de la puissance et en vue de la construction du
contre-pouvoir, ainsi que la representation de ces luttes dans la
situation-gestion.164 Cette conception reflète le fait
que les mouvements sociaux ne sont pas toujours des mouvements "contre" quelque
chose. Ils peuvent etre au contraire un processus de creation collectif d'une
situation nouvelle.
Dans cette nouvelle forme d'action collective, c'est la
question de la participation qui est soulevee. Les notions d'autonomie et de
puissance permettent de penser un systeme de relations sociales et par
extension un developpement dans lequel, A l'instar du rhizome
de Gilles Deleuze, "on entre par n'importe quel cTMte, (et oil) chaque point se
connecte avec n'importe quel autre, (et qui) est compose de directions mobiles,
sans dehors ni fin, seulement un milieu, par oil il cro»t et deborde, sans
jamais relever d'une unite ou en deriver; sans sujet ni
objet."165
On pourrait donc, au vu de ce qui precede, definir l'autonomie
dans les memes termes que ceux utilises pour definir le concept de
genre: l'autonomie se vit au quotidien, elle repose sur les relations
entre les parties prenantes, elle est variable dans le temps et l'espace et
traverse toutes les spheres de la societe.
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