2. L'EVOLUTION DU 'DISPOSITIF' FEMMES ET
DEVELOPPEMENT
Nous avons dans les chapitres précédents,
analysé la question du genre et du développement sous l'angle du
savoir et du pouvoir que nous avons synthétisés à partir
de la notion de dispositif de développement.
C'est donc en poursuivant dans cette option théorique
que nous allons analyser quelques concepts et cadres d'analyses qui sont (ou
ont été) utilisés dans l'approche "femmes et
développement" dans un premier temps, "genre et développement"
par la suite. Nous ne prétendons pas faire une analyse exhaustive des
cadres théoriques en la matière mais plutôt montrer quelle
en a été l'évolution conceptuelle, quelles ont
été les influences majeures et
92 PISANO, Margarita , Un cierto
desparpajo, Ediciones Noemero Cr'tico, Santiago de Chile, 1996.
93 Sur l'action du "militant humanitaire" et de la situation
paradoxale dans laquelle il se trouve par rapport au système
capitaliste, Benasayag dit ceci:
Pour ces gens de bonne volonté, la question n'est plus
d'essayer de "changer le monde", mais de voir comment, au moins, on pourrait
intervenir efficacement pour stopper ou limiter l'horreur. Cette attitude
procède d'une ambigu ·té fondamentale: d'un
côté, la matérialité de l'action est indiscutable;
mais de l'autre, le mouvement dans lequel elle s'inscrit est très
souvent instrumentalisée par la société du spectacle, qui
joue sur la fascination de l'horreur du monde. Emerge ainsi le spectacle
des"bons" qui aident les autres, laissant intacts les mécanismes qui
maintiennent la grande majorité dans un rôle de spectateur. Le
militant humanitaire (avec des variantes et des exceptions) court ainsi en
permanence le risque de produire des effets opposés à ceux qu'il
désirait. En n'abandonnant pas la croyance en une "totalité
abstraite" du monde, il dépouille les habitants de la puissance qui
n'existe que comme développement dans l'universel concret. Ainsi, dans
un monde homogène, unifié par le pouvoir, le militant humanitaire
finit par accepter l'impossibilité de s'opposer à
l'hégémonie capitaliste." BENASAYAG Miguel et SZTULWARK
Diego , Du contre-pouvoir, La Découverte, Paris, 2000,
p. 74.
comment ces options théoriques ont contribué (ou
non) à un "mieux développement". Nous adopterons donc une
approche à la fois chronologique et thématique afin de mieux
comprendre ce qui a provoqué ce changement conceptuel du FED au GED.
Quelques cadres théoriques et quelques auteurs nous ont donc
semblé importants pour montrer cette évolution, soit parce qu'ils
sont les plus utilisés dans le monde de la coopération, soit
parce qu'ils ont influencé un changement majeur dans les théories
utilisées.
Naila Kabeer différencie trois différentes
façons d'aborder la question "femmes et développement": la grille
des rTMles de genre, la grille du triple rTMle, et enfin l'analyse des
relations sociales. 94 Ces différents cadres ont donc servi
de base théorique aux différentes approches pratiques qui ont
marqué l'approche "Femmes et développement" en vigueur à
partir du milieu des années soixante-dix. On peut distinguer, comme
Moser le fait dans son analyse sur la planification de genre95, cinq
approches intégrant les femmes dans le développement:
l'approche du bien-titre, de l'équité
, de la lutte contre la pauvreté , de
l'efficacite et de l'empouvoirement. Les quatre
premières approches sont essentiellement utilisées par le Nord
dans ses actions vers le Sud. La dernière, celle de l'empouvoirement,
est concue et défendue par les
femmes du Sud elles-memes, en réponse aux
premières.
A nos yeux, l'analyse des relations sociales ainsi que
l'approche empouvoirement font partie de l'approche Genre et
Développement. En se référant à ce que nous avions
développé dans la première partie, notamment ce qui touche
au "dispositif de développement" et l'utilisation du savoir dans la
construction d'un développement "alternatif", nous pouvons en effet dire
que ces analyses et approches sont différentes à plus d'un titre.
Elles représentent à la fois un changement sémantique et
un changement organisationnel. En utilisant le genre comme terme de
référence et en axant les théories et les pratiques sur
les femmes et à partir des femmes, ces approches permettent de sortir du
dispositif de développement ou du moins en montrent les alternatives.
Nous les analyserons donc séparément.
A. Les cadres théoriques
i. Le cadre des roles de genre
Le cadre des rTMles de genre a été
développé par l'Université d'Harvard. Son objectif est de
fournir aux professionnels du développement un cadre permettant de
prendre en compte un maximum de facteurs lors de la mise en oeuvre d'un projet
de développement (que celui-ci soit spécifiquement adressé
aux femmes ou non). Il s'agirait donc d'un outil servant dans la planification
afin de dépasser une allocation des ressources insuffisante. Dans ce
cadre96, l'accent est une fois encore mis sur le rTMle productif de
la femme et son intégration dans la sphère de production meme si
le postulat de départ est que l'équité et la croissance
économique sont des objectifs compatibles qu'il faut atteindre
simultanément.97 En mettant
94 KABEER Naila, Triples rTMles,
rTMles selon le genre, rapports sociaux: le texte politique sous-jacent de la
formation à la notion de genre, in BISILLIAT Jeanne et VERSCHUUR
Christine (dirige par), Le Genre: un outil nécessaire.
Introduction à une problématique, Cahiers Genre et
développement, n°1, 2000, AFED-EFI, Paris- Genève, pp.
155-174.
95 MOSER Caroline O.N.,
Planificaci--n de género y desarollo: teoria, practica y
capacitaci--n, Entre Mujeres/ Flora Tristan ediciones, Lima, 1995., pp.
91-123
96 voir OVERHOLT Catherine (et
al.), Femmes dans le développement: cadre pour un projet
d'analyse, in BISILLIAT Jeanne et VERSCHUUR Christine (dirige
par), Le Genre: un outil nécessaire. Introduction à
une problématique , Cahiers Genre et développement,
n°1, 2000, AFED-EFI, Paris-Genève, pp. 201-214.
et RAZAVI Shahrashoub et MILLER Carol, From
WID to GAD. Conceptual Shifts in the Women and Development Discourse,
Occasional Paper n°1, UN Fourth conference on Women, février 1995,
pp.16-19.
97 OVERHOLT Catherine, opcit., p.
202.
l'accent sur des arguments économiques (allouer des
ressources aux femmes), ce cadre, selon Razavi et Miller, cherche à
amadouer ceux à qui les concepts de "femmes" et "équité"
feraient peur.98
Ce cadre prend en compte quatre dimensions:
- l'impact différencié selon les sexes d'un
contexte général, - la répartition sexuelle des
activités,
- l'accès et le contrTMle différencié aux
ressources,
- les mécanismes de prise de décision. 99
En faisant abstraction totale de ce que Kabeer appelle connexion
sociale (social connectedness)100 et qui concerne
les relations concretes entre les femmes et les hommes,
cette analyse risque d'être figée dans le temps et l'espace
et, de ce fait, de ne pas montrer comme le changement
intervient dans ces relations et dans la division des rTMles et des
responsabilités. De plus, en insistant sur les différences entre
les hommes et les femmes, l'analyse tend à masquer les relations entre
les deux sexes, leurs interactions, collaborations, lieux
d'intérêt et leurs échanges.
Elle fait également abstraction de la question du
pouvoir, comme si elle ne se posait pas. Or comment expliquer la
différence dans l'allocation des ressources - matérielles ou
autres, si ce n'est en soulevant la question du pouvoir. Pour ces auteurs,
l'observation seule des faits, et leur systématisation via des
données bien ordonnées, suffirait à changer cette
inégalité d'accès aux ressources. Les femmes sont
considérées comme appartenant à un système
donné (qui est en général le
ménage101 mais peut être également la
communauté) mais les interactions, souvent complexes, entre
éléments de ce système ne sont pas mises en exergue et les
causes de l'inégalités ne sont pas analysées.
Cette facon d'analyser les choses correspond à la
tendance qu'ont les ONG et les institutions à esquiver le politique. En
effet, se confiner à la sphère privée permet de faire
l'économie de la question du rTMle politique des femmes, de leur
citoyenneté et de leur accès au pouvoir mais aussi de la
dimension collective de leurs actions, en tant que femmes autonomes et non plus
seulement en tant qu'épouse ou mère. En réalité,
l'objectif principal (et peut-être le seul) est la réussite des
projets dans lesquels, les femmes ne jouent qu'un second rTMle dans ces
projets, n'étant qu'exécutantes.
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