B. Les femmes font leur entrée comme actrices du
développement
83 On parle aujourd'hui d'aide au développement ou
d'aide humanitaire, les deux domaines se distinguant assez nettement l'un de
l'autre dans les méthodes utilisées et dans les visions
sous-jacentes à leurs actions, même si les acteurs participant aux
deux domaines sont souvent identiques. La différenciation principale
entre les deux vient principalement de l'urgence dans laquelle agissent les
organisations d'aide humanitaire. Cette urgence a des répercussions sur
la totalité de leur action, tant au niveau de la conception, de la
gestion que de l'évaluation de leurs projets.
84 HERMET Guy, Culture et
développement, Presses de Sciences Po, Paris, 2000, p. 23.
Dans cette situation de "mal-développement", les femmes
étaient les "invisibles parmi les invisibles" et la stratégie
basée essentiellement sur la croissance du PIB ne faisait que contribuer
à la dégradation de leur position. En particulier, le
système économique libéral qui a succédé au
colonialisme a perpétué la subordination des femmes.
Ce constat constitue la base de la thèse d'Ester
Boserup. Celle-ci a contribué, gr%oce à son livre
Women's role in Economic development, en 1970,
à mettre le thème "femme et développement" à
l'ordre du jour des institutions internationales.85 Si la
thèse développée par Boserup dans son ouvrage est
largement inscrite dans une vision productiviste du rTMle des femmes, elle a
cependan t le mérite de mettre en avant la responsabilité
occidentale capitaliste dans la détérioration du statut des
femmes.
C'est donc au début des années 1970 que commence
ce que Anita Anand appelle "course Femmes et développement" et
qui désigne l'engouement qui a suivi la Conférence Internationale
de l'Année de la femme en 1975.86 Véritable course en
effet, tant les moyens humains et financiers mis en Ïuvre pour tenter de
prendre en compte la femme dans le développement ont été
importants.
Selon l'expression consacrée, intégrer la
femme au développement signifie que celle -ci joue son rTMle,
qu'elle participe à l'effort de développement et qu'elle
s'intègre au marché. Il s'agit donc d'un développement qui
reste essentiellement axé sur la croissance économique.
Alors qu'auparavant les femmes étaient
considérées uniquement en tant que mères et
épouses, elles sont devenues des "unités de production". A partir
de la thèse de Boserup, les partisans du FED vont inscrire la
subordination de la femme dans un cadre principalement économique. La
différence de statut et de pouvoir des femmes est uniquement
causée par leur exclusion du marché. Il suffirait donc simplement
de faire en sorte qu'elles ne soient plus exclues de la sphère
économique pour qu'elles puissent enfin revendiquer un statut
égal à celui des hommes. Cependant cette thèse peut
facilement se retourner contre les femmes. Comme le souligne ironiquement Jane
Jacquette, si toute production mérite récompense, et s'il est
admis que les femmes sont, pour des raisons physiques, moins productives que
les hommes, il est alors normal que les femmes recoivent moins de ressources ce
qui bien évidemment serait contraire à l'effet
recherché.87 Les partisans du FED ont démontré
que le manquement dans la reconnaissance et l'utilisation des rTMles productifs
des femmes, au sein des foyers et en dehors, est une erreur de planification
entra»nant une mauvaise utilisation des ressources. Il en découle
que si l'on améliore l'accès des femmes aux technologies et aux
crédits, leur productivité en sera augmentée et aura un
impact positif sur le développement national. L'investissement dans les
femmes aurait donc des conséquences positives en termes
économiques mais également en termes sociaux.
Parallèlement, cette première époque voit
l'émergence d'un fort courant féministe économiciste qui
défie le concept d'efficacité des théories
économiques néoclassique et qui élargit le discours de
l'efficacité pour défendre un développement humain et
durable. La stratégie qui consistait à concevoir des projets
mettant l'accent sur les femmes, avec pour objectif plus d'équité
et plus d'efficacité économique, a eu pour répercussion de
donner la
85 BOSERUP Ester, Women's role in economic
development, Earthscan Publications, London, 1989 (1970).
86 ANAND Anita, Un point de vue féministe
sur le développement, in ISIS, Femmes et
développement. Outils pour l'organisation et l'action, Editions d'en
bas/L'Harmattan, Lausanne et Paris, 1988, p. 22.
87 La moindre productivité des femmes est
évidemment toute relative. On dit souvent au contraire que les femmes
ont une capacité de travail supérieure à celle des hommes.
A ce propos, la plupart des personnes rencontrées lors de nos voyage en
Amérique centrale, évoquaient le rTMle primordial des femmes dans
la reconstruction après l 'Ouragan Mitch ainsi que la charge de travail
particulièrement important qu'elles ont pris en charge.
priorité à ce que le développement attendait
des femmes plutôt qu'à ce que les femmes attendaient du
développement.
Or, comme le souligne Annie Vézina,
on remarque que les interventions et les discours
féministes (IFD et GED)88, qui
véhiculent l'idée que pour se libérer,
les femmes doivent s'intégrer au développement en participant
à des activités économiques, peuvent entrer en conflit
avec les rôles qui sont traditionnellement dévolus aux
femmes89.
Les modalités d'intégration de la femme dans le
système économique productif dépendent des analyses mais
on observera que lorsque l'aspect économique de cette intégration
prime sur l'aspect social et politique, les cadres proposés sont
inadaptés. La question de la pertinence de ce savoir se pose d'autant
plus qu'il existe toujours un décalage entre la théorie et la
pratique. De cette observation on peut faire deux constats:
Le premier est que cette meilleure connaissance "absolue" de
la situation des femmes n'a pas contribué à une
amélioration visible du sort des populations étudiées. Ce
constat quelque peu pessimiste s'observe à la fois dans le domaine du
développemen t et dans le domaine des femmes. J'étayerai cette
assertion dans la partie consacrée au féminisme en
Amérique latine.
Le deuxième constat, corollaire du
précédent, est que l'acquisition de ce savoir n'ayant
profité ni aux femmes, ni au développement en
général, il a par contre été utile aux ONG et aux
institutions qui en ont fait leur "fonds de commerce". Cette connaissance sur
l'objet qu'est le développement, les femmes et le genre, s'est vue
développée et instrumentalisée par les ONG et
institutions, qui y ont puisé une certaine légitimité pour
leurs actions, voire leur existence même. Cependant, le savoir
utilisé reste largement dépendant d'une école de
pensée particulière, d'une théorie qui reste assez
statique alors que le défi à relever, si l'on veut que le genre
contribue au dynamisme du développement, est celui de"s'orienter
vers la découverte, la réinvention des cheminements, la
dialectique d'un processus dans lequel on reconna»t à
différentes cultures des significations qui ne sont pas
nécessairement univoques."90
Or on observe ici que la plupart des théories qui
émergent dans le domaine FED sont apolitiques, sans prises de positions
claires. Il s'agit plutôt de constats, d'observations, de cadres qui sont
élaborés sans que ceux-ci ne se rattachent à une
réalité concrète. Dans la plupart des cas, la base de ces
théories est une "resucée" édulcorée et
dépolitisée du discours féministe (par exemple les cadres
des rôles et des besoins que nous analyserons dans le chapitre suivant).
Comme le fait remarquer Dagenais, on est frappés par le haut niveau
d'abstraction du discours et le ton désabusé, sinon franchement
cynique, adopté par beaucoup d'auteurs.91
Par ailleurs, on observe que certaines théoriciens,
qui, à l'instar des féministes, préfèrent
repolitiser les concepts et travailler à l'élaboration
d'alternatives théoriques ou pratiques d'un autre développement,
et n'hésitent donc pas à remettre en question le système
global du développement et le patriarcat, sont peu prisés par les
institutions. Lorsque les institutions se réapproprient leurs
théories, elles perdent ce caractère novateur (en termes
d'analyse des relations de genre et de leur répercussion sur
l'organisation générale de la société). Pisano dit
à cet égard que les connaissances ne se légitiment pas
toutes de la même
88 IFD: Intégration des femmes dans le
développement; GED: genre et développement.
89 VEZINA Annie: La micro-entreprise: une
technique d'assujettissement des femmes dans le dispositif de
développement Altérités. No 3 (janvier 2002).
http://www.fas.umontreal.ca/ anthro/varia/alterites/n3/vezina. html.
90 GARCIA CASTRO, opcit., p.52.
91 DAGENAIS Huguette, Conceptions et
pratiques du développement: contributions féministes et
perspectives d'avenir, in BISILLIAT Jeanne et VERSCHUUR Christine
(dirige par), Le Genre: un outil nécessaire. Introduction
à une problématique, Cahiers Genre et
développement, n°1, 2000, AFED-EFI, Paris-Genève, p.
32
manière et que celles qui impliquent une action
politique envers le patriarcat, le remettant en question, se "recyclent " de
manière à les rendre impraticables, neutres et finalement,
fonctionnelles pour le système. 92
Cette constatation n'a cependant rien d'extraordinaire
puisqu'il est normal, lorsqu'une théorie ou une pensée
est réappropriée par le politique, de voir cette théorie
servir à confirmer, à conforter, et à justifier les
actions des responsables politiques. Nous avions d'ailleurs abordé cette
question de la perte d'imagination dès lors qu'il s'agit d'exercer
réellement le pouvoir et la transformations de celui-ci en gestion
dans le chapitre précédent.
Dans la plupart des cadres et des approches que j'analyserai
dans cette partie, on observera donc ce phénomène
"d'adoucissement" du propos, phénomène qui donne l'impression que
lorsqu'on parle d'intégrer le genre au développement, il s'agit
plutôt de ÇrafistolagesÈ, d'intégration d'un
élément mineur - femme ou environnement - comme on enfonce un
dernier objet au fond de la valise avant de la fermer, lorsqu'elle est
déjà pleine. En fait, il s'agit pour le développement de
décider ce qu'il veut de la femme et non pas pour la femme de
décider ce qu'elle veut du développement.
Paradoxalement à cet "adoucissement", on observe que la
coopération internationale reste dans le pratique, dans le
terre-à-terre, et rien n'est vraiment fait pour que le regard change. Ce
regard, c'est souvent celui de l'expert, du spécialiste, du technicien
et c'est celui-là qui influence les projets qui sont mis en place. Il
semblerait donc qu'il y ait en quelque sorte un écart entre ce qui se
dit et se projette dans les cénacles de la coopération
internationale (au niveau institutionnel) et ce qui peut se voir dans la
réalité des projets portés par les ONG. Les ONG se voient
en effet confrontées à une double contrainte paradoxale qui les
fait osciller en permanence entre une vision et une manière d'agir
alternative et novatrice et la contrainte financière et souvent
politique (malgré le "N" de leur nom) qui les oblige le plus souvent
à adoucir leurs actions et propos et à se ranger dans le rang
institutionnel.93 La situation n'est pas différente en ce qui
concerne l'utilisation du concept de genre.
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