Chapitre II: Savoir du développement: le
Dispositif
Ce chapitre s'attachera non pas à faire une analyse
détaillée de la constitution du savoir du développement
mais plutôt à observer comment se tissent les liens entre ce
savoir et les institutions et organisations qui l'utilisent. Nous mettrons donc
l'accent sur l'utilisation du savoir et les conséquences de cette
utilisation sur le savoir lui-même. Ce chapitre s'attachera plutôt
à montrer la facette "institutionnalisée" de l'utilisation du
savoir. Nous verrons par la suite51 comment il est possible
d'utiliser ces savoirs à "contre-courant", afin de créer d'autres
relations sociales, d'autres structures, qui ne seraient plus basée sur
un pouvoir institutionnel mais sur une puissance sociale plus autonome. Nous
verrons en particulier comment les ONG arrivent à gérer la double
contrainte paradoxale (double bind) dans laquelle elles se trouvent:
dépendante du "système" qui les finance (tant en termes
strictement financiers, qu'en termes de "fonds de commerce" 52),
mais désireuses de se battre contre lui et de le changer.
1. DISCOURS ET LANGAGE
Tout comme un savoir et un discours ont été
élaborés sur les femmes et sur le féminisme, un savoir a
été élaboré dans le champ du développement.
Un corpus conceptuel et explicatif a été élaboré
pour comprendre la réalité des pays du Sud, les raisons de leur
'retard économique', les particularités politiques,
économiques et sociales de ces pays. Ce savoir n'était pas
uniquement altruiste. Depuis la colonisation les connaissances se sont
développées sur les pays colonisés afin de pouvoir mieux
les comprendre, mais surtout de pouvoir mieux les gérer et les
utiliser.
Le développement de ces connaissances a
généré un nouveau vocabulaire, le discours devant
s'adapter à de nouvelles connaissances et des faits nouveaux. Fruits
d'un métissage, ce langage nouveau a permis de mettre en place de
nouveau schéma de pensée et d'action. Par un savant va-et-vient
entre la pratique et la théorie, un nouveau savoir s'est
constitué, qui n'était ni exactement le reflet de la
réalité, ni exactement ce que ses concepteurs avaient voulu en
faire. A de nouvelles réalités correspondent de nouveaux mots,
qui à leur tour entra»nent de nouvelles réalités pour
l'objet qu'ils désignent et le sujet de ce savoir. Comme l'écrit
Bruyère-Rieder,
"les mots ne servent pas uniquement d'intermédiaire
entre le réel, tel qu'il est percu et compris par chaque
collectivité, et les hommes. Ils ne sont pas neutres,
c'est-à-dire transposables tels quels dans une autre langue; ils
délimitent également les contours
du réel, mettent en évidence certaines de ses
figures, laissent dans l'ombre quelques-unes de ses composantes, opèrent
une structuration particulière de l'espace et du temps, ordonnent les
regards, hiérarchisent les valeurs, systématisent
l'empirie."53
51 dans la troisième partie, deuxième chapitre,
page 56
52 Cette réflexion m'a été faite
notamment à propos du rôle des ONG dans les conférences
pour la reconstruction en Amérique centrale "post-Mitch". Lors de ces
conférences il était clair que les ONG cherchaient d'abord
à garantir leur propres subsides (interview avec Maria Teresa Bland--n
et Ana Quiroz à Managua, octobre 2000).
53 Citée dans SAINT-HILAIRE Colette,
La production d'un sujet-femme adapté au développement. Le
cas de la recherche féministe aux Philippines, in Savoirs et
gouvernementalité, n° thématique de Anthropologie et
Sociétés, vol.20, n°1, Université de Laval, 1996,
pp. 81-101, p. 82.
Ce discours, qui pour certains n'existe pas et n'est que
mystification, a néanmoins produit quelque chose de 'réel' ou du
moins un sujet et une 'réalité'54 adaptés
à ce discours que celui- ci rend visible et concret. Escobar
décrit le processus de construction de cette visibilité en
expliquant comment un ensemble de techniques, de strategies, de pratiques
organise, contrTMle et gere la production, la validation et la diffusion du
savoir expert sur le développement et sur les populations visies par ses
interventions.55
Au delà des mots, ce sont donc
des sujets catégorisés,
systématisés, qui apparaissent, sujets qui sont "définis
par le discours, construits dans les pratiques".56 Ces sujets
deviennent des individus sérialisés, identiques, aux besoins
standardisés et aux rTMles attribués d'avance. Ainsi on fait des
habitants du Sud, des habitants types, pauvres, peu instruits, ancrés
dans leurs traditions, qu'il faut moderniser (occidentaliser). Le fait de
nommer ainsi les différentes réalités enleve des
"possibles", transforme toute situation concrete en objet d'une expertise,
forcement subjective et réductrice. C'est une sorte de mythologie du
développement qui est ainsi mise en place, mythologie qui crée
des réalités, de problemes et des besoins auxquels la
coopération au développement tente de répondre par ses
projets.
En parlant de mythologie, loin de nous cependant l'idée
que les problemes vécus par les populations du Sud sont des inventions
du Nord. Ce que nous appelons mythologie est plutTMt la réalité
subjective qui est ainsi décrite par le biais du langage utilisé
dans la coopération et qui nous semble, par sa subjectivité, ne
donner qu'une interprétation des diverses situations vécues par
ces populations. Interprétation qui ensuite suscitent des
réactions "adaptées".
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