1.3.2.2. Le rapport à l'argent.
L'esprit communautaire évoqué plus haut,
qui caractérise l'africain, exerce, en outre, une influence sur la place
réservée aux questions économiques. Comme l'indique
Muamba, l'économique n'est valorisé que s'il permet
l'autosubsistance de la famille, le développement des relations sociales
et l'acquisition des femmes, source de fécondité et partant de la
véritable richesse.
Cette prééminence du social est à
la base de l'absence de toute stratégie de développement. Le
profit réalisé est une simple conséquence des
opérations menées pendant une période donnée et non
d'une planification stratégique. L'entreprise vit au jour le jour ; Et
l'absence de stratégie, voire de planification, est liée à
la perception que l'africain se fait du temps et de la
durée.
1.3.2.3. Le rapport au temps.
Malgré l'apparition de la science du temps et
de l'horlogerie, indique Muamba111le rapport que l'Africain
entretient avec le temps reste fortement influencé par le vécu
primitif de la durée où cette dernière »est une chose
en soi, apparentée à la nature. Elle se présente comme une
réalité extérieure qui entoure, domine et parfois
même écrase. L'individu n'a d'autre choix que de s'y soumettre
d'une manière passive. La durée est donc avant tout une
expérience individuelle et socialisée, expérience d'un
conditionnement naturel avec lequel les acteurs sociaux cherchent à
composer, bref, à vivre.
Il y a donc une soumission au temps, dont la
signification est donnée par les activités qui les meublent et
les mythes qui les décrivent. Ainsi dans les langues africaines, chaque
mois ou mieux une période correspondant approximativement à un
mois porte un nom en rapport avec les activités qui doivent y être
menées. Une illustration peut être donnée par la
signification de chacune des expressions luba désignant les
différents mois du calendrier (voir tableau 2).
Ces activités périodiques
relèvent plutôt d'une simple routine que d'une prévision.
Le futur est une simple reproduction du présent, comme celui-ci l'est du
passé. C'est là une représentation du temps basée
sur une logique de reproduction simple et cyclique de la durée. En
effet, écrit Bourdieu112, dans l'optique de la conscience du
temporel, le futur ne peut apparaitre comme un champ ouvert sur une
infinité de
111 Muamba M. Ngandu, op. cit
112 Bourdieu P., Société traditionnelle - Attitude
à l'égard du temps et conduite économique, Sociologie du
travail, Vol. 1, n° 5, janvier - mars 1963, pp. 24-44. Cité par
Muamba M. Ngandu, op. cit., p. 23
choix, mais comme une projection en avant de
l'empirisme vécu, de l'expérience présente. Cet
état d'esprit, poursuit Bourdieu, entraîne une attitude de
prévoyance, qui diffère de la prévision dans la mesure
où elle est dictée par l'imitation du passé et la
fidélité aux valeurs transmises par les anciens. Elle n'a en fait
d'autre ambition que de réduire au minimum la part de l'imprévu.
C'est au nom de cette prévoyance qu'en milieu rural on met de
côté de la nourriture ou les semences pour la saison future en vue
d'assurer la continuité du présent.
Tableau N° 2 : Le mois du calendrier
luba
N°
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Expression / Mois
|
Caractéristiques ou Activités
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01
|
Janvier : Ngondo wa kumpala113 => Tshongu
wa minanga
|
Mois sana pluies ; soleil piquant, brûlant
même les
cultures. Période de la petite saison (mi-saison)
sèche
|
02
|
Février : Ngondo muibidi =>Lwishi
|
Fin petite saison sèche, début des
pluies.
|
03
|
Mars : Ngondo muisatu =>Lwabanya nkasu
|
»Distribution des houes».
Période où commencent les travaux de
champs
|
04
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Avril : Ngondo muinayi =>Tshisanga
nkasu
|
Période d'abondantes pluies (Période
pluvieuse)
|
05
|
Mai : Ngondo muitanu =>Lumungulu
|
Période de la pré-récolte.
Début saison sèche. Cueillette des oranges, citrons,
mandarines,...
|
06
|
Juin : Ngondo muisambombo => Kabalashipu
|
Saison sèche encore à ses débuts.
Poursuite de la
cueillette des oranges, citrons et
mandarines,...
|
07
|
Juillet : Ngondo wa mwanda mutekete => Kashipu
mpumpumpu
|
Pleine saison sèche.
Diminution des fruits (oranges,...)
|
08
|
Août : Ngondo wa muanda mukulu => Tshimungu wa
mashika
|
Période de grand froid. Incendie des brousses.
Cueillette des mangues.
|
09
|
Septembre : Ngondo wa tshitema
=> Kabitende ou Mudila ntongolo
|
Période des grillons, des chenilles et des
cigales
|
10
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Octobre : Ngondo wa dikumi => Kaswa
mansense
|
Période où l'on creuse des
thermites.
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11
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Novembre : Ngondo wa dikumi ne umue =>
Kaswabanga
|
Période de crise alimentaire ou des jeunes pousse.
Début par endroits des »nswa» (=ndonge)
|
12
|
Décembre : Ngondo wa dikumi ne muibidi
=>Tshiswa munene
|
Période de la récolte et de l'abondance
alimentaire.
Période des ananas et des bananes, aussi
des
pangolins, des »bilundu» -> nswa + mankenena
et champignons »bowu bwa bilundu»
|
Remarques : Les champs sont cultivés au bord
des rivières ou dans la forêt et n'ont donc pas de période
de récolte ou plantation à cause de l'humidité du sol ; le
riz est planté dans les marécages et est récolté
pendant la saison sèche.
|
La prédominance du rythme agricole, que les
expressions luba désignant les différents mois du calendrier met
en avant, fait qu'en Afrique, ainsi que le note Muamba114, la vie ne
se conçoit pas comme l'expression d'une course contre la montre qui
exigerait une constante référence au temps, afin de s'assurer des
progrès accomplis ou à accomplir. Cet état des choses
explique l'absence de planification stratégique chez les agents
économiques. C'est bien encré dans les esprits d'autant plus que
les mythes, les contes et les chansons populaires valorisent plus la jouissance
immédiate. La vision à long terme, voire à moyen terme ne
trouve de place dans les enseignements transmis aux générations
successives grâce à ces puissants outils de communication que sont
les contes, les mythes et les chansons populaires.
113 Ngondo = mois. Wakumpala = le premier ; muibidi = le
deuxième ; muisatu = le troisième ; etc
114 Muamba M. Ngandu, op. cit.
Il en résulte une préférence du
présent à l'avenir. Mais cette situation découle aussi de
la conjugaison de certains autres facteurs négatifs, tels que les effets
d'imitation, de démonstration ou d'ostentation, lesquels
décrivent, en fonction des critères reconnus dans la
société comme gages de la réussite, le comportement de
nouveaux riches qui préfèrent la consommation de luxe, les
voitures de luxe, des villas, maisons ou appartements dans le pays comme
à l'étranger. A ce comportement s'ajoute la
préférence de la consommation à
l'épargne115.
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