2) Une approche épistémologique de l'art est
nécessaire pour comprendre ses fondements et les évolutions
philosophiques qui l'ont transformé et affiné au cours des
siècles.
Le mot art est issu du latin ars, signifiant
technique, et est employé, dans l'Antiquité, pour désigner
le savoir-faire d'un métier, qui n'était pas
nécessairement lié à une activité artistique (par
exemple l'orateur, le médecin). La notion d'artiste n'avait pas,
à cette époque, le sens que nous lui donnons aujourd'hui ; ici on
parlera davantage d'artisan, l'individu qui maîtrise un savoir-faire.
L'art est très présent chez les Grecs, tant sur le plan sensible
(monuments, statues, peintures...) que sur le plan intelligible (le monde des
Idées*, la philosophie).
Platon s'est penché sur cette notion, à laquelle
il allie celle de beauté, qui n'est autre que le vecteur et la
finalité de l'art. Rappelons-nous dans le contexte de l'époque,
que la nature, fruit de l'oeuvre des dieux, êtres parfaits, ne peut
qu'être belle puisque ses créateurs sont bons. Les Hommes,
créés par des demi-dieux, sont quand à eux imparfaits, et
ont donc une aspiration naturelle et spirituelle* à promouvoir la
beauté, et à << faire du beau ». Mais Platon souligne
la difficulté, notamment dans la discussion entre Socrate et Hippias, de
définir ce qu'est le beau et de le distinguer de ce qui est beau. Ce qui
est beau, pour Platon, se révèle être ce qui appartient au
plaisir des sens, aux passions (par exemple la vue d'une jeune femme, des
temples), tandis que le beau lui-même, bien qu'engendrant un plaisir
sensoriel chez l'individu, trouverait son essence dans le monde intelligible,
au-delà de l'homme, dans le divin, à travers l'acte de
contemplation.
Les artistes sont alors des hommes pourvus d'une certaine
spiritualité qui les entraîne dans la recherche de la
beauté ; et pour mettre cette recherche en pratique, ils imiteront la
nature. C'est pourquoi les oeuvres d'art de cette époque, notamment en
ce qui concerne les statues, sont dotées d'une idéalisation des
formes très prononcée. Cependant, Platon dénonce le
travail des artistes, plus précisément le fait d'imiter, de
copier les phénomènes (la mimêsis). Quel que soit le
modèle utilisé, et le réalisme, la copie ne sera jamais
considérée dans son essence comme une vérité ; par
exemple, une peinture d'un vignoble restera avant tout une peinture, et non le
vignoble. Platon parle de l'illusion de l'art, et la condamne.
Aristote poursuit cette réflexion en conservant
l'idée de mimêsis comme essence de l'art, toutefois il l'envisage
sous un angle plus humain. En effet, pour lui, la mimêsis se traduit par
la représentation d'une action vraisemblable à partir du
réel humain, faisant de l'art << la faculté de produire le
vrai avec réflexion » ; autrement dit la vérité par
et pour les hommes, en reconnaissant le processus de représentation. La
spiritualité n'est toutefois pas écartée, l'artiste reste
toujours sous une inspiration divine ; et cela s'élargit à toute
forme d'art (la médecine par exemple).
En ce qui concerne la beauté, Aristote évoque
les notions << d'ordre » et << d'étendue ». Une
oeuvre, pour qu'elle soit belle, doit posséder des proportions
harmonieuses, telles qu'elles le seraient dans la nature (cela vaut aussi pour
un bel être). L'oeuvre doit se contenter d'être juste.
Artistote parle également de l'art comme ayant un effet
cathartique sur l'être. La catharsis se définit comme une action
purificatrice de l'esprit d'un être, mais aussi purgative
(évacuation des humeurs). Le plaisir éprouvé par la
contemplation d'une oeuvre (une peinture, une tragédie, etc.) aurait une
fonction libératrice et bienfaisante. Il reconnaît donc un pouvoir
à l'art sur le corps et l'esprit humain. Ce concept inspirera la majeure
partie des philosophes des époques ultérieures.
En France, et jusqu'à la Renaissance, les arts sont
majoritairement au service de la religion (peintures et sculptures
retraçant les scènes et les personnages de la Bible, architecture
des lieux de culte...). Ce n'est qu'à partir de la fin du XVème
siècle, que l'art est pensé et appliqué dans de nouveaux
objectifs, dont la science et plus spécialement l'anatomie font partie.
La recherche de la beauté idéale et parfaite est peu à peu
grignotée par l'arrivée du réalisme, dont l'une des
manifestations caractéristiques est la laideur (peinture d'hommes
écorchés, mal-formés, mutilés). Le divin nous
quitte pour aborder une représentation de la réalité
humaine sous toutes ses coutures, et cela bouleverse évidemment les
mentalités de l'époque. Aussi naissent les << Beaux-Arts
», qui se révèle être une discipline promouvant la
recherche esthétique dans les arts. La distinction entre l'art de
l'artisan, et l'art de l'artiste émerge doucement dans les courants de
pensée, mais n'en sera vivement discutée qu'au XVIIIe
siècle, aussi appelé le siècle des Lumières*.
Diderot trouve à l'artiste un rôle politique
potentiel qu'il devrait exploiter dans les oeuvres qu'il produit (par exemple
les vertus nationales à prêcher pour le poète tragique). Il
tient aussi à populariser l'art (au même titre que toute autre
connaissance et science), à le rendre accessible pour chaque citoyen. Il
est l'un des premiers philosophes à tenter de <<
démocratiser » l'art.
Burke reprend l'idée aristotélicienne d'harmonie
des proportions en avançant le fait que la beauté d'une oeuvre ne
peut se limiter à ce critère << formel ». Il avance
aussi l'idée d'une pluralité de l'esthétique ; que si la
beauté est un concept universel, elle se manifeste selon des
critères de reconnaissance propres à chaque individu.
Kant va plus loin en réfléchissant sur la notion
même d'esthétique, qu'il définit comme
la science du beau. Le sentiment esthétique est vu ici
comme le plaisir désintéressé éprouvé par
l'acte contemplatif ; en ce sens l'esthétique est universelle, nous
sommes tous aptes à éprouver ce plaisir. Toutefois Kant prend
soin de distinguer le beau de l'agréable, siège du jugement de
goût. Si une oeuvre est agréable pour l'un et non pour l'autre,
<< ce n'est qu'une question de goût >>.
Au début du XIXe siècle, les travaux de Hegel
discutent la pensée kantienne, notamment à l'égard du
beau. Hegel exclut la beauté naturelle (qui pour Kant représente
la beauté dans son universalité, et par conséquent
supérieure à la beauté artistique), car
dénuée de spiritualité, dont cette dernière est le
propre de l'homme. L'esthétique est un sentiment humain, et n'a donc
rien à voir avec la nature. L'art est vu ici comme une
nécessité humaine (toute activité humaine existante
répond à un besoin chez Hegel), et plus précisément
comme l'expression sensible d'une chose spirituelle. Il souligne aussi que la
beauté d'une oeuvre fait appel aussi bien à son apparence
qu'à son essence, autrement dit comment elle est faite et pourquoi elle
est faite.
Nietzsche soulève l'idée de la puissance de
l'art, comme véhicule de la vérité existant dans un temps
donné. L'évolution de la culture, et donc de ses normes et de ses
valeurs, et par extension l'art, contribue à faire de ce dernier une
activité d'expression qui tend à améliorer la vie humaine.
A cela il reproches les idées platoniciennes d'une réalité
immuable, parfaite, mais fictive, visant à rassurer mais privant du coup
les hommes de la vérité. << L'art est changement
>>.
Au milieu du XIXe, Bergson voit dans l'art un
révélateur de l'essence des choses qui nous échappe.
Prisonniers et trompés par nos sens et les artifices de la
société, l'art permet de montrer la vérité des
choses auxquelles on n'accrocherait a priori aucune attention dans la vie
quotidienne.
À la fin du XIXe, Alain réfléchit quant
à lui sur le statut de l'oeuvre d'art. Une oeuvre d'art est belle et
reconnue comme telle lorsqu'elle est achevée, << affirmative
d'elle-même >>. Elle existe et s'impose comme un fait dans le
monde, et résistant dans le temps. Alain réfléchit sur le
statut d'artiste et d'artisan : l'artiste produit des oeuvres, l'artisan des
ouvrages, mais il y a bien dans l'oeuvre un savoir-faire, et dans l'ouvrage un
style qui fait appel à l'esthétique de l'artisan. La distinction
s'opère dans la finalité du travail : l'oeuvre appelle à
une fin esthétique, et l'ouvrage à une fin utilitaire.
Au milieu du XXe siècle, Merleau-Ponty s'avance sur les
ressentis dans l'art. Pour lui, l'art éveille tant chez l'artiste que
chez le contemplateur des sensations brutes, issues de notre inconscient, de ce
qui n'est pas immédiatement accessible à notre esprit. Le brut
est associé au non-visible, et c'est là que se manifeste le
talent de l'artiste : il est celui qui est capable de nous montrer la
réalité qui l'habite et qu'il habite, et ce quelle que soit la
forme d'art. L'art a le pouvoir de nous faire ressentir des choses qui ne nous
sont pas visibles, conscientes sur l'instant où nous percevons
l'oeuvre.
Aujourd'hui nous poursuivons la perspective humaniste
lancée par les intellectuels de l'époque des Lumières, en
tirant les leçons des sagesses que les penseurs de l'Histoire nous ont
légué. Il est important pour nous de distinguer deux concepts de
l'art : l'art avec un << a >> minuscule, qui concerne l'ensemble
des techniques reconnues jusqu'à ce jour, et l'Art avec un << a
>> majuscule qui représente le domaine, la science du beau
(d'où le terme de Beaux-Arts). L'Art contemporain a tendance à
s'inscrire, comme le dit Deleuze, dans une démarche de
résistance. Il faut voir l'art comme un éclairage original de la
réalité, loin de la vulgarité, de la bêtise et tout
ce qui fait honte à notre condition d'être humain, même si
certaines oeuvres en traitent. L'intérêt réside dans la
dénonciation des erreurs de notre histoire, dans l'investissement de
l'artiste sur des faits qui amène ces derniers à une
accessibilité plus << brute >> qui éveille nos
émotions et notre intellect. Percevoir la réalité sous une
charge
émotionnelle bien souvent enfouie dans les profondeurs
de l'esprit ne nécessite pas d'avoir fait de longues et grandes
études, et n'est pas réservé à une élite de
personnes ; c'est une capacité propre à l'Homme, à chacun
d'entre nous, et qui plus ou moins éveillée selon
l'expérience que la réalité du monde nous a donné
à vivre. Et si tout être humain n'est pas impliqué dans
l'Art, l'Art impliquera toujours l'être humain.
Mais si nous exploitons davantage le caractère
humanitaire que l'Art est susceptible de véhiculer, pourquoi ne pas
penser l'Art dans un rôle thérapeutique ?
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