III ) Les résultats de ces expériences
soulèvent plusieurs limites et interrogations quant à la
méthodologie, la population, mais soulèvent aussi de nouvelles
pistes de réflexion vis-à-vis de l'art-thérapie.
A ) La méthodologie nécessite
d'être abordée avec davantage de profondeur et de
précision afin de maximiser sa pertinence.
1) Plusieurs explications sont à fournir
vis-à-vis de la « courte » durée ainsi que du nombre
des prises en charges réalisées.
On pourrait s'étonner du temps plutôt bref de la
prise en charge de Mme A (6 séances) et Mme B (5 séances),
surtout vis-à-vis de la majorité des travaux de recherche
menés en artthérapie. Toutefois, plusieurs facteurs peuvent
justifier cette atteinte des objectifs plus rapide que prévue.
Tout d'abord, l'objectif lui-même ; il faut bien
distinguer la différence entre réinsérer une personne
exclue, et donner envie à la personne de se réinsérer.
Cependant, les stratégies mises en place pour atteindre ce but se
retrouvent dans les deux cas de figure, à savoir évoquer,
inculquer, de façon explicite ou implicite, des repères, des
normes, et des valeurs sociales et relationnelles, et en justifier le
bien-fondé*. La personne âgée, par son vécu
(famille, travail...), a assimilé plus ou moins consciemment le
processus d'insertion (contrairement à un enfant ou
pré-adolescent pour qui il faut apprendre tout cela). C'est pour
ça que l'art-thérapeute va principalement se pencher sur le
bien-fondé ; il va s'agir de redonner à la patiente une saveur
agréable de la vie au sein du groupe. Et pour y parvenir, faire usage de
l'art se révèle être un moyen intéressant. Pourquoi
?
Comme nous l'avons vu précédemment, l'art
implique forcément l'être humain. Et si nous sommes des milliards
d'êtres humains semblables sur Terre, chaque être est unique : nous
n'avons pas de corps parfaitement identique, nous avons une personnalité
propre et une expérience de vie unique. Nous avons, par la simple preuve
de notre existence, une identité ; mais comment l'exprimons-nous ? Si
personne d'autre ne sait que j'existe, est-ce que j'existe réellement ?
Comment affirmer mon identité face au monde ? Nous avons besoin
d'être reconnu. Et l'Art, à travers les époques, a toujours
été une preuve efficace de l'existence des hommes, et le sera
très probablement encore dans le futur. Dans ce contexte, l'Art peut
être considéré comme un vecteur identitaire, un moyen
original d'affirmer son existence aux autres. Mais pour que l'Art soit ainsi
opérant, il doit aussi être reconnu, par d'autres êtres
humains, en tant qu'oeuvres d'art. La société, au sens le plus
général, a donc un rôle fondamental à jouer dans le
processus de reconnaissance de l'être humain en tant qu'être
existant, mais aussi en tant qu'être doué d'expression. Nous
entendons par là que son existence peut être également
reconnue en tant qu'être vivant, hic et nunc, et qu'il exprime
et communique le fait d'être en vie à travers et avec les autres
(la relation). Et c'est ce qu'on retrouve chez l'artiste ; ses oeuvres
reflètent d'une manière peu conventionnelle la trace de son
existence, et de sa vie (de son identité). L'Art permet donc de
manifester l'empreinte de l'individu dans son savoir-être (sa
personnalité, ses pensées, son vécu) et dans son
savoir-faire (son style, sa technique), et cela semble être une bonne
alternative pour la personne exclue. Cette personne, qui voit son
identité fragilisée, dévalorisée par l'isolement,
peut à travers l'Art, y voir une façon inhabituelle de s'affirmer
au monde, et d'en tirer de la reconnaissance. La recherche de l'idéal
esthétique, qui caractérise l'intérêt de l'Art, est
un élan physique et psychologique qui amène la personne à
donner le meilleur d'elle-même, voire se surpasser, dans le but
d'éprouver un plaisir esthétique satisfaisant. Plus grande sera
cette gratification,
meilleure sera l'image que la personne aura d'elle-même
: << Je suis contente de faire ce que je fais (ce qui est Bon / estime de
Soi), ce que je fais correspond à mes attentes (ce qui est Bien /
confiance en Soi), ce que je fais me plaît (ce qui est Beau / affirmation
de Soi) >>. Et l'être humain, qui est considéré
depuis l'Antiquité comme un être social, va progressivement
souhaiter transmettre au monde ce qu'il ressent, le partager, l'insuffler
à travers la production. Ce sont les retours que le monde
émettra, qu'ils soient bons ou mauvais, qui permettra à la
personne d'être distinguée, reconnue, valorisée parmi la
masse humaine globale.
Pour en revenir à nos patientes, l'usage des techniques
artistiques leur a permis non seulement d'affirmer leur existence à
travers des activités qui mettaient en valeur leur goût et leur
style, mais aussi, à travers le plaisir éprouvé sur le
plan esthétique et relationnel, d'engendrer une volonté de se
reconstruire une identité au sein de la structure hospitalière
qui soit bien plus riche que celle du simple << patient en fin de
vie>>.
Cependant, et nous l'avions déjà
précisé dans la précédente partie, que la
réussite de prise en charge art-thérapeutique ne pouvait se
suffire à l'art-thérapie elle-même, surtout dans cet
objectif et le cadre institutionnel où elle s'est produite. La
collaboration des autres intervenants de l'hôpital (médecins,
kinésithérapeutes, aide-soignantes, infirmières,
animatrices, assistantes sociales, coiffeuse, socio-esthéticienne,
bénévoles, etc.) a été particulièrement
importante pour l'amélioration de la qualité de vie des patients
; leur investissement a permis d'établir une qualité
relationnelle enrichie du << patient-soignant >> ; les patientes
étaient stimulées quant à leur production, leurs opinions
sur l'activité, la ponctualité vis-à-vis de la prochaine
séance, mais surtout elles étaient encouragées à
faire de leur mieux et << d'en profiter >>. Le personnel a fait
preuve d'une grande compétence et humanité au regard de la
perspective de << mieux-être >> des patients, et cela
malgré leur charge de travail considérable, et souvent
contraignante. Leur disponibilité a été exemplaire et
très touchante dans ce projet.
Il y a une seconde raison qui justifie le peu de prises en
charge réalisées, même si elle est à
considérer à un degré de moindre importance que le
précédent motif. De la fin de l'automne à la moitié
de l'hiver, le CHRU de Tours s'est vu attribuer des mesures de
sécurité et d'hygiène drastiques qui ont perturbé
l'atmosphère de l'Hôpital de l'Ermitage (plan de
sécurité contre la grippe A). Ce qui a le plus atteint le moral
des patients et du personnel était la réduction importante du
nombre de visites (d'ailleurs il était interdit pour les enfants de
pénétrer dans la structure) ; mais il y a eu ensuite toute la
campagne de vaccination qui, à force d'être discutée,
rediscutée et sans cesse remise au goût du jour, a agacé
aussi bien le personnel et les patients. Des spectacles ont également
dû être annulés à la suite de ces mesures. Les
résidents étaient déprimés, et finissaient peu
à peu à refuser les activités qui étaient parvenues
à se maintenir. Les résidents et le personnel demandaient souvent
à l'artthérapeute stagiaire quand les animatrices allaient
revenir. Il faut aussi considérer le fait que certains résidents
ne souhaitaient faire des activités qu'avec les animatrices, et il
fallait l'accepter.
L'état d'esprit* général n'était
pas particulièrement enjoué, d'autant plus que le personnel, en
sous-effectif impressionnant lors des fêtes de fin d'année,
était débordé de travail et n'avait, à leur grand
regret, pas beaucoup le temps de se consacrer aux résidents hors du
cadre des soins quotidiens (médicaments, alimentation et toilette).
Néanmoins, quelques prises en charge en
art-thérapie ont, comme nous l'avons constaté, pu être
mises en place et avoir abouti de façon satisfaisante. Mais nous allons
voir maintenant que la chance a aussi un rôle à jouer dans ces
réussites, et que les choses auraient pu facilement prendre une tournure
défavorable.
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